Quand la Libye plonge dans la guerre civile le 17 février 2011, une large partie de l’opposition libyenne s’organise depuis l’Égypte voisine qui a déjà entamé sa « transition » avec le départ de Hosni Moubarak. Abdel Moneim Al-Houni, représentant libyen en poste à la Ligue arabe, fait défection dès le début des révoltes et s’engage activement depuis Le Caire dans des actions de lobbying auprès d’acteurs étrangers influents pour apporter soutien et reconnaissance au Conseil national de transition (CNT) libyen1. Mission accomplie : le 22 février, le secrétaire général de la Ligue arabe, Amr Moussa, condamne publiquement les actions conduites par Mouammar Kadhafi contre sa population, suspend Tripoli et va jusqu’à soutenir l’idée d’une no fly zone auprès de la communauté internationale.
Après ça, nous avons pu regrouper les Libyens pro-révolution pour reprendre les représentations diplomatiques libyennes au Caire et y établir une antenne en faveur de notre cause. Les Égyptiens ont été tenus informés. Tant que nos actions étaient conduites en interne, il n’y avait pas de problème,
se souvient Al-Houni. À cette période, le positionnement de l’Égypte est plutôt discret. Le Conseil suprême des forces armées (CSFA) égyptien qui a repris les rênes du pouvoir a des préoccupations plus urgentes.
Face à l’effondrement de la Jamahiriya, nombre de personnalités du régime se réfugient en Égypte. Attachés à une certaine vision de l’État militaire égyptien, ils gardent en mémoire le mouvement des Officiers libres et l’idéologie panarabe de Gamal Abdel Nasser dont s’était très largement inspiré Mouammar Kadhafi. Le cercle proche et les « durs » du régime sont parmi ceux que l’on retrouve sur la route de l’exil, à l’instar d’Ahmad Gaddaf Al-Dam, cousin du « Guide » chargé des relations égypto-libyennes, de Mustafa Al-Zaidi, leaders des comités révolutionnaires2 et, plus tard, de feu Abou Zeid Dorda, chef des renseignements extérieurs. Tous ont été exclus de toute vie politique en Libye par les députés de la nouvelle assemblée transitoire, le Congrès général national (CGN). Les membres du parti islamiste Justice et construction (PJC), combattus par Kadhafi, ont œuvré à la promulgation de la loi d’isolation politique votée le 8 mai 2013. L’élection présidentielle de janvier 2012, qui consacre la victoire du candidat frériste Mohamed Morsi, resserre les liens. Rapidement, les nouvelles autorités libyennes et égyptiennes s’entendent sur l’extradition de certaines personnalités en échange de contrats d’investissement dans l’économie égyptienne. L’ancien responsable des finances, Mohamed Ibrahim Mansour, et l’ancien ambassadeur en Égypte, Mohamed Amin Maria, sont ainsi livrés à leur pays d’origine au mois de mars 2013.
Mais à peine deux mois plus tard, l’arrivée au pouvoir du maréchal Abdel Fattah Al-Sissi et la dégradation du contexte politique et sécuritaire en Libye reconfigurent radicalement la nature des relations entre les deux pays.
Le Caire face à la crise de légitimité libyenne
À l’été 2014, la Libye est en proie à une profonde fragmentation politique. N’obtenant pas le vote de confiance du CGN basé à Tripoli, la Chambre des représentants (Parlement) élue depuis le 25 juin est contrainte de se replier à Tobrouk et nomme son propre gouvernement dans l’est libyen. En dépit des efforts de la communauté internationale pour résoudre la crise de leadership que traverse le pays, la situation devient de plus en plus complexe à la suite de l’installation d’un nouveau Gouvernement d’accord national (GAN) dans la capitale en mars 2016. Cette fois, ce sont les députés de l’Est qui ne reconnaissent pas le nouvel organe exécutif. Les combats reprennent entre factions libyennes, et plusieurs groupes terroristes s’implantent sur le territoire.
Contrainte de tenir compte des réalités politiques tout en mesurant les enjeux sécuritaires, l’Égypte va louvoyer entre interventions militaires directes et respect des directives de la communauté internationale. Dans un contexte de grande instabilité, les relations entre l’Égypte et une Libye divisée ne se jouent pas en bilatéral, mais selon une équation tripartite.
