Répression, menaces climatiques. Les impasses de la COP27

Pays du Golfe. Le tout-voiture dérape face au défi climatique

Bâties autour de la suprématie du véhicule individuel, les villes du Golfe tentent de concilier infrastructures existantes et mode de transports plus durables. Une équation au coût astronomique imposée par l’urgence climatique et des impératifs économiques.

Dubaï, février 2020. Heure de pointe et embouteillage sur Sheikh Zayed Road
Dmitry Volochek/DedMityay - stock.adobe.com

« Nous devons transformer le concept de ville conventionnelle en celui de ville futuriste. » Ce sont les mots choisis par le prince héritier d’Arabie saoudite Mohamed Ben Salman (MBS) pour annoncer une « révolution civilisationnelle » lors d’une présentation empruntée aux fameuses keynotes de Steve Jobs, le défunt patron de la marque à la pomme. « Et si nous supprimions les voitures, si nous nous débarrassions des rues, si nous innovions dans l’espace public, si nous construisions autour de la nature plutôt que par-dessus celle-ci ? » continue un clip promotionnel dont le ton oscille entre scènes de films de science-fiction et pitch d’une start-up californienne devant un parterre d’investisseurs. The Line, un projet de ville linéaire futuriste, promet un environnement urbain où le tout-voiture laisse place à un transport en commun souterrain à très grande vitesse pour connecter des quartiers/îlots de vie implantés le long d’une ligne droite de 170 kilomètres.

Bâtir de toutes pièces des écosystèmes zéro émission de CO2 propres à l’ère de la lutte contre le changement climatique semble être la direction choisie par le — de facto — dirigeant du royaume, premier exportateur mondial de brut et seul pays du Golfe avec les Émirats arabes unis à s’être engagé à atteindre la neutralité carbone. « La principale question est : investissons-nous dans la mobilité urbaine comme un coup de publicité, ou pour véritablement réinventer la façon dont nous nous déplaçons dans les villes modernes du Golfe ? », interroge, sous couvert d’anonymat, une source au sein des cercles décisionnels pour l’urbanisme dans l’un des pays du Golfe. « Les discours publics dans le Golfe sont pleins de promesses de mobilité durable, mais comment est-ce mis en œuvre sur le terrain ? Il existe un décalage stupéfiant entre les ambitions et les cadres stratégiques réels ».

Le projet de véhicules aériens autonomes aux Émirats arabes unis rencontre le même scepticisme en raison de la facture énergétique de ce mode de déplacement, même électrique. Quelques mois seulement après la présentation de MBS, la promesse de The Line semble avoir changé. Des sources au sein du projet ont confié à Bloomberg que le projet consiste à présent à construire « deux gratte-ciel jumeaux d’environ 500 mètres de haut qui s’étendront horizontalement sur des dizaines de kilomètres ».

Des villes à trop faible densité

Les villes du Golfe bien réelles sont engluées dans leur péché originel. À la suite des premières exportations d’or noir au milieu du XXe siècle, les populations arabes du golfe Persique se détournent progressivement de la pêche et de l’élevage pour migrer vers les villes, poumons économiques de l’ère pétrolière. Face à cet afflux de population, des villes inspirées du rêve américain des années 1950 sortent de terre. Les villes côtières que sont Doha, Dubaï et Mascate, bâties autour du centre névralgique de l’époque qu’est le port connaissent une transformation rapide sur fond de pétrodollars. Les banlieues résidentielles et la mobilité via la voiture individuelle gagnent leurs lettres de noblesse, ce qui cause un étalement urbain aujourd’hui préjudiciable, ainsi que le zonage à usage unique, une stratégie d’aménagement urbain qui consiste à regrouper les logements dans une zone, les commerces dans une autre, les activités industrielles dans une autre encore, etc.

« Je frissonne quand je vois certaines règles de planification encore en vigueur ici qui excluent le commerce de détail ou l’usage mixte dans les zones résidentielles. Pour développer la mobilité durable, nous devons fournir des communautés à usage mixte qui offrent des options vie-travail-loisirs », commente la source anonyme. Un changement d’époque décrit dès 1981 par l’universitaire Mohamed Riad, alors professeur de géographie à l’université du Qatar : les découvertes pétrolières ont « sapé, avec une soudaineté sans pareille, les racines d’un écosystème qui reflétait une parfaite adaptation à un environnement vieux de plusieurs générations ».

