Palestine. « L’annexion formelle ne changera rien sur le terrain »

Robert Malley, ancien conseiller de Barack Obama pour le Proche-Orient, reste dubitatif sur la portée du projet d’annexion présenté ce 1er juillet par Benyamin Nétanyahou, considérant que « les territoires palestiniens sont annexés de facto depuis des décennies ». Si aux États-Unis les débats au sein de l’administration Trump et chez les démocrates révèlent de nouvelles lignes de fractures avec Israël, l’Union européenne semble hésiter entre reconnaître un État palestinien ou s’incliner devant le fait accompli.

27 juin 2020. — Palestiniens et Israéliens manifestent ensemble contre le plan d’annexion à Almog, au sud de Jéricho
Ahmad Gharabli/AFP

Sylvain Cypel.À la veille de l’annonce probable par Benyamin Nétanyahou d’« annexions » territoriales israéliennes en Cisjordanie, l’affaire semble plus compliquée que prévu. Pourquoi ?

Robert Malley. — C’est exact. Les nouveaux partenaires de Nétanyahou au gouvernement, les anciens chefs d’état-major Benny Gantz et Gabi Ashkenazi, estiment qu’il faut annexer en bonne entente avec les pays de la région, ce qui est évidemment impossible, et que les annexions soient accompagnées d’une forme, même modeste, d’initiative de paix israélienne. En réalité, l’opposition la plus virulente à Nétanyahou n’est pas venue de ce camp, mais de l’extrême droite, pour laquelle une annexion, quelle que soit sa dimension, qui serait accompagnée d’une acceptation même formelle d’un futur État palestinien est pire que le statu quo, grâce auquel Israël détient de fait une souveraineté sur la totalité des territoires palestiniens.

Pourquoi, clament-ils, accepter de payer ce prix ? D’autres estiment que l’annexion doit concerner tous les territoires inclus dans le « plan Trump ». Mais il ne faut pas exagérer la portée de ces dissensions. Depuis le début, je pense que Nétanyahou procèdera à des annexions parce qu’il veut entrer dans l’histoire d’Israël, et parce que conjoncturellement cela le sert au plan politique.

S. C.La Maison Blanche elle-même semble divisée, entre les soutiens fermes à Nétanyahou et d’autres qui, comme Jared Kushner, entendent restreindre les annexions pour préserver la relation avec les monarchies du Golfe.

R. M. — Il y a toujours eu débat au sein de l’administration Trump entre ceux, incarnés par Kushner, qui croient — peut-être naïvement — que le plan Trump peut relancer un « processus de paix », et ceux, comme l’ambassadeur américain en Israël David Friedman, pour qui ce plan sert en réalité à faire avancer des ambitions idéologiques qui font partie de l’ADN de la tendance au pouvoir en Israël et à modifier les données de l’équation israélo-palestinienne. Pour les premiers, il faut éviter de trop braquer les alliés arabes de la Maison Blanche. Pour les seconds — Friedman l’a dit de manière quasi explicite —, il faut faire entendre aux Palestiniens que cette terre ne leur appartiendra jamais et qu’ils cessent de se faire des illusions.

En fin de compte, Donald Trump tranchera. Je pense qu’il risque d’être plus sensible aux arguments de Friedman qui lui assurent plus de soutien dans sa base électorale, en particulier évangélique. Mais dans une administration, la tendance au compromis entre fractions l’emporte souvent. Si Nétanyahou annonce l’annexion des seules grandes colonies et d’une partie de la vallée du Jourdain, Trump et lui peuvent penser que cela passera dans l’opinion internationale comme tout le reste est passé auparavant, puisque dans tous les plans de paix les grands blocs de colonies devaient finir par être annexés par Israël. Ils feront le pari que les menaces de rétorsion arabes resteront une fois de plus rhétoriques.

S. C.« Mineures » ou d’envergure, les annexions peuvent-elles devenir un enjeu de l’élection présidentielle américaine ?

R. M. — Sur les dossiers de politique étrangère que Trump entend promouvoir dans sa campagne, deux touchent au Proche-Orient : le soutien aux annexions israéliennes et le nucléaire iranien. Si les annexions ont lieu, Trump accusera les démocrates de lâcher leur allié. Et il caricaturera Joe Biden comme un faux ami d’Israël, et comme un « mou » sur le dossier iranien. Cela ne lui apportera pas une voix juive supplémentaire et n’aura qu’un impact très marginal sur l’élection.

