Réputé pour son franc-parler, son pragmatisme et sa capacité à évaluer les rapports de force dans la région et sur la scène internationale, le dirigeant palestinien Abou Iyad, de son vrai nom Salah Khalaf, a été assassiné à Tunis le 14 janvier 1991. Ce compagnon de lutte de Yasser Arafat était « l’un des plus brillants dirigeants et les mieux ancrés dans la réalité », estime Rashid Khalidi, professeur des études arabes modernes à l’université Columbia à New York1. Trente ans après, son meurtre continue d’être ressenti comme un coup dur porté au mouvement national palestinien.
La première rencontre entre Arafat et Abou Iyad a lieu au Caire en 1951, dans le cadre de l’Union générale des étudiants palestiniens (GUPS). Les deux jeunes hommes ont respectivement 22 et 18 ans et sont déjà conscients que leurs compatriotes chassés de leurs demeures et spoliés de leurs droits « n’ont rien à attendre des régimes arabes, dont la plupart sont corrompus ou liés à l’impérialisme », ni des « partis politiques de droite ou de gauche. »
« Nous croyions que les Palestiniens ne devaient compter que sur eux-mêmes », avait coutume de rappeler Salah Khalaf, né à Jaffa en 1933 et dont les parents ont été contraints de se réfugier à Gaza juste avant la création d’Israël en 1948. Les deux étudiants très politisés se relaient entre 1952 et 1956 à la tête du syndicat étudiant, devenu au fil des années une pépinière de militants dévoués à la libération de leur pays de la colonisation sioniste.
Le temps de la clandestinité
Muni d’une licence de philosophie et de psychologie de l’université du Caire et d’un diplôme de sciences de l’éducation de l’université d’Ain Shams, Abou Iyad rentre en 1958 à Gaza, contrôlée alors par l’Égypte. Il entame une carrière d’enseignant dans une école de jeunes filles. L’année suivante, il rejoint Arafat au Koweït où se trouve une importante communauté palestinienne, et prend part avec d’autres militants, dont Abou Jihad (Khalil El-Wazir), à la fondation dans la clandestinité du mouvement Fatah.
Malgré ses moyens très limités, le Fatah s’engage dans la résistance armée contre Israël avant sa mise en orbite officielle le 1er janvier 1965. L’occupation par Israël, lors de la guerre de juin 1967, de ce qui reste de la Palestine, du Sinaï égyptien et des hauteurs du Golan syrien donne une impulsion considérable à la capacité de mobilisation du Fatah et renforce le crédit de ses jeunes dirigeants parmi les Palestiniens.
Le mouvement rejoint en 1968 l’Organisation de libération de la Palestine (OLP), dominée dès sa création en 1964 par la Ligue des États arabes dont l’impuissance et les querelles entre ses membres sont légendaires depuis ses débuts en 1945.
Abou Iyad exerce pendant plus de deux décennies une grande influence sur les choix politiques de l’OLP, dont le comité exécutif est présidé depuis février 1969 par Arafat, parallèlement à ses responsabilités en matière de sécurité au sein du Fatah. Mais la popularité croissante de l’OLP dans le monde arabe durant les années 1970 ajoutée à ses percées diplomatiques sur la scène internationale et à la volonté de ses dirigeants de préserver leur autonomie de décision n’était pas de nature à plaire, surtout aux régimes de Bagdad, de Damas et de Tripoli.
Pour un État démocratique et non confessionnel
Abou Iyad multiplie les mises en garde contre le danger que représente pour la cause palestinienne l’existence de groupuscules dissidents, armés jusqu’aux dents, manipulés et hébergés par les régimes irakien, syrien et libyen. Ces avertissements du dirigeant palestinien exaspèrent le président Saddam Hussein et le colonel Mouammar Kadhafi. Ils le considèrent désormais comme une épine dans leurs pieds.
C’est davantage Yasser Arafat qu’Abou Iyad qui est l’objet de la vindicte du président syrien Hafez Al-Assad. En effet, le régime syrien avait lâché contre lui des groupes comme Al-Saika et le Front populaire de libération de la Palestine-Commandement général (FPLP-CG), pour obtenir son éviction de la direction de l’OLP et infliger une défaite écrasante aux combattants du Fatah au Liban à partir du milieu des années 1970, dans le contexte de la guerre civile.