Quelques décennies plus tard, ces choix stratégiques un temps encensés reviennent hanter les urbanistes du XXIe siècle alors que la question de la durabilité environnementale occupe une place croissante dans les politiques publiques d’urbanisme. « Les villes du Golfe ont été conçues sur la base d’une planification à faible densité, ce qui ne rend pas les transports publics financièrement viables, car le nombre d’usagers est très faible, tout comme dans de nombreuses villes américaines », indique Karim Elgendy, consultant en durabilité urbaine basé à Londres et fondateur de Carboun, une initiative de promotion de la durabilité dans les villes du Proche-Orient et d’Afrique du Nord.

La difficulté de la desserte par les transports en commun est en grande partie le résultat d’une appétence pour l’étalement urbain. Dans la capitale saoudienne, Riyad, la densité de population est trois fois inférieure aux recommandations du programme des Nations unies ONU-Habitat pour un urbanisme durable — 15 000 personnes par kilomètre carré. Pire, la densité de population dans les centres urbains chute alors que le prince héritier promet la construction de villes nouvelles, décuplant la problématique de l’étalement urbain. À La Mecque, ville sainte de l’islam, la densité par km² diminue de moitié entre 1983 et 2010.

« Des voix ont commencé à s’élever »

Face à une pression internationale croissante sur les questions environnementales, les pays du Golfe, classés parmi les plus urbanisés au monde, se trouvent à un carrefour de leur histoire moderne : s’accrocher coûte que coûte au tout-voiture ou revoir sa copie en termes de mobilité urbaine, et par conséquent d’urbanisme ? La question est également un enjeu de santé publique : le Koweït, suivi des Émirats arabes unis, enregistre les taux les plus élevés au monde d’asthme infantile lié à la pollution routière.

À Dubaï, un carrefour commercial aux avant-postes des changements de tendance dans la région depuis plusieurs décennies, « l’approche a évolué avec la prise de conscience que la question du changement climatique ne pouvait plus être évitée », indique Camille Ammoun, consultant auprès du gouvernement de Dubaï de 2007 à 2018 pour le développement urbain durable. Durant la décennie qu’il passe à Dubaï, Camille Ammoun note une « prise de conscience » chez certains. « Des voix ont commencé à s’élever au sein des organisations gouvernementales et de certaines zones franches pour dire que des alternatives à l’automobile doivent être développées. Ces voix ont commencé à être de plus en plus audibles », commente-t-il.

En 2009, la ville inaugure le premier réseau de métro du Golfe (Doha suit le mouvement en 2019 en vue de l’organisation du mondial de football à l’automne 2022), principalement le long de l’autoroute Sheikh Zayed, une dalle de béton de 14 voies qui traverse la ville de bout en bout. Le métro de Dubaï, emprunté par 151 millions d’usagers en 2021, a éliminé un milliard de trajets en voiture entre 2009 et 2020, estime l’Autorité des routes et des transports. Fort de ce succès, la ville se projette et Karim Elgendy, récemment consulté par le gouvernement de Dubaï, note un « grand intérêt » des autorités pour une mobilité et une planification urbaine en phase avec les enjeux actuels.

Le sujet est éminemment économique pour Dubaï qui attire talents et capitaux internationaux dans l’objectif de se positionner comme un hub mondial de premier plan en mesure de rivaliser avec Singapour, Londres ou encore New York. Au niveau fédéral — les Émirats arabes unis sont formés de sept émirats, dont celui de Dubaï — la carte de la mobilité durable s’inscrit dans un contexte politique, le pays organisant la conférence internationale sur le climat, la COP28, en 2023.

Le plan urbain Dubaï 2040, le septième depuis 1960, dont la ligne directrice est une amélioration de la qualité de vie, vise selon les autorités à « encourager l’utilisation des transports en commun, la marche, le vélo et l’utilisation de moyens de transport flexibles ». L’ambition d’une mobilité douce dans le Golfe devra cependant s’accommoder des dures réalités climatiques de l’une des régions les plus chaudes du globe où la température dépasse les 50°C durant la saison estivale sur fond de taux d’humidité élevés. Un défi majeur, notamment pour le premier et le dernier kilomètre. Si des villes comme Montréal et Hong Kong ont prouvé que des climats peu cléments ne sont pas nécessairement dissuasifs pour l’usage des transports publics, elles ont aussi démontré que leur attractivité auprès de la population est conditionnée à la présence d’infrastructures adéquates, comme des arrêts de bus climatisés.