S. C. Trump a dit qu’il ne soutiendra une annexion que si les deux grands partis au pouvoir, le Likoud et le Bleu et Blanc se mettent d’accord sur sa dimension et ses modalités d’application. Peut-on imaginer qu’en l’absence d’accord interne en Israël, il déclare qu’il abandonne l’affaire jusqu’à nouvel ordre ?

R. M. — Trump ne retirera certainement pas son plan, qui bénéficie en Israël d’un large soutien, en particulier des deux grands partis au pouvoir. En revanche, il n’est pas exclu qu’il puisse dire : tant que ces partis ne se sont pas mis d’accord, j’attends. On le saura rapidement. Mais la réalité est que Trump se préoccupe très peu des débats internes israéliens. En revanche, il croit vraiment qu’avec son « plan de paix » il peut entrer dans l’histoire comme l’homme qui a promu une vision novatrice. Or la situation actuelle bénéficie aux annexionnistes. Si Trump avait la conviction d’être facilement réélu, il pourrait se dire : « Je peux attendre ». Là, les sondages sont très mauvais et il y a un certain vent de panique dans son entourage. S’il veut entrer dans l’histoire, il doit forcément avaliser les annexions avant le scrutin de novembre.

S. C.Aujourd’hui, Trump est donné battu. S’il l’est, que restera-t-il aux États-Unis de sa politique proche-orientale ?

R. M. — Commençons par une autre question : s’il n’y a pas d’annexion, alors quoi ? La situation actuelle, avant les annexions annoncées, n’est pas comme si on était à deux doigts de la résolution du conflit israélo-palestinien. Depuis des décennies, les territoires palestiniens sont annexés de facto sans l’être de jure. Qu’il y ait ou pas annexion formelle, et quelle qu’en soit sa dimension, cela ne changera rien de fondamental sur le terrain ni dans la vie des Palestiniens. Ce qu’il faudrait éviter, c’est que, si par miracle il n’y avait pas d’annexion, on pousse un ouf de soulagement en pensant qu’on peut revenir au statu quo précédent. Parce qu’en réalité la « solution à deux États » est déjà moribonde. C’est cela qu’il ne faut pas oublier.

S. C.Que pourrait faire Joe Biden sur ce dossier s’il est élu ?

R. M. — Biden est très clairement opposé au plan Trump. Il l’a annoncé, il reviendra sur certaines de ses décisions. Sans doute pas sur le déplacement de l’ambassade américaine à Jérusalem ; mais il rouvrira le consulat américain du côté palestinien. De même, il essaiera de rouvrir la représentation de l’OLP à Washington. Il renouvellera les aides financières aux Palestiniens annulées sous Trump. Reviendra-t-il sur les annexions attendues ? Si elles sont d’envergure, qu’elles incluent toute la vallée du Jourdain et la très grande majorité des colonies, il est probable qu’une administration Biden ne les reconnaisse pas. Mais il faut tenir compte d’un élément majeur : la question palestinienne ne sera pas une priorité de la politique proche-orientale d’une administration démocrate. Biden est avant tout un réaliste. Il a toujours estimé que les Israéliens, mais aussi les Palestiniens, à l’égard desquels il est très sévère, restent très loin d’un accord possible, et que chercher à leur faire surmonter leurs divergences, en l’état des choses, est un peu peine perdue. Sauf événement imprévisible, je ne vois pas son administration s’engager dans des initiatives majeures. Biden n’y croit pas.

S. C.Plus de 120 organisations américaines de défense des droits humains et civiques ont appelé Biden à « soutenir l’égalité entre Israéliens et Palestiniens ». Des représentants démocrates au Congrès très proches de l’American Israel Public Affairs Committee (Aipac)1 comme Ted Deutsch ou Brad Scheider ont signé une pétition contre les annexions. Assiste-t-on à une évolution de fond de la position des démocrates vis-à-vis d’Israël ?

R. M. — D’abord, je note que l’opposition la plus bruyante entendue aux États-Unis aux annexions annoncées n’est pas venue de la gauche démocrate, mais de gens comme ceux que vous évoquez, des élus fervents supporters d’Israël ou encore quelqu’un comme Robert Satloff, le directeur exécutif du Washington Institute (Winep)2. Ces gens sont conscients qu’un débat enfle au parti démocrate, où de plus en plus de gens pensent qu’il faut traiter Israël comme tous les autres États, et qu’Israël poursuit des politiques fondamentalement opposées à leurs valeurs et aux intérêts américains. Parmi eux, on trouve même des gens qui disent qu’il faut commencer à limiter l’aide militaire à ce pays. C’est un discours très nouveau. Ils sont encore loin d’être majoritaires, mais leur nombre croît.