Entre 2016 et 2017, la compétition entre ces différentes élites libyennes conduit à la scission de la représentation diplomatique au Caire en deux ambassades : l’une répondant au GAN, l’autre au gouvernement de l’Est. « Le ministère des affaires étrangères a toujours été un enjeu, traversé par des injonctions contradictoires. Les intérêts divergents des acteurs rendent les missions difficiles » déplore un fonctionnaire du ministère de Tripoli interrogé en décembre 2022. Plus récemment le poste d’ambassadeur au Caire a fait l’objet d’une transaction : le président du Parlement Aguilah Saleh a pu faire nommer l’un de ses cousins à la tête de l’ambassade3 Si Le Caire reconnait officiellement la légitimité du GAN, des liens privilégiés ont aussi été noués avec Aguilah Saleh en raison de l’autorité et des réseaux qu’il détient en Cyrénaïque, région frontalière, et du soutien qu’il apporte au maréchal Khalifa Haftar, principal allié de l’Égypte dans la lutte contre le terrorisme.
En février 2021, lors de la nomination d’un nouveau Gouvernement intérimaire d’union nationale (GUN), l’Égypte soutient clairement la liste d’Aguilah Saleh — finalement perdante —, contre celle d’Abdelhamid Dbeibah. Ce dernier, devenu premier ministre à titre provisoire, avait la charge d’organiser des élections présidentielles avant la fin 2021. Mais autant à l’ouest qu’à l’est, les dirigeants ont œuvré à l’enlisement de la situation, préférant conserver des positions illégitimes plutôt que de perdre leur pré carré à l’issue des élections. Sans surprise, le Parlement a fini par retirer sa confiance au gouvernement, déclaré désormais illégitime. Il a nommé Fathi Bachagha à la tête d’un nouvel exécutif parallèle (installé d’abord à Tobrouk, puis à Syrte). Le GUN reste cependant reconnu par la communauté internationale, bien que plusieurs pays de la région aient manifesté leurs réticences. Le 23 janvier 2023, seuls cinq des 22 pays de la Ligue arabe ont dépêché leur ministre des affaires étrangères à la réunion consultative tenue à Tripoli (l’Algérie, la Tunisie, le Soudan, la Palestine et les Comores). L’Égyptien Sameh Choukri n’a pas fait le voyage.
Quand les acteurs régionaux s’en mêlent
À l’échelle régionale une polarisation s’est opérée entre deux grands axes à partir de 2014 avec, d’un côté les leaders du mouvement « contre-révolutionnaire » incarné par l’Égypte, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite et de l’autre, les promoteurs ou partisans de l’islam politique représentés par le Qatar et la Turquie.
Ces dynamiques se retrouvent ainsi dans le conflit libyen alors que s’opposent l’autoproclamée Armée nationale libyenne (ANL) de Khalifa Haftar, en campagne contre le terrorisme, et les forces islamistes de la coalition Fajr Al-Libya. Le maréchal libyen incarne parfaitement cette image de l’ancien ordre autoritaire que cherchent à soutenir les leaders contre-révolutionnaires : il devient rapidement l’acteur central des diplomaties parallèles menées par ses parrains égyptien et émirati qui lui octroient un large soutien financier, logistique et militaire, tout en permettant aux officiers et aux dignitaires de l’ancien régime de revenir d’exil pour rallier son camp4.
L’arrivée de la Turquie sur le terrain libyen va rebattre les cartes. L’échec de l’offensive conduite par les forces affiliées à Khalifa Haftar contre la capitale en avril 2019 est notamment attribuée à l’aide logistique apportée par Recep Tayyip Erdoğan aux forces de l’ouest. La coopération entre Ankara et Tripoli s’accroit rapidement et s’étend au domaine économique. La redéfinition des frontières maritimes en Méditerranée et la signature de contrats pour l’exploitation et le transport des hydrocarbures sont mis en jeu par les Turcs dans le cadre d’un rapprochement avec Tripoli, au grand dam de l’Égypte. Le 20 juin 2020, Le Caire menace ainsi d’intervenir militairement en Libye si les forces alliées à Tripoli viennent à franchir la ville côtière de Syrte décrétée comme la « ligne rouge » à ne pas franchir. Le directeur des services de renseignements généraux égyptien, Abbas Kamel, se rend plusieurs fois en Libye au cours de l’année 2021 pour discuter du retrait des forces étrangères du territoire et, en particulier, des troupes turques et des mercenaires syriens combattant à leurs côtés.
