Le climat d’insécurité qui s’est encore détérioré en Turquie a consolidé l’adhésion de l’électorat au Parti de la justice et du développement (AKP), car soudain les dérives autoritaires de Recep Tayyip Erdogan lui ont paru un moindre mal que la déstabilisation politique totale du pays. En effet, la relance de la lutte contre le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) au lendemain de l’attentat de Suruç le 20 juillet 2015 — mettant fin à une trêve qui perdurait tant bien que mal depuis mars 2013 — a joué en faveur du parti au pouvoir. Ces affrontements ont réveillé les tristes souvenirs des années 1990, quand la violence endeuillait chaque jour un peu plus toute la société turque. Or, durant cette période, le pays était souvent gouverné par des coalitions instables et faibles face à la guérilla. Le plébiscite de l’AKP le 1er novembre est donc davantage l’expression de la volonté de rompre avec cette logique de chaos.
L’attentat à la bombe du 10 octobre dernier lors d’un meeting de groupes de gauche a fait plus d’une centaine de victimes, provoquant un choc violent dans les consciences et le refus d’un tel niveau de violence et d’insécurité. Attribué à l’organisation État islamique (OEI) qui ne l’a pourtant jamais revendiqué, mais dont il est difficile de ne pas imaginer l’implication tant la méthode lui est coutumière, cet attentat sans précédent dans l’histoire de la Turquie moderne a dans un premier temps discrédité le pouvoir pour son manque d’anticipation, d’évitement et de réaction. Mais après coup, à trois semaines du scrutin, il a eu pour effet d’attirer le vote des électeurs sur une continuité politique forte, aussi critiquable soit-elle par ailleurs.
Les erreurs de l’opposition
Aussi déterminants soient-ils, les motifs sécuritaires ne sont pas les seuls facteurs explicatifs de la victoire de l’AKP aux élections législatives du 1er novembre. Les erreurs de l’opposition entre les deux scrutins du 7 juin et du 1er novembre ont également favorisé l’AKP. Pour ne donner que deux exemples, alors que le très kémaliste Parti républicain du peuple (CHP), le Parti de l’action nationaliste (MHP) et le Parti démocratique des peuples (HDP) pro-kurde avaient unanimement dénoncé l’autoritarisme grandissant de l’AKP, ces trois partis d’opposition n’ont pas su former un bloc uni pour présenter une alternative crédible. Par ailleurs, le refus catégorique du MHP de coaliser avec l’AKP lui a été fatal. Il est stigmatisé aujourd’hui comme le parti du refus et de l’arrogance et entre juin et novembre, il a perdu la moitié de ses élus, passant de 80 à 40 députés.
Quant au HDP pro-kurde et à son charismatique leader, Selahattin Demirtas, ils ont payé le prix de leur incapacité à clarifier leur relation avec le PKK. La violence de ce dernier a terni l’image d’un parti pourtant présenté comme celui de la paix et de la démocratie pendant la campagne. Non seulement les provinces occidentales du pays, mais aussi et surtout les provinces à majorité kurde de l’est, ont accusé un net recul électoral du HDP. Le score historique de 13 % obtenu en juin n’a pas suffi à garantir la paix et la stabilité aux électeurs qui lui avaient accordé leur confiance. Ceux-ci, Kurdes conservateurs pour beaucoup d’entre eux, sont revenus dans le giron de l’AKP. Ainsi, le PKK est-il en grande partie responsable du recul électoral du HDP, dont le nombre de sièges passe de 80 à 59. Ceci étant dit, le parti pro-kurde fait un score tout à fait honorable en se maintenant au-dessus du seuil fatidique des 10 %, ce qui lui assure d’être présent au Parlement et d’avoir donc encore quelques cartes en main pour négocier politiquement le règlement de la question kurde.
Il faut ajouter un dernier facteur qui a sans aucun doute aidé Erdogan : la guerre contre la nébuleuse de Fethullah Gülen. De nombreux électeurs ont apprécié sa capacité à déjouer un « complot » ourdi depuis la Pennsylvanie. Ainsi, le fait d’avoir saisi les biens de Koza-Ipek, un conglomérat affilié à la mouvance de Gülen, à trois jours du scrutin a semble-t-il profité à l’AKP alors que tout le monde prédisait l’effet inverse.
Un résultat électoral rationnel
Aux inquiétudes sécuritaires et aux erreurs de l’opposition s’ajoute un autre facteur, peu souligné par les analystes et relevant de la stratégie adoptée par l’AKP lui-même, qui a tiré les leçons des erreurs commises durant la campagne de juin. Le président de la République, dont la fonction impose de rester au-dessus de la mêlée partisane, s’était alors invité dans la campagne de façon omniprésente, haranguant les foules de meeting en meeting pour exiger la révision de la Constitution. Cette fois, il a fait profil bas, laissant le premier ministre Ahmet Davutoglu monter au créneau. Entre les deux scrutins, celui qui apparaissait comme l’homme de paille d’Erdogan a pris de l’épaisseur aussi bien au sein de l’AKP qu’auprès de la population, à laquelle il offre un autre visage du pouvoir en place. La victoire de l’AKP est dans une large mesure la sienne, ce dont Erdogan devra tenir compte dans les mois à venir. Mais surtout, la nature et les circonstances de cette victoire donnent à croire qu’Erdogan n’est pas près de réaliser son rêve de super-président, si tant est qu’il y croie encore.