Et chez les jeunes élus, on voit monter une nouvelle génération. Tous disent : « Attention ! L’annexion abolit ce en quoi nous croyons, la possibilité de deux États vivant en paix côte à côte. » Même si une annexion reste limitée, cela retire le masque qui protégeait Israël. Au fond, la question qui dérange ces gens est : « Pourquoi Israël annexe-t-il des territoires qu’il contrôle déjà ? », et j’ajouterai, sans en payer le moindre prix politique. L’annexion vient compliquer cette donne. Pour eux, le statu quo est parfait pour Israël. C’est pourquoi certains d’eux paniquent. Car on commence à entendre une nouvelle musique dans une partie de la gauche démocrate : « Mais qu’ils annexent ! Comme ça le voile sera déchiré : chacun verra le vrai visage d’Israël. » Pour les partisans démocrates d’Israël, c’est une catastrophe. Voilà pourquoi de plus en plus de responsables démocrates, dont certains ont été des soutiens quasi inconditionnels d’Israël, prennent aujourd’hui des distances avec sa politique. Ça peut jouer, y compris en Israël, pas dans l’immédiat, mais sur un plus long terme.

S. C.L’Union européenne pourrait-elle sanctionner Israël ?

R. M. — Certains Européens envisagent des sanctions. Pas à l’échelle de l’UE, où il n’y aura pas d’unanimité sur ce sujet. Mais des pays pourraient en prendre, et l’Union pourrait adopter des sanctions dans des domaines où l’unanimité n’est pas requise, comme les accords commerciaux ou de coopération. Mais surtout, une autre idée émerge en ce moment : une reconnaissance de jure de l’État palestinien par les membres de l’UE. Si cela advient se posera une question importante. S’agira-t-il — reconnaissance très abstraite — de reconnaître le principe d’un État, ou d’un État défini comme souverain dans les frontières de juin 1967, avec d’éventuelles modifications mineures ? Les Européens en discutent. Je pense que Nétanyahou fait le pari que, sur le temps long, ils s’inclineront devant le fait accompli, comme cela s’est toujours passé jusqu’ici. Mais Gantz et Ashkenazi ont aussi des contacts avec les Européens. Cela peut avoir une certaine importance, selon ce que fera l’Europe.

S. C.Chuck Freilich, un ex-conseiller adjoint israélien à la sécurité nationale, envisage des conséquences cataclysmiques en cas d’annexion. Une délégitimation internationale d’Israël, une nouvelle vague de violences, une guerre avec entrée du Hezbollah dans la danse, un renforcement de « l’axe de résistance » à Israël au Proche-Orient, et finalement une bascule de la diplomatie américaine en défaveur d’Israël. « Les personnes sages ne jouent pas l’avenir de leur nation à la roulette russe », conclut-il dans un article paru dans Haaretz3. À l’inverse, de nombreux commentateurs israéliens imaginent un scénario dans lequel, vu la faiblesse politique palestinienne et le déclin de l’intérêt international pour ce conflit, le plus probable est que les annexions ne se heurtent pas à plus d’hostilité que les autres mesures précédemment soutenues par Trump. Qu’en pensez-vous ?

R. M. — On est tellement habitués à évoquer une réaction des pays arabes aux faits accomplis israéliens qui ne débouche jamais sur rien qu’on imagine qu’il en sera de même avec les annexions. On en conclut dès lors qu’Israël gagne et qu’on n’y peut pas grand-chose. Je comprends cela, même si j’ai la conviction qu’à un terme imprévisible, cette théorie se révélera fausse. Mais quand la réaction aura-t-elle lieu ? Quel en sera le déclic ? Là, on est dans l’inconnu. Reste que la logique de la politique israélienne est une logique d’extension territoriale. Pourquoi s’arrêterait-elle ? Donc je ne crois ni à une guerre des pays arabes ni à une attaque du Hezbollah contre Israël dans l’immédiat. Mais la zone est une poudrière, et à un moment, un événement produira une explosion. On peut comprendre, hélas ! la logique israélienne, puisque jusqu’ici elle est systématiquement gagnante. Et tant qu’aucune catastrophe n’advient, il sera dur de convaincre les Israéliens qu’une catastrophe risque de leur arriver.

1Le lobby pro-israélien aux États-Unis.

2Un think tank très proche de l’Aipac.

3« Hezbollah, Hamas, Iran : How Israeli Annexation May Trigger a Multi-front War Within Weeks », 17 juin 2020 (accès abonnés).

Soutenez Orient XXI

Orient XXI est un média gratuit et sans publicité.
Vous pouvez nous soutenir en faisant un don défiscalisé.