Polémiques autour de l’interview par Al-Jazira du leader d’Al-Qaida en Syrie

En mai 2015, la nouvelle d’une interview longue et exclusive sur Al-Jazira avec Abou Mohammad Al-Joulani, l’émir et chef de la milice du Front Al-Nosra s’est répandue comme une traînée de poudre parmi la population syrienne du littoral. L’événement a occupé une place importante sur les réseaux sociaux avant même sa diffusion. Et le régime a créé les conditions pour que les propos d’Al-Joulani atteignent les populations dans les zones loyalistes.

Abou Mohammad Al-Joulani (de dos) interviewé sur Al-Jazira le 27 mai 2015.
Al-Jazira (copie d’écran).

Abou Mohammad Al-Joulani, l’émir du Front Al-Nosra, est apparu le 27 mai 2015 devant des millions de Syriens, dans l’émission Sans frontière d’Al-Jazira animée par le journaliste Ahmad Mansour. C’était sa deuxième interview sur la chaîne qatarie, le journaliste Tayseer Ajloun l’ayant déjà reçu le 19 décembre 2013 dans l’émission L’Entretien du jour. Mais celle de mai dernier a reçu une audience bien plus large, du fait de l’évolution de la situation militaire sur le terrain qui a imposé une réalité nouvelle, marquée par les victoires du Front Al-Nosra sur les forces du régime syrien pour lesquels cette faction de l’opposition syrienne est considérée comme étant l’ennemi principal. L’organisation d’Al-Nosra s’est en effet davantage consolidée, elle est devenue sur le terrain la deuxième force après celles du régime qui disposent d’une réserve d’armes lourdes et de soutien logistique important et qui sont déployées à pleine capacité.

Quel mode de gouvernance ?

Au cours de cet entretien, Al-Joulani a mis à profit les victoires réalisées dans le gouvernorat d’Idlib par Al-Nosra et son allié le groupe Armée du Fatah. Son interlocuteur, le journaliste Ahmad Mansour, connu pour son obédience islamiste, s’est employé à mettre en avant la personnalité de leader d’Al-Joulani, l’importance et le poids de l’organisation et le fait que « le peuple syrien aime Jabhat Al-Nosra, l’organisation d’Al-Qaida et le cheikh Oussama Ben Laden. »

Dans ses propos, Al-Joulani transforme la population syrienne en individus dociles dans un État islamique qu’il aspire à construire, un État qui s’appuie « pour définir son mode de gouvernance, sur les expériences des musulmans au cours des cent dernières années », dont les interventions djihadistes en Afghanistan, en Syrie et en Égypte. Ces expériences deviennent un héritage et une base sur lesquels s’appuyer selon lui pour fonder l’État islamique en Syrie. C’est donc avec aisance et sans ambages qu’Al-Joulani tranche la question de l’identité des Syriens, assimilant clairement la fierté des miliciens d’Al-Nosra à remporter des victoires ponctuelles à la volonté réelle des Syriens, leurs appartenances multiples et leur besoin d’inscrire dans la modernité les structures du nouvel État à construire. Une modernité dont les citoyens avaient fait preuve à travers les comités de gouvernance civile constitués à l’initiative des habitants eux-mêmes en 2012 et 2013, avant qu’ Al-Nosra ne contrôle le terrain, interdisant ces comités et poursuivant leurs initiateurs, comme ce fut le cas à Saraqeb et Bebdama.

À travers cette interview, Al-Jazira a tenté de présenter Al-Joulani comme le sauveur et le fondateur d’un avenir qui s’est rapidement réduit à l’islamisme. Ce qui pose un problème réel quant au rôle des différents acteurs — dont les médias — dans la construction des appartenances syriennes et leur consécration dans l’espace social.

Polarisation confessionnelle

Al-Joulani a de bonnes raisons d’étayer ce discours. Son organisation bénéficie d’une bonne réputation dans les régions bombardées par le régime et dans les régions périphériques reprises à ce dernier. Cette réputation est un capital important, d’autant qu’Al-Nosra assure un approvisionnement satisfaisant en produits alimentaires, eau potable et électricité dans les régions qu’il contrôle, ce qui permet à son leader de plaider pour l’application des principes de la charia, dès lors que son organisation parvient à gérer le quotidien des habitants.

Le Front Al-Nosra contrôle des régions essentiellement sunnites. Les quelques régions habitées par des populations de confessions différentes qu’il a réussi à contrôler se sont vidées de leurs habitants. C’est qu’Al-Nosra a mauvaise réputation du fait du traitement infligé aux autres communautés confessionnelles, ce qui décourage les habitants de revenir. Il convient toutefois de signaler que ces régions non sunnites se comptent sur les doigts de la main et constituent une infime portion du territoire contrôlé par Al-Nosra.

Sans prévenir, alors que la nouvelle de l’interview se propageait et que la population du littoral s’interrogeait sur la diffusion de l’événement, le régime a modifié les horaires du rationnement de l’électricité. C’est là un privilège qui ne survient que lorsque Bachar Al-Assad apparaît pour un discours à la télévision. Au même titre que le chef de l’État, Al-Joulani aura bénéficié d’une heure entière de courant électrique, pu tenir le discours qu’il souhaitait devant un public bien plus grand, celui d’Al-Jazira, dont la fréquence satellite habituellement brouillée s’est clarifiée comme par magie... Même la radio syrienne Sham FM, très écoutée, a largement fait connaître l’événement et lui a consacré des analyses extensives.