Dans le jeu mouvant des recompositions régionales
Sous ses airs de « guerre par procuration », le conflit semble davantage répondre à des logiques conjoncturelles et opportunistes plutôt qu’à de grands principes idéologiques clairement définis. Pour les acteurs locaux et régionaux, il s’agit surtout d’établir des relais pour faire valoir leurs intérêts à la fois politiques et économiques. En ce sens, on observe l’évolution de l’environnement stratégique vers une plus grande fluidité des alliances laissant entrevoir le dépassement de certains clivages : le réchauffement des relations turco-émiraties, la réintégration du Qatar dans le jeu régional, le rapprochement de plusieurs pays arabes avec les grands ennemis d’antan comme Israël et l’Iran, etc. À l’échelle des relations égypto-libyennes, le soutien du Caire au gouvernement parallèle formé par Fathi Bachagha est un exemple de ces reconfigurations : cet ancien ministre de l’intérieur du GAN, leader milicien de Misrata (berceau des révolutionnaires et de plusieurs groupes islamistes) et réputé proche des Frères musulmans, a finalement passé des accords avec ses anciens rivaux de l’Est, Aguilah Saleh et le clan Haftar, pour se positionner politiquement.
Des rapprochements sont aussi observés entre les grandes figures de l’est libyen et la puissance turque, les deux parties cherchant à diversifier leurs réseaux d’influence et à bénéficier de nouvelles opportunités économiques. Si Le Caire est toujours hostile à la présence des forces turques sur le territoire libyen, le réchauffement des relations entre les deux pays est tout de même à l’ordre du jour : des échanges d’ambassadeurs ont mis un terme à dix ans de rupture diplomatique. Parallèlement, le délitement progressif de l’axe égypto-émirati sur les grands dossiers de politique étrangère (en Éthiopie et au Soudan notamment) peut entraîner des répercussions sur la sortie de crise libyenne. L’émirat semble pousser un axe Haftar-Dbeibah, avec lesquels la coopération sécuritaire et économique est de plus en plus forte. De son côté, L’Égypte a affirmé sa volonté d’écarter le clan Dbeibah du pouvoir en allant jusqu’à contrecarrer les ambitions du représentant onusien pour la Libye, Abdoulaye Bathily. Le Caire a ainsi soutenu le projet d’Aguilah Saleh d’un treizième amendement à la Déclaration constitutionnelle de 2011 fixant les prérogatives du futur président et des chambres, et poussé pour la nomination d’un énième gouvernement intérimaire avant la relance du processus électoral.
Quand le marché de la reconstruction aiguise les appétits
En septembre 2023, le déferlement de la tempête Daniel dans l’est et les inondations dévastatrices qui s’en suivent révèlent au monde entier les conséquences de la crise de gouvernance libyenne. L’Égypte est parmi l’un des premiers pays à contribuer à l’aide humanitaire internationale dans la région sinistrée et envoie sur place son chef d’état-major égyptien, Osama Askar, pour échanger directement avec les autorités locales et superviser les secours.
Quelques jours après les inondations, le gouvernement de l’Est annonce l’organisation d’une conférence internationale pour la reconstruction de la région et invite les grandes puissances et les fonds monétaires et financiers internationaux à y participer. Les contrats sont estimés à plusieurs centaines de milliards de dollars. En concurrence avec la Turquie et les Émirats arabes unis, l’Égypte a dépêché rapidement une délégation de représentants d’entreprises de BTP auprès du premier ministre du gouvernement de l’Est et du président du Comité de reconstruction et de stabilisation de Benghazi. Les acteurs dans ce secteur anticipent sur la saturation du marché égyptien et visent déjà d’autres pays de la région à reconstruire : Irak, Syrie. Préalable indispensable aux ambitions économiques de l’Égypte, la stabilisation de la région permettrait aussi le retour de travailleurs égyptiens en Libye, estimés à plus d’un million avant 2014, ainsi que le développement de grands axes commerciaux et industriels transfrontaliers entre la ville de Marsa Matrouh et la Cyrénaïque.
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1Cet ancien camarade de Mouammar Kadhafi et membre du Conseil de commandement de la Révolution (CCR) faisait partie des élites au pouvoir entrées en dissidence au milieu des années 1970 puis réintégrées au début des années 2000 à la faveur de la politique de libéralisation engagée par le régime.
2Organes chargés de diffuser l’idéologie de la Jamahiriya, du contrôle de la société et de la sécurité du territoire.
3Soraya Rahem, « Pratiques néopatrimoniales et stratégies de classement des élites libyennes en temps de conflit », Mondes en développement, no. 198, 2022 ; p. 73-90.
4Soraya Rahem, « Les élites de l’ancien régime libyen : reconfigurations politiques en contexte transnational », L’Année du Maghreb, no. 28, vol. 2, 2022.