L’entrain pour redéfinir la mobilité urbaine n’est cependant pas uniforme à travers le Golfe. « Je ne pense pas qu’il y ait un grand intérêt pour les transports publics en ce moment au Koweït, et il y a très peu d’actions sur le terrain. De même, à Oman, il y a eu peu de mouvement », commente Karim Elgendy. Au Koweït, où le nombre de voitures a bondi de 65 % entre 2006 et 2016, « les automobiles ont pris le contrôle de nos vies », s’exclame avec amertume Jassim Al-Awadhi, le fondateur de Kuwait Commute, une initiative créée en 2018 dans le but de sensibiliser les habitants aux transports publics.

La résistance à se détourner du tout-voiture tire également ses racines du statut social souvent conféré par la possession d’une voiture, et dans l’idée commune selon laquelle transports en commun rime avec travailleurs étrangers. Cette dynamique explique en partie l’intérêt de Dubaï et Doha, peuplée à près de 90 % par des travailleurs étrangers, principalement asiatiques et africains, pour les transports en commun. Au Koweït, le projet de métro, toujours à l’état embryonnaire, s’est mué en « une “sale blague”, car rien ne se passe sur le terrain », ajoute Jassim Al-Awadhi. Le seul réseau de transport existant dans le pays, le bus, décline irrémédiablement.

Depuis 1980, la part de la population utilisant le bus quotidiennement a diminué de 86 %. À mesure que le public se détournait des lignes du réseau, les opérateurs de bus ont suspendu des lignes pour se concentrer sur celles desservant les zones à forte densité de population, majoritairement habitées par des travailleurs étrangers à faible revenu, renforçant ainsi l’idée, parmi les citoyens koweïtiens que les bus sont seulement dédiés aux ouvriers étrangers.

Trottinettes électriques ?

« Ces dernières années, les trottinettes électriques se sont imposées comme une solution de mobilité populaire pour résoudre le problème du premier et du dernier kilomètre, en particulier à Dubaï », indique Syed Munawer, spécialiste des questions d’urbanisme au Qatar National Master Plan, qui définit la stratégie pour le développement spatial du pays. Selon lui, la mise en place de voies dédiées aux trottinettes électriques et autres modes de transport actifs, comme le vélo, est un élément clef d’une mobilité durable, permettant, combiné au réseau de métro et de bus, d’offrir une solution de mobilité porte-à-porte similaire à celle offerte par la voiture.

Les analystes interviewés estiment que la solution pour le Golfe réside dans le développement de nœuds intermodaux, ou terminaux de transport combinés où les passagers peuvent changer de mode de transport dans un environnement climatisé, par exemple passer du métro au bus, à un tramway ou même à une solution de micromobilité comme la trottinette électrique. La densité de population autour de ces nœuds doit être accrue via des projets de régénération urbaine, comme par exemple, à Doha, où la reconstruction du quartier centre-ville s’est traduite par une plus forte densité autour de Musheireb, la principale station du métro de Doha. La source anonyme s’exclame : « Nous devons changer la façon dont nous planifions les villes du Golfe. » Un pari audacieux selon Karim Elgendy : « Il est incroyablement difficile de rénover les villes. Cela nécessite des investissements énormes. »

Outre les efforts en cours pour offrir une alternative aux véhicules à essence, les analystes entrevoient une mobilité du futur dans le Golfe, principalement autour du véhicule électrique, possiblement dans sa forme autonome, notamment pour venir en complément du métro pour le premier et le dernier kilomètre. Dubaï prévoit la mise en service des premiers taxis sans chauffeur du Golfe en 2023. Une stratégie tournée vers la préservation des infrastructures existantes, centrées sur le véhicule individuel, souvent liées aux intérêts de plusieurs entreprises familiales influentes, à commencer par les importateurs de voitures et les entreprises du BTP. « La voiture individuelle est encore reine dans les mentalités […] Dubaï a été construite pour les voitures, plus encore que certaines villes américaines, comme Los Angeles », commente Camille Ammoun. Syed Munawer renchérit : « Il n’y a jamais eu parmi les décideurs du Golfe cette idée de supprimer les voitures de l’équation, je ne pense que cela ait jamais été considéré, ni même que c’est envisagé à présent. »

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