L’esprit critique et la franchise d’Abou Iyad sont appréciés des Palestiniens de différents bords, y compris par les dirigeants de gauche du FPLP et du Front démocratique de libération de la Palestine (FDLP), qui le trouvent plus ouvert au dialogue que la plupart de ses collègues du comité central du Fatah. Il est l’un des premiers dirigeants à défendre l’idée d’un État démocratique et non confessionnel en Palestine, rassemblant juifs, chrétiens et musulmans. Mais il est conscient que dans un monde arabe dirigé d’une main de fer par des dictateurs dont le principal souci est de rester au pouvoir et de museler leurs peuples, le chemin menant vers l’établissement d’un État palestinien indépendant sera très long et semé d’embuches : « Franchement, je ne crois pas que ma génération aura la chance de savourer la joie que susciterait la naissance d’un État palestinien indépendant, même sur une partie très exiguë de la Palestine. »
Abou Iyad est aussi le premier à reconnaître les erreurs d’analyse de l’OLP à propos de la réalité qui prévaut dans le monde arabe. Il met en garde contre la « bureaucratisation excessive » et le manque de transparence. Il fustige également la tendance des dirigeants de l’OLP à croire qu’il serait « bénéfique » de préserver les relations avec les régimes arabes « au détriment des masses populaires opposées à ces régimes. »
Outre le manque de moyens et de savoir-faire en matière de relations publiques, Abou Iyad avoue que la principale cause de l’échec de la direction de l’OLP réside dans son « ignorance des sociétés occidentales et de la complexité des mécanismes démocratiques » en leur sein. Il ajoute : la plupart du temps, nous ne savons pas distinguer, notamment en ce qui concerne les États-Unis, entre la politique impérialiste du gouvernement » et la manière dont le peuple américain se forge une opinion à l’égard du peuple palestinien. Ces lacunes quant à la connaissance de la complexité de la société américaine chez les dirigeants palestiniens sont toujours d’actualité.
Assassiné par des rivaux
Contrairement à d’autres figures influentes du Fatah assassinées par des agents du Mossad comme Abou Jihad (Khalil El-Wazir), tué en 1988 à Tunis, ou bien Abou El-Walid (Saad Sayel), Abou Youssef Al-Najjar, Kamal Adwan et Kamal Nasser, abattus entre 1973 et 1982 au Liban, Abou Iyad a été criblé de balles en compagnie de deux de ses camarades, Aboul Hol (Hayel Abdelhamid) et Abou Mohammed (Fakhri El-Omri) par un jeune Palestinien du nom de Hamza Abou Zeid.
Ce dernier a été recruté par le Fatah-Conseil révolutionnaire d’Abou Nidal (Sabri El-Banna), un groupe dissident du Fatah. Abou Iyad estimait que cette formation « servait consciemment ou inconsciemment » les intérêts d’Israël et qu’elle avait fait plus de mal à la cause palestinienne qu’aux « ennemis sionistes » qu’elle prétendait combattre. Abou Iyad soutenait que la campagne d’assassinats de dirigeants de l’OLP menée par Abou Nidal dans les pays occidentaux servait Israël et alimentait sa propagande.
Le Fatah-Conseil révolutionnaire a été pendant de longues années soutenu et manipulé par le président Saddam Hussein et le colonel Mouammar Kadhafi. Or, Abou Iyad avait dès 1984, lors du Conseil national palestinien tenu à Amman, accusé le leader libyen de ne pas avoir tenu sa promesse faite à la direction de l’OLP, deux ans plus tôt, de fournir des équipements militaires pour résister à d’éventuelles attaques israéliennes. D’autre part, alors que l’OLP avait appuyé l’invasion irakienne du Koweït le 2 août 1990, Abou Iyad s’y était publiquement opposé, mettant en garde contre ses conséquences désastreuses pour la cause palestinienne.
L’auteur du triple meurtre commis trois jours avant l’offensive de la coalition internationale contre les troupes irakiennes occupant le Koweït était arrivé à Tunis depuis Tripoli cinq mois avant. Bien qu’il ait avoué aux services de sécurité tunisiens et palestiniens qu’il avait été chargé par Abou Nidal de tuer Abou Iyad, sa condamnation à mort et son exécution hâtive par l’OLP n’ont pas permis d’éclairer l’opinion arabe et internationale sur les tenants et les aboutissants de ce coup dur infligé au leadership du mouvement national palestinien.
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1The Hundred Years’ War on Palestine : A History of Settler Colonialism and Resistance, 1917-2017, Metropolitan Books, 2020.