Oman. Immigrés et femmes, premières victimes du Covid-19

Sa réaction rapide et efficace à la pandémie du Covid-19 aura permis au sultanat de renforcer son image d’État moderne. Mais la fermeture des espaces publics et le confinement dans les espaces domestiques ont révélé les inégalités sociales, les difficultés des travailleurs immigrés et la situation complexe des femmes.

Mascate. — Travailleurs migrants attendant une embauche
DR

Peut-être en raison de la douloureuse et encore vive mémoire de la tempête Gonu, cyclone de catégorie 5 qui a provoqué en 2007 l’inondation d’une grande partie du littoral omanais, causant des pertes humaines et matérielles considérables, les autorités se sont montrées particulièrement proactives dans la gestion de la crise sanitaire du Covid-19. Dès l’annonce officielle, le 24 février 2020, des premiers cas de coronavirus dans le sultanat, des mesures de quarantaine ont été mises en place.

Comme en signe d’un partage du pouvoir auquel son prédécesseur n’avait pas accoutumé les Omanais, le nouveau sultan Haïtham Ben Tarek Al-Saïd a annoncé la création, le 10 mars, d’un haut comité chargé de la gestion de la crise du Covid-19 (Al-Lajna Al-’Uliyya Li-Ta’âmul Ma’a Fâyrûs Corona). Depuis, chaque jour de nouvelles mesures sont adoptées. Craignant l’insuccès de ces décisions, les autorités n’ont de cesse de les renforcer. À la fin mars, des mesures caractéristiques d’une police sanitaire semblaient annoncer un tournant sécuritaire dans la gestion de la crise. Ce tournant n’a pas eu lieu, les autorités ayant fait un autre pari : celui de la confiance et de la transparence, et d’une gestion de crise lui permettant de s’afficher comme un État résolument moderne.

Un désir de transparence

Des points presse réguliers du comité en charge de la gestion du Covid-19 aux campagnes répétées de prévention diffusées sur tous les médias, l’idée est la même : inclure et responsabiliser la population pour mieux lutter contre l’épidémie. Tournant le dos au tout répressif, cette politique de prévention se décline dans toutes les langues (en arabe, anglais, hindi, bengali, cingalais, philippin et en langue des signes). C’est le compte Twitter Oman vs Covid-19, en charge de diffuser les décisions officielles du ministère de la santé, qui illustre le mieux ce désir de transparence des autorités : sensibilisation aux consignes de santé, diffusion d’informations scientifiques, lutte contre les fausses rumeurs et les faux remèdes de la médecine traditionnelle (les célèbres gingembre et clou de girofle omanais aux vertus faussement miraculeuses). On en appelle à l’intelligence de chacun, façon d’unir dans la responsabilité les efforts des autorités et ceux de la population.

Surtout, l’État se sera montré capable d’assumer ses devoirs en matière de santé publique : après avoir rapatrié ses citoyens par milliers grâce à des vols médicalisés, le sultanat s’engage aujourd’hui dans la création d’un réseau institutionnel de centres d’isolement et de prise en charge des malades couvrant l’ensemble du pays. Contre les avis qui défendaient un principe de priorité nationale, les autorités ont pris la décision d’accorder des soins gratuits à l’ensemble de la population, sans distinguer ses nationaux des travailleurs expatriés. Et pour désengorger les prisons, le sultan aura accordé son pardon royal à plus de 600 prisonniers, dont environ 300 ont été rapatriés dans leurs pays d’origine.

À bien des égards, le sultanat d’Oman aura donc prétexté de ces temps difficiles pour afficher sa modernité et apparaître comme un État-providence capable de veiller à la santé de sa population, annonçant peut-être une forme de gouvernance plus transparente, plus collégiale avec l’arrivée au pouvoir d’un nouveau sultan.

Patriotisme et controverse religieuse

Sur les réseaux sociaux, les citoyens se félicitent de l’action diligente des autorités. Pour cause, le sultanat peut se targuer d’exhiber les chiffres les plus bas de la péninsule arabique, avec 16 882 cas avérés et 75 décès au 8 juin 2020. Consciencieux, les citoyens participent à l’effort de sensibilisation de la population en relayant sur Twitter et Facebook, à côté du désormais classique « Restez_à_la_maison » (khalik fi-l-bayt), des hashtags empreints d’un fort sentiment d’unité nationale : « Oman_le_mérite », « Pour_Oman », « Oman_fait_front_face_au_corona ». Et devant les manifestations de solidarité où la générosité des businessmen le dispute à celle de fonctionnaires prêts à renoncer à une partie de leurs salaires, le ministère de la santé aura créé un fonds pour récolter les nombreuses donations. Les plus modestes, n’ayant que leur amour et leur loyauté pour la patrie, les mettent en poésie pour les offrir en des tweets largement partagés :

Pardon ma patrie, je n’ai de terres
ni commerciales, ni industrielles, ni agricoles, pas de carrière
pas de glaisière, pas de station essence
pour apporter ma pierre dans la crise actuelle.
Mais je te promets d’être
comme j’ai toujours promis : honnête au travail
fidèle à ma promesse
à l’intention pure
sincère dans l’amour que je te porte
et défenseur de ta réputation
Je te suis tout ouïe et toute obéissance.