Les citoyens ordinaires ont pu suivre sur les écrans l’émir du Front Al-Nosra, célèbre parmi la population loyaliste et les médias du régime. Pour comprendre l’ampleur de l’événement, il importe de souligner que le régime a placé cette faction dans sa ligne de mire depuis sa constitution, omettant d’évoquer les autres milices et les milliers de soldats qui avaient déserté l’armée pour se constituer en brigades combattant l’armée régulière.

La peur nourrie parmi la population loyaliste à l’égard du Front Al-Nosra vient de ses positions takfiristes à l’égard des minorités musulmanes non sunnites. Une peur confirmée par le discours adopté par Al-Nosra dans ses communiqués adressés essentiellement à la communauté alaouite. Mais aussi, nombreux sur Youtube sont les extraits de faits d’armes ou de harangues dans lesquels des combattants d’Al-Nosra ou leurs alliés s’adressent au régime en tant qu’apostat car alaouite (nussairi).

C’est dans une ambiance de peur panique que vivent les populations loyalistes du littoral syrien, dont la majorité est alaouite. Les miliciens du Front Al-Nosra sont à leurs yeux les meurtriers de leurs enfants et les apologues de la guerre civile. La propagande du régime met unilatéralement l’accent sur Al-Nosra, ne donnant à voir au public que ce fragment de l’opposition. Les loyalistes ne font même pas cas de l’organisation de l’État islamique (OEI), ennemi lointain comparé à Al-Nosra dont le danger semble plus proche ; sans compter que des rumeurs circulent selon lesquelles Rami Makhlouf, cousin du président, s’approvisionne en pétrole auprès de l’OEI (assurant ainsi une partie du besoin en carburant du littoral).

La propagande du régime, au cours des cinq années écoulées, a contribué activement à accentuer la polarisation confessionnelle dans le pays. Le déni par le régime d’autres courants de l’opposition, tels que les officiers de l’Armée syrienne libre et les autres brigades militaires, a eu un double effet : d’une part orienter dans une direction confessionnelle la haine des populations loyalistes ; d’autre part, en amplifiant l’importance d’Al-Nosra, rendre les opposants dépendants de cette même faction pour venir à bout du régime.

Les médias du régime et les pages loyalistes des réseaux sociaux s’en sont pris violemment à Al-Jazira pour avoir reçu sur ses plateaux un terroriste ayant fait allégeance à Ayman Zawahiri, le chef d’Al-Qaida. Des extraits sur YouTube d’exécutions sommaires d’alaouites perpétrées par des combattants djihadistes, ou encore des fatwas dans lesquelles les alaouites sont promis à une mort certaine, ont été réactivés avec force sur la toile.

Les alaouites moyennement rassurés

Mais Al-Joulani a créé la surprise en s’employant à atténuer l’impact de la première interview, particulièrement virulente à l’égard des confessions non sunnites. Il assure désormais que les combattants de Nosra « ne pointeront pas leurs armes contre ceux qui ne les combattraient pas ». Il cherche ainsi à dissiper les rumeurs de nettoyage ethnique annoncées par les médias si Al-Nosra entrait dans les villages et les villes alaouites — qui constituent toujours la réserve de combattants du régime.

Rassurant, le discours ne l’était cependant pas outre mesure : Al-Joulani accuse quand même les minorités musulmanes d’être dans l’erreur au plan doctrinal. Dans son interview, il promet que « les experts en charia d’Al-Nosra expliqueront la véritable doctrine aux alaouites, pour les ramener dans le droit chemin. » Autrement dit, Al-Joulani ne reconnaît pas aux alaouites le droit d’avoir leur propre doctrine. À ce propos, il cite l’expérience entreprise par Al-Nosra à Idlib, où se trouvent quelques villages druzes : « Après un dialogue avec eux, les habitants sont revenus à la raison et se sont conformés aux termes de la doctrine et de la vraie religion. »

Bien qu’adouci, ce discours est loin de satisfaire le public loyaliste, cela va de soi. Le propos lénifiant passe d’autant moins qu’Al-Nosra continue de tuer des alaouites sur leur seule appartenance confessionnelle, dans de nombreuses régions, et de publier les exécutions sur Internet accompagnées de harangues menaçantes. La grande majorité des alaouites s’est ralliée aux positions des médias du régime, qui ont repris après l’interview le même discours offensif qu’ils avaient auparavant à l’égard de l’organisation.

Néanmoins, la manière dont la population a attendu l’interview d’Al-Joulani montre qu’une voix autre a été entendue et prise en compte, bien que versant directement dans l’interprétation voulue par le régime. Que la population syrienne est confusément en quête d’une issue. Entre la manière dont Al-Joulani a tracé les contours d’une identité syrienne imaginaire à venir d’un côté et la probabilité d’une forte réaction en faveur du régime de l’autre, les Syriens continuent d’être pris en tenailles dans le conflit sanglant qui oppose des groupes armés.

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