Orient XXI. — L’Union juive française pour la paix (UJFP) a mis en circulation une série de dix clips contre le racisme. Affirmer un nouvel antiracisme, que vous définissez comme politique et décolonial fait partie de vos combats ; en quoi le fait d’être juifs en fait-il un combat spécifique ?
Michèle Sibony. — Parler du racisme en assumant une parole, une expression juive, vouloir lutter contre le racisme en commençant par prétendre avoir un point de vue spécifique sur le racisme en général — pas seulement sur l’antisémitisme, cela peut paraître bizarre. Nous avons voulu montrer que le racisme n’est pas divisible. Toutes les attitudes et toutes les politiques de rejet, d’exclusion, de persécution, d’épuration ethnique sont à combattre.
Qu’est-ce que c’est, un « point de vue juif » ? Il y a un ordre de distribution de la parole juive dans ce pays. On la donne très majoritairement à des organisations extrêmement « radicales », c’est-à-dire très sionistes, qui instrumentalisent l’antisémitisme et l’islamophobie d’une manière particulière.
O. X. — De quelle manière ?
M.S.— Le projet sioniste en France consiste à empêcher toute critique du sionisme et d’Israël. Pour ce faire, il existe des outils bien rodés. Le premier consiste, si j’ose dire, à appuyer sur la touche « antisémitisme ». Si vous critiquez la politique israélienne, c’est que vous êtes antisémite. Le deuxième outil sert à désigner l’ennemi ou à participer à la désignation de l’« ennemi intérieur », c’est-à-dire les musulmans. Au fond, on est pris dans l’idéologie néoconservatrice de la défense d’un Occident judéo-chrétien, dont le grand ennemi est l’islam. Les juifs étant désormais plus ou moins inclus dans l’Occident, il serait logique qu’ils soient attaqués, puisque les musulmans attaquent l’Occident. Ceux qui refusent cette logique justifieraient le terrorisme.
Ce n’est pas la position de l’UJFP. Le racisme, quel que soit son objet, est pour nous un outil politique, de domination et de division, et nous voulons le dénoncer en tant que juifs. Nous sommes convaincus que l’existence de cette « autre parole juive » en France est très importante, que sa visibilité est importante. Or, nous n’avons en général pas accès aux médias, même s’ils nous ont tout de même permis de nous exprimer pendant l’offensive israélienne à Gaza en 2014. Car quand Gaza est attaquée, la presse vient nous voir pour avoir une sorte de contrepoint de ce qui est répété à l’antenne par tous les pseudo-représentants habituels d’une opinion juive considérée comme unifiée.
O. X. — Dans quel contexte avez-vous eu l’idée de faire une série de clips et pourquoi ?
M.S. — En mars 2016, nous avons publié Une parole juive contre le racisme1, un livre construit de manière assez didactique et systématique. Il s’adresse à un public large d’élèves, de professeurs, d’éducateurs qui souhaitent faire le point sur le racisme et sur les moyens de le combattre ensemble. Sa publication a reçu le concours du Commissariat général à l’égalité des territoires. Cette première édition est à présent épuisée. Une seconde légèrement augmentée sortira en janvier ou février 2018, plus précise et détaillée sur les points d’analyse politique qui nous intéressent à propos du racisme et de son instrumentalisation.
Mais les plus jeunes parmi les militants avaient très envie de se confronter à la mouvance d’extrême droite raciste animée par Alain Soral et l’humoriste Dieudonné. Or, la diffusion des idées de ces personnages passe beaucoup par la vidéo et les jeunes de l’UJFP avaient envie d’un projet qui réponde sur le même terrain. Nous avons donc commencé à explorer cette piste, mais le projet s’est révélé plus complexe que nous le pensions et nous avons compris que nous ne saurions pas le réaliser tout seuls, ni même avec nos partenaires associatifs. Le projet n’émergeait pas, aussi nous avons demandé son aide au réalisateur franco-israélien Eyal Sivan. Pour lui, le meilleur moyen de parler du racisme c’était au fond de parler de nous, à partir de nos individualités, de nos trajets singuliers, de nos histoires familiales. Il faisait le pari que l’on finirait par retrouver ce qui faisait sens commun, ce qui rassemblait tous les militants dans l’association. « C’est ce que vous avez à dire en tant que juifs et sur vous-mêmes et votre militantisme sur ces questions-là qui fera le contenu », nous a-t-il assuré.
Le bureau national de l’UJFP a formulé une série de questions et de thématiques puis a lancé un appel à une soixantaine de militants à qui il a été proposé de participer. Ils ont d’abord répondu à un questionnaire par écrit — c’était une manière de faire réfléchir chacun sur ce qu’il pourrait avoir à dire — ; ils ont ensuite été filmés en studio. Chaque militant a été interviewé pendant une demi-heure. Cela fait au total 35 fois 30 minutes. Le corpus de paroles a ensuite été découpé et monté par thèmes. Un gros travail, qui peut expliquer les forces et les faiblesses des clips.
O. X. — Les forces, nous les connaissons, elles sont dans l’émotion suscitée par ces parcours singuliers, la sincérité et l’engagement des militants sur chacun des sujets traités. Mais quelles en sont les faiblesses, selon vous ?
M.S. — On m’a dit qu’il y avait des clips meilleurs, plus forts que d’autres. Nous nous sommes également rendu compte, par exemple, que sur le sujet du racisme et du féminisme très peu de gens — et en majorité des femmes — avaient des choses à dire, ce qui nous a beaucoup interpellés. Nous voulions faire entendre quelque chose de notre positionnement sur les différentes manipulations autour de tous les racismes. L’essentiel a été dit, il me semble, ce n’est toutefois pas forcément approfondi. Bien sûr, le séquençage en phrases peut apparaître comme une faiblesse récurrente dans les argumentations, puisqu’il n’y a pas de discours construit par une seule personne, mais l’ensemble est structuré par un même plan : exposé du sujet, argumentation, exemples, retour au sujet.
Quand les membres du bureau national ont vu le résultat, ils étaient à la fois contents et émus par ce mélange de singularités, cette diversité et cette harmonie étonnantes.
O. X. — Le rapport entre racisme et féminisme est très important, et cette question fait sans doute l’objet de la plus grande manipulation. Cependant, si on en est conscient dans les milieux militants, il semble difficile de l’expliquer...
M.S. — En même temps, je me souviens de deux interventions. L’une dit : « moi j’ai toujours cru que le socialisme règlerait toutes les questions, et puis je me suis rendu compte que comme femme j’avais quelque chose de spécifique à dire, et que comme juive sur le sionisme et ses manipulations j’avais autre chose à dire ». L’autre intervention, c’est celle de S. qui dit que jamais, au nom du féminisme, elle accepterait d’ostraciser ses sœurs musulmanes. Ce que dit A. est important aussi : elle a été féministe dans les années 1970-1980, à une époque où on ne voyait aucune femme racisée dans les réunions et les débats. C’est ainsi : il y a des points aveugles qu’on commence à peine à découvrir. Mais dans le cadre de l’instrumentalisation du racisme aujourd’hui, toute mise en question est inaudible par la plus grande partie de la population qui l’assimile automatiquement à de l’« islamo-gauchisme ». C’est-à-dire la délégitimise. C’est assez ahurissant, mais l’antiracisme décolonial ne passe pas en France. Le débat est bien en train de monter, parce qu’il y a des gens qui ont besoin d’en parler, il reste néanmoins confiné à des cercles restreints, avec une division profonde