Tout d’abord, le score de l’AKP, malgré la majorité obtenue, ne lui permet pas de changer la Constitution de manière unilatérale. Les 317 députés AKP ne suffisent pas : il lui faudrait disposer de 367 députés sur 550 pour amender la loi fondamentale turque et donner au président de la République encore plus de pouvoirs et de prérogatives qu’il n’en a déjà. La deuxième option pour parvenir à cette fin est la voie référendaire. Mais là aussi, il manque 13 députés au parti présidentiel — à rapporter aux 330 requis — pour pouvoir agir seul. Quand bien même l’AKP convaincrait 13 députés de l’opposition de se prononcer pour la révision de la Constitution, le résultat d’un tel référendum serait incertain car les Turcs dans leur majorité sont hostiles à un tel changement. Au sein même de l’AKP, les cadres sont divisés sur cette question qui fait craindre le règne d’un seul homme. En réalité, à regarder en détail les résultats des élections du 1er novembre, on est frappé par la rationalité du comportement électoral turc. En effet, le message est on ne peut plus clair : il exprime le refus d’un gouvernement de coalition, synonyme d’instabilité et de chaos, mais aussi d’une carte blanche à Erdogan pour qu’il se taille une Constitution sur mesure pour diriger le pays comme il l’entend, sans contrepoids parlementaire. Le nouveau pouvoir devra tenir compte de ce message fort s’il veut être en mesure de relever les défis, nombreux et compliqués, qui l’attendent.
En premier lieu, le combat de survie politique qu’a livré Erdogan ces derniers mois a très fortement polarisé la société dont les divisions ont été par ailleurs accrues par l’aggravation de la question kurde et les impacts de la crise syrienne sur la Turquie. Le fossé s’est quelque peu creusé entre sunnites et alévis, conservateurs et séculiers, Kurdes et Turcs, partisans et adversaires de l’AKP. Adopter un ton plus conciliant et une pratique du pouvoir plus consensuelle et inclusive qui tienne compte de la diversité de la société et des courants politiques qui l’animent sera sans doute dans l’intérêt du pouvoir s’il veut gouverner le pays avec aisance.
Le défi kurde
Plus grand encore sera le défi kurde. La rupture de la trêve avec le PKK, même s’il n’en a pas été le seul responsable, a valu à Erdogan une perte de confiance chez les Kurdes qui autrefois lui étaient largement acquis. Sa stratégie de faucon des derniers mois a rompu tous les liens qui existaient avec le mouvement national kurde, et ses deux représentants, PKK et HDP, tous deux incontournables dans le règlement de cette épineuse question. Ils jouissent d’une forte popularité et légitimité au sein de la société kurde et le dialogue avec eux sera particulièrement difficile car trop d’antagonismes se sont développés ces derniers mois entre le pouvoir turc et les organisations kurdes. Cela étant dit, si volonté politique il y a, le dialogue peut être renoué et une figure politique kurde majeure dont on n’a que peu parlé ces derniers temps, Abdullah Öcalan, pourrait être l’acteur de cette réconciliation. En prison depuis 1999, Öcalan a en effet joué un rôle central dans les pourparlers entre le PKK et l’État turc jusqu’à la rupture de la trêve en juillet 2015. Toujours très populaire et légitime aux yeux de la population kurde et crédible aux yeux de l’establishment turc pour son refus de cautionner la violence du PKK, Öcalan pourrait une fois de plus être utile pour l’inévitable relance du processus de règlement de la question kurde.
Les élections du 1er novembre n’ont pas fait progresser la démocratie turque. Ce sont les principes viciés de la démocratie majoritaire, tels qu’Erdogan les conçoit, qui sortent renforcés du scrutin électoral. Il use et abuse de ses victoires électorales pour réprimer l’opposition, museler les médias, étouffer toute expression contraire à sa vision. Apeurés par la perspective d’une déstabilisation nationale, les électeurs ont voté pour la sécurité, au mépris de leur liberté. Il serait toutefois erroné et injuste de désespérer des électeurs turcs qui ont su calibrer le message qu’ils ont envoyé à l’exécutif. Car s’ils n’ont pas sanctionné la dérive autoritaire, ils ont veillé à lui signaler qu’ils ne voulaient pas d’un régime fort où tous les pouvoirs seraient concentrés entre les mains d’un seul homme.
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