Le scandale Sonatrach 1 démarre en janvier 2010 avec la mise en cause par la justice algérienne de 16 dirigeants et fournisseurs de la compagnie nationale pétrolière1. Son président-directeur-général, Mohamed Meziane, et son vice-président chargé de la commercialisation sont inculpés dans quatre affaires de pots-de-vin d’importance inégale. L’une d’elle concerne la Saipem, une filiale du groupe pétrolier italien ENI (Ente Nazionale Idrocarburi), soupçonnée d’avoir obtenu dans des conditions obscures le marché du troisième lot du gazoduc GK3. Ce que les instigateurs de cette spectaculaire opération anti-corruption ignorent sans doute, c’est que les juges italiens à Milan enquêtent également sur cette même société et ne vont pas tarder à mettre au jour un scandale sans comparaison avec le précédent, dont l’objectif à peine caché était d’obtenir le renvoi du ministre de l’énergie, Chekib Khalil, un proche du président Abdelaziz Bouteflika en place depuis dix ans.
En octobre 2010, c’est chose faite et un nouveau ministre le remplace tandis qu’en Suisse, une autre enquête s’intéresse à une société canadienne de travaux publics, SNC Lavalin, très active au Proche-Orient et au Maghreb, notamment en Algérie. La presse algérienne commence à mettre en cause Chekib Khalil qui, en tant que ministre, ne pouvait ignorer ce qui se passait à la Sonatrach. Un quotidien rapporte à tort que son domicile algérien a fait l’objet d’une perquisition puis le 1er avril 2013, la Direction générale de la sûreté nationale annonce que l’ancien ministre est libre de quitter l’Algérie. Ce qu’il fait en mai 2013 pour regagner les États-Unis où réside habituellement sa famille.
Le 7 février 2012, le parquet de Milan révèle que la cheville ouvrière de ce qu’on va désormais appeler le « scandale Sonatrach 2 » s’appelle Farid Bedjaoui. Cet homme d’affaires de 44 ans est apparenté à un vétéran du régime, Mohamed Bedjaoui, ancien ministre et ancien président du Conseil constitutionnel. Bedjaoui a signé le 17 octobre 2007 avec le directeur des opérations de Saipem (compagnie italienne spécialisée dans les forages et la recherche, liée à ENI), Pietro Varone, un « brokerage contract » qui lui assure 3 % sur les contrats signés par la firme italienne en Algérie — jusqu’à concurrence d’un milliard d’euros, et 2,5 % au-delà. Sa société, Pearl Partners, Ltd sans bureau ni personnel en Algérie, n’est qu’une boîte aux lettres. Installée à Hongkong, elle va pourtant se révéler étonnamment efficace : entre 2007 et 2010, Saipem signe pas moins de 8 milliards d’euros de contrats qui rapportent à Pearl Partners Ltd 197 millions de dollars selon la justice italienne.
Fin juillet 2013, le parquet de Milan lance un mandat d’arrêt international contre Bedjaoui et des commissions rogatoires sur les actifs détenus par ce dernier à Singapour et à Hongkong où seraient arrivés 123 des 197 millions de dollars de « coûts d’intermédiation » (62,43 %). Des montants inconnus auraient transité dans d’autres sociétés écrans et/ou fiduciaires à Beyrouth et à Panama City. De nouvelles commissions rogatoires sont envoyées à destination de la France et de la Suisse. La presse algérienne reprend ces révélations début août.
Une semaine plus tard, le 14 août 2013, Belkacem Zermati, procureur général auprès de la Cour d’Alger, révèle que le juge d’instruction en charge du dossier Sonatrach 2 a lancé un mandat d’arrêt international au début du mois d’août contre 9 personnes dont Chekib Khalil, son épouse — qui est la nièce du leader palestinien Yasser Arafat, leurs deux fils, Bedjaoui et trois complices présumés de ce dernier. Khalil annonce quelques jours plus tard n’être au courant de rien. Début septembre, une obscure ONG algérienne installée en France, le Mouvement citoyen algérien en France, qui s’est portée partie civile dans le dossier de blanchiment instruit par la justice française à propos de Saipem, est reçue par deux policiers de la police judiciaire2. Ils lui révèlent que deux mandats d’arrêt ont été émis, l’un contre Farid Bedjaoui et l’autre contre son complice, un ferrailleur algérien installé à Neuilly-sur-Seine. Visiblement, les neuf mandats d’arrêt demandés par le juge d’instruction algérien n’ont pas eu de suite. Par la même occasion, on apprend que deux immeubles sis avenue d’Iéna à Paris appartenant à Bedjaoui et une villa sise à Ramatuelle (Var) immatriculée au nom de sa mère ont été mis sous scellés.
Grâce à la justice italienne, on en sait donc un peu plus sur le fonctionnement du système de corruption mis en place par Farid Bedjaoui. Saipem obtient ses marchés sur interventions de responsables algériens qui ferment les yeux sur les surprix de l’entreprise italienne (jusqu’à 30 % au dessus des offres des concurrents). En retour, des commissions leurs sont versées, ou encore les « services » de certains fournisseurs algériens sont surpayés par Saipem. À partir de là se constitue une masse « d’argent noir » qui va à des fonctionnaires et à des politiciens algériens susceptibles de faire avancer les affaires en Algérie de la société italienne, comme à des dirigeants de Saipem. Ces rétrocommissions atteignent des montants élevés, 10 millions d’euros par exemple pour Pietro Varone, directeur des opérations ou 5,2 millions d’euros pour Tullio Orsi, président de Saipem Algérie. Ce système est, on le sait, pratiqué par d’autres grandes sociétés qui ne sont pas toutes italiennes, travaillant en Algérie et Bedjaoui n’est pas le seul « intermédiaire » actif sur les grands contrats publiques, que ce soient les centrales électriques ou les autoroutes.
La justice algérienne n’a jusqu’ici joué aucun rôle dans une affaire révélée par les juges milanais, aidés aujourd’hui par leurs collègues suisses et français. La mise en cause de Chekib Khelil, présenté comme le « parrain » de l’ancien ministre président de Saipem Algérie jusqu’en 2010, est vu par la presse algérienne comme un coup politique porté au « clan présidentiel ». Mais Alger n’a aucune envie de voir dévoilées les combines mafieuses qui profitent à des responsables, actuels et anciens, étrangers au « clan présidentiel ». Ce n’est donc pas de là que viendra la lumière.
Bedjaoui est ainsi l’objet de deux mandats d’arrêt internationaux, le premier lancé par le parquet de Milan, le second par celui d’Alger. Mais jusqu’à présent, il reste introuvable. Il serait réfugié à Dubaï, où Interpol a les coudées moins franches qu’en Europe. Témoin capital de l’affaire, il est en mesure de révéler les noms des bénéficiaires finaux des commissions versées par Saipem ou SNC Lavalin. A-t-on une chance de le voir devant un tribunal ? Le précédent de Rafik Khalifa, un banquier véreux qui aurait escroqué plusieurs milliards de dollars à la sécurité sociale algérienne, ne rend pas optimiste. Il attend depuis six ans dans une prison londonienne d’être extradé vers son pays. La justice algérienne a été jusqu’ici incapable de répondre aux demandes des juges anglais. Incompétence ou stratagème ?
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