Au-delà de ces déclarations patriotiques enflammées, les réseaux sociaux apparaissent aussi comme un monde d’idées et d’opinions opposées. Après le refus de la chaîne de télévision d’État Oman TV de diffuser son entretien sur le coronavirus, le mufti du sultanat, Ahmed Ben Hamad Al-Khalili a pris l’initiative de publier sa propre vidéo sur la chaîne YouTube de sa maison d’édition. Il y détaille les mesures nécessaires à la lutte contre le Covid-19 : commander le bien et pourchasser le mal, interdire l’usure, fermer définitivement les bars, condamner l’athéisme ou encore, pour les femmes, respecter les standards de piété islamique.

Ce discours très clivant et au propos exclusivement religieux a provoqué de nombreux remous : comment la plus importante sommité religieuse du pays n’encourageait-elle pas les musulmans et les musulmanes du pays à rester à la maison, à respecter les règles de distanciation sociale et à suivre les consignes du ministère de la santé ? Pourquoi se concentrer sur l’athéisme et ne pas évoquer la nécessité de ne pas causer de tort aux autres et à soi-même, une obligation islamique que certains rappelaient à grand renfort de citations coraniques ?

Face à la vague de reproches soulevés par le discours du mufti, un savant ibadite a publié une vidéo pour sa défense : selon lui, rien de plus normal à ce qu’un homme de religion parle de religion, et les scientifiques de science et les médecins de médecine. En temps de crise, chacun devrait connaître et tenir sa place. Force est de constater que l’argument est toutefois ambigu. Et certains commentateurs ironiques ne se seront pas privés de le remarquer en se riant de cette stratégie de sécularisation de la religion portée par les religieux eux-mêmes, désormais soucieux de reconnaître à la science ses droits et son champ d’expertise, tout en limitant les prétentions hégémoniques de leur propre discours.

Contraction des espaces, accentuation des inégalités

Autre conséquence prévisible : l’inaccessibilité des espaces publics accentue des inégalités que les mobilités ordinaires rendaient invisibles. La réalité de ces changements se laisse d’ailleurs percevoir à la lecture des blagues qui circulent sur les réseaux sociaux, dont le thème principal est le retour des hommes dans les foyers. Dans une société fortement marquée par une opposition hiérarchique entre des espaces publics masculins et des espaces domestiques féminins, la présence permanente des hommes à la maison constitue une nouveauté n’allant pas sans dysphorie.

L’assignation à résidence leur fait alors prendre conscience des inégalités dans le partage des tâches domestiques, comme le montre cette histoire drôle qui a beaucoup circulé sur Whatsapp : un homme raconte à son ami sa journée : « Avec le corona, je me suis tellement habitué aux tâches domestiques que lorsqu’on a sonné à la porte j’ai enfilé mon hijab pour aller ouvrir ! » Plus grinçante encore, une autre blague rappelle combien cette épidémie ne fait émerger les inégalités de genre à la conscience des hommes que sur le mode de l’humour et de la dérision : « Tout ce temps passé à la maison avec ma femme, nous nous sommes beaucoup rapprochés ; nous avons eu des discussions passionnantes, profondes, sincères, à tel point que j’ai failli lui parler de ma seconde épouse ! » Certaines Omanaises supposent déjà qu’elles n’auront que peu d’influence sur la réforme des comportements masculins…

Car ce que révèle, au fond, cette période de confinement, c’est que paradoxalement les espaces domestiques étaient aussi, pour de nombreuses femmes, des espaces de liberté, que la fermeture des espaces publics et le confinement des hommes dans les espaces domestiques réduit un peu plus. Comme en témoigne ce trait d’humour — l’un des rares qui donne l’ascendant aux femmes : depuis le début de l’épidémie, les Omanaises s’époumonent jour et nuit en supplications, implorant Dieu de les délivrer du « mal », mais à ce jour, personne ne sait si elles parlent du coronavirus ou de leurs maris.

Cette crise, enfin, fait ressurgir le refoulé de la pauvreté et des inégalités sociales. Car la problématique semble bien s’inverser pour les travailleurs expatriés originaires du sous-continent indien qui constituent près de la moitié de la population. Régulièrement montrés du doigt comme les mauvais élèves des politiques de confinement, à Duqm ou à Ruwi par exemple, les travailleurs expatriés continuent de s’assembler le soir dans les rues, au grand dam des autorités qui durcissent chaque jour un peu plus les mesures pour mettre fin à ces sociabilités intempestives.

C’est que le virus révèle alors la dureté des conditions de vie de ces travailleurs qui logent dans des camps de travail ou des appartements souvent surpeuplés, parfois insalubres, loin de leurs familles, inquiets pour elles, et pour qui le confinement se révèle bien plus coûteux que pour le reste des citoyens omanais. Les espaces publics constituent en effet pour eux des espaces d’intimité. On peut souvent les voir le soir, assis sur des pierres, dans les marges et les espaces interstitiels des villes, au milieu des nombreux terrains vagues de la capitale. Pendant quelques heures, enfin seuls, la lumière bleutée de leur portable éclaire leur visage, le temps d’une conversation intime avec leur famille payée chèrement (car les forfaits Internet coûtent cher en Oman, et constituent un des premiers postes de dépense de ce nouveau prolétariat international).

En temps de crise sanitaire, la réversibilité des espaces qui de publics deviennent privés et surveillés par la police ; qui de féminins deviennent masculins et surveillés par les maris entraîne donc une réduction des libertés qui touche principalement les catégories sociales les plus dominées, tant il est vrai que les inégalités d’accès à l’intimité sont, elles aussi, profondément politiques.

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