« L’Iran n’a jamais gagné une guerre… » L’une des nombreuses contre-vérités que le président Donald Trump distille à jet continu omet un fait d’armes majeur de l’ex-régime impérial du chah Mohamad Reza Pahlavi, renversé par la révolution de 1979. À l’époque, les interventions massives de l’armée régulière iranienne enthousiasmaient les élus républicains comme démocrates à Washington, plutôt que de les émouvoir. Ces interventions avaient permis la conquête en hovercraft d’îles arabes du Golfe et du détroit d’Ormuz (Petite Tomb, Grande Tomb et Abou-Moussa, qui devaient revenir aux Émirats arabes unis et que ceux-ci continuent de revendiquer), le 30 novembre 1971, et surtout de voler à la rescousse du sultan d’Oman dans la province méridionale du Dhofar. Un contingent iranien engageant une demi-brigade « d’élite » en fer de lance s’était livré au Dhofar à de massives opérations héliportées, avec le soutien d’une logistique à l’américaine.
Éradiquer un combat « indépendantiste »
Tout ou presque commence en 1965 avec la naissance au Dhofar d’un mouvement armé d’émancipation sociale et nationale, contestant le pouvoir du sultan « passéiste » Saïd Ben Taymour (le père de Qabous) et s’en prenant au contrôle politico-militaire exercé par les Britanniques sur l’ensemble de la région.
Le Front de libération du Dhofar s’est progressivement politisé pour devenir en 1968 le Front populaire de libération du golfe Arabique occupé. En se marxisant, il est devenu une menace pour les intérêts pétroliers occidentaux, avec l’ambition de vouloir unifier dans un « grand Oman » ou un grand « Golfe » indépendant et républicain le sultanat avec les principautés protégées par Londres : Émirats, Qatar, Bahreïn… et Koweït.
Ce projet national — ou ce rêve — séduisant pour les nationalistes et les progressistes inquiétait fortement ceux qui préféraient de beaucoup inscrire leur avenir dans le morcellement des « entre-soi » tribaux plutôt que dans une grande dilution nationaliste.
Mais au lieu de faire face à la montée des périls en engageant les actes de modernisation qu’un début modéré de rente pétrolière permettait et que la montée révolutionnaire imposait, le sultan Saïd Ben Taymour rétrograde et indocile maintenait les interdits les plus impopulaires. Il demeurait cloîtré dans son palais de Salalah, la capitale du Dhofar, presque entièrement encerclée par les zones « libérées » des combattants indépendantistes.
Lorsqu’en juin 1970 un second foyer d’insurrection apparait dans le nord du pays, le gouvernement de Sa Majesté s’alarme de voir les combats se rapprocher des installations pétrolières du Golfe. Il fomente une révolution de palais et le commandement militaire britannique est chargé de sa conception et de son exécution en juillet 1970. La garde baloutche du sultan succombe dans l’opération commando conduite par les officiers britanniques. Saïd est remplacé par son fils Qabous, 29 ans, diplômé de l’académie militaire royale de Sandhurst1.
La légitimité du nouveau sultan était alors proche de zéro et elle le demeura durant plusieurs années. Qabous héritait d’un pouvoir contrôlé par les Britanniques et le conflit en cours visait à l’extermination de combattants « indépendantistes » tous omanais. Dans leurs zones libérées, ils mettaient en œuvre des mesures économiques et sociales émancipatrices face à un pouvoir d’essence étrangère.
Une armée dirigée par les Britanniques
Les deux tiers du budget national d’Oman étaient alors absorbés par une guerre conduite par un conseil de défense dont tous les membres, à l’exception de Qabous, étaient britanniques. Sur le terrain, l’armée « omanaise » à commandement britannique recrutait essentiellement comme soldats et sous-officiers des mercenaires baloutches pakistanais. La seule unité véritablement arabe était un bataillon envoyé à la rescousse par le roi Hussein de Jordanie.
Le général britannique John Graham, qui avait été à la manœuvre pour concevoir et ordonner le coup d’État contre son employeur, et dirigeait les opérations terrestres, aériennes et navales menées au Dhofar contre les révolutionnaires, s’inquiétait lui aussi de sa légitimité. Cela le conduisait à inscrire son combat indépendantiste dans le contexte de la guerre froide et à multiplier les professions d’« omanité » personnelle, déclarant par exemple en 1971 :
La formule que j’utilise aujourd’hui devant mes soldats et mes officiers n’est plus “écraser “ ou “vaincre “la rébellion, mais “libérer nos frères du Dhofar de l’oppression de ces communistes extrémistes, cruels et perfides venus de l’étranger “.
Une distance prudente avec Pékin puis Moscou
Il est vrai qu’à l’époque la Chine pratiquait à l’échelle planétaire, par l’intermédiaire de son numéro deux Lin Biao, le prosélytisme marxiste-léniniste, et nourrissait l’anti-impérialisme et les élans indépendantistes du Front, avec pour effet la distribution, jusqu’à mi-1971, d’exemplaires du Petit Livre rouge au Dhofar.
Après fusion avec le Front national démocratique d’Oman et du golfe Arabique actif en Oman intérieur2 en décembre 1971, le Front populaire de libération d’Oman et du golfe Arabique eut le mérite de préserver son indépendance — et son image — en se gardant des « prêts à suivre » idéologiques, qu’ils proviennent de Pékin, puis de Moscou, pourvoyeurs successifs d’une aide limitée puis conséquente en armements. C’est surtout l’aide soviétique, à partir de fin 1971, qui devint de plus en plus substantielle, jusqu’à la fourniture en 1975 de lanceurs de missiles antiaériens individuels SAM 7.
Surtout, en refusant d’accueillir, pour sa lutte comme pour son administration, tout conseiller étranger, et en n’alignant que des « Omanais »… dont des Bahreïniens3, il préserva son caractère national afin de développer le combat politique dans la région de Mascate, en Oman intérieur et jusque dans les émirats en naissance. Dans les zones libérées du Dhofar, le tribalisme était combattu, des rapports sociaux nouveaux mis en œuvre, avec notamment une place spécifique accordée aux femmes, y compris dans la lutte armée.
Des techniques de guerre antiguérillas
Qabous, quant à lui, prend progressivement les commandes civiles du pays, remisant l’incroyable archaïsme de son père et assurant l’accompagnement lent, mais réel de l’omanisation de l’armée dont il prend soin d’énoncer les limites en déclarant en 1973 à An-Nahar que « l’arabisation ne devait pas être réalisée au détriment de l’efficacité militaire ». Grâce à une modernisation du pays, elle avait été rendue possible par la mise en valeur rapide de la richesse pétrolière, avec l’envol des prix à partir de fin 1973.
Au Dhofar, l’escalade des combats est vive pendant les deux premières années de pouvoir du nouveau sultan. Les Britanniques échouent à exécuter leurs plans de reconquête des zones libérées, mais réussissent néanmoins à entamer la prééminence du Front avec l’accroissement des bombardements aériens et la reddition généreusement monnayée de secteurs tribaux dhofaris, les firaq watania « retournés » grâce au savoir-faire britannique de contrôle des populations acquis en Malaisie, au Kenya ou à Bornéo. Ces techniques de guerre antiguérilla comprennent notamment le blocus ou la destruction de la nourriture (bétail, cultures), de l’eau (empoisonnement), des habitations, des médicaments et des soins médicaux.
Le Front échoue, en juillet 1972, dans sa tentative de prise d’assaut du fort de Mirbat, verrou de la dernière bande côtière sous contrôle britannique hors plaine de Salalah. Pourtant, en janvier 1973, le colonel Hugh Oldman, secrétaire omanais à la défense, admet face à la presse que le Royaume-Uni n’a pas pu entraver les activités du Front de libération au Dhofar et que, de surcroît, celui-ci se manifeste désormais quotidiennement dans la vie politique du sultanat, et même des Émirats.
Les troupes iraniennes à la rescousse
C’est dans ces conditions qu’arrive la divine surprise d’une offre de services du chah d’Iran. Il souhaite faire étalage régional de sa puissance et piaffe d’impatience de tester grandeur nature l’efficacité d’un outil militaire exceptionnel au plan régional, développé grâce à de considérables achats d’armes américaines.
Cette motivation est habillée par la paranoïa développée à l’époque par la presse occidentale autour du détroit d’Ormuz, qualifié d’« artère vitale », de « carotide », de « veine jugulaire » de l’Occident. Pourtant les déclarations du Front, comme les intérêts évidents d’un éventuel Oman « indépendant », excluent toute menace sur la navigation pétrolière.
Le chah Mohamad Reza Pahlavi justifie son intervention en Oman en déclarant :
Imaginez que ces sauvages s’emparent de l’autre rive du détroit d’Ormuz, à l’entrée du golfe Persique. Notre vie dépend de cela. Et ces gens qui luttent contre le sultan sont des sauvages. Il se pourrait même qu’ils soient pires que des communistes4.
Fin 1973 débarque donc au Dhofar un contingent expéditionnaire iranien dont les fers de lance, une demi-brigade avec des moyens héliportés et un bataillon d’artillerie, entrent rapidement en action avec l’appui de chasseurs Phantom et de quelques unités de marine. Sa première mission est de reprendre aux révolutionnaires le contrôle de ce qu’ils appellent la « Ligne rouge ». Cette route stratégique, plongeant plein nord depuis Salalah à travers les collines du Dhofar « vert » (de juillet à décembre, par effet de la mousson), reliait Thamrit puis Mascate par le désert. Cette prise de contrôle devait entraver le franchissement des convois d’ânes et de chameaux ravitaillant la région est des « zones libérées », la plus éloignée de la frontière yéménite.
Une fois conquise, la Ligne rouge fut confiée à un bataillon jordanien. Les Iraniens reçurent l’ordre d’établir plus à l’ouest deux lignes fortifiées tronçonnant du nord au sud, c’est-à-dire du désert à la mer, les zones libérées les plus peuplées. La « Ligne Damavand », du nom de la plus haute montagne iranienne, est venu ainsi doubler, vers la frontière du Yémen, une série de postes fortifiés (la ligne Hornbeam), dont les premiers points d’appui avaient été implantés l’année précédente par les Britanniques.
Les Britanniques, libérés des chocs frontaux avec le Front, entament depuis leur base aérienne de Sarfeit, située non loin de la frontière yéménite, dans le désert, des actions commando visant à désorganiser, au sud, les voies d’approvisionnement du Front. Celui-ci tire la leçon de son premier réel recul militaire et décide, en 1974, de restreindre une nouvelle fois son champ d’action et d’ambitions au seul territoire du sultanat en devenant le Front populaire de libération d’Oman (FPLO).
Des bombardements aériens massifs
Les combats s’intensifient, la puissance iranienne se déploie par voie de bombardements aériens et par la mise en batterie, à terre, d’une puissance de feu « à la soviétique » coûteusement héliportée au cœur des sanctuaires du Front.
Le 17 septembre 1974, Jim Hoagland, envoyé spécial de l’International Herald Tribune rapporte ainsi les combats :
De l’aveu même des services de sécurité d’Oman, les plans [d’élimination des révolutionnaires] ont été compromis par les expériences survenues aux Iraniens vendredi au Dhofar. Une unité iranienne de 200 hommes, envoyée à l’assaut d’une hauteur stratégique située entre Manston et Akloot, a été prise sous le feu de 30 à 40 guerilleros avant de pouvoir s’installer. Dans les combats au corps à corps qui suivirent, les guérilleros tuèrent dix soldats iraniens avant de s’échapper sans avoir subi la moindre perte — ont admis les services de sécurité. »
Les rapports de l’armée impériale rendent compte rapidement de l’impréparation et la démoralisation de troupes en rotation rapide, « pour que chacun puisse recevoir son baptême du feu ». Mais il en aurait fallu beaucoup plus pour tempérer le chah dont l’effort s’accentue en 1975, en quête d’une victoire finale, alors qu’un simple statu quo aurait fait très mauvais effet pour la coalition étrangère, compte tenu de la disproportion des forces en présence.
« Une armée, c’est fait pour tuer »
Si les pertes britanniques en opération deviennent de plus en plus difficiles à masquer, les pertes iraniennes semblent en revanche peu chagriner le chah, qui observe :
Je crois que cela a été un succès éclatant [plutôt qu’un échec]. Justement parce que, bien qu’ayant subi des pertes, chaque jour le moral de nos soldats augmentait. Et, d’ailleurs, l’ennemi non plus n’y a pas échappé, lui aussi a subi des pertes. Et, de toute façon, une armée, c’est fait pour cela pour tuer et, à la rigueur, pour se faire tuer. Surtout dans un terrain pareil5.
Sur le plan aérien, les bombardements des Phantom s’étendent des zones libérées du FPLO vers le Sud-Yémen voisin qui fournissait aide et soutien. Au total, les révolutionnaires affirment avoir abattu 25 avions et hélicoptères au cours des assauts de 1975. On a pu, par exemple, rencontrer au Dhofar un pilote iranien qui a réussi à se poser après que son hélicoptère a été abattu par un tir d’arme légère. Le lieutenant Ashrafian raconte son « sauvetage par les rebelles » qui l’ont extrait de son appareil et « emmené dans la jungle parce que les avions anglais bombardaient l’hélicoptère » pour effacer traces et équipements6.
Au cours de cette année 1975 décisive, la coalition qui au Dhofar défend le pouvoir du sultan rassemble ainsi un millier de Britanniques, dont l’état-major, au moins 3 500 Iraniens, 800 Jordaniens, 2 000 à 3 000 Baloutches Pakistanais, Baloutches omanais et Omanais d’ascendance, des conseillers israéliens7 ainsi que 1 200 supplétifs dhofaris, regroupés dans des « hameaux stratégiques » selon le modèle de la doctrine Nixon au Vietnam : « Let Asians fight Asians ».
Quelques jours avant que Qabous ne déclare la victoire sur la rébellion, en janvier 1976, l’envoyé spécial en Oman du Times de Londres livra ses constats sur l’exercice réel du pouvoir en Oman :
La plupart des fonctionnaires civils et tous les officiers de l’armée, à l’exception d’un seul, que j’ai rencontrés dans le pays étaient des Britanniques. Le major général Perkins [commandant en chef de l’armée omanaise] lui-même nous a assuré que si la Grande-Bretagne se retirait d’Oman ce serait “une catastrophe” […] Le service en Oman offre le très grand intérêt de servir d’entraînement aux officiers qui y sont détachés. […] C’est le seul endroit au monde où vous pouvez mener une guerre comme celle-ci, une guerre de grande échelle où peuvent être utilisées toutes les variétés d’armes.
Des troupes iraniennes résiduelles, dont la mésentente avec les Britanniques n’avait jamais été un secret, demeurèrent dans le pays jusqu’à la chute du chah, l’ayatollah Rouhollah Khomeiny ayant décidé, avant même son accès au pouvoir, qu’elles n’avaient rien à y faire. La victoire sur les rebelles allait marquer une nouvelle étape de la vie politique à Oman.
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1Pour un récit détaillé de cet épisode, et sur l’ensemble de la révolution omanaise, on peut se reporter à l’ouvrage de référence d’Abdel Razzaq Takriti, professeur à l’université de Houston, Monsoon Revolution – Republicans, Sultans, and Empires in Oman 1965-1976, Oxford University Press, 2013.
2Mais avec restriction du champ d’ambition indépendantiste à un Oman “moyen “ : sultanat + Émirats arabes unis.
3Abdulnabi Al-Ekry, Du Dhofar à Bahreïn. Mémoires de lutte et d’espoir 1965-2011, éditions Non Lieu, 2018.
4Interview du chah à C. L. Sulzberger, International Herald Tribune, 19 mars 1975
5Le Lion et le Soleil, entretien du chah avec Olivier Warin (Stock, Paris, 1976). Des avions spéciaux rapatrieront les cadavres de plusieurs centaines d’officiers et de soldats morts en opération.
6Bruno Dethomas, « Le lieutenant Ashrafian, prisonnier iranien », Le Monde, 14 novembre 1975
7« En 1975, les relations entre Israël et Oman se renforcèrent. (…) Des conseillers militaires israéliens y furent envoyés en urgence sous la coordination d’Ephraïm Halevy, un responsable et ultérieurement directeur du Mossad, pour aider à écraser la rébellion », Haaretz, 20 janvier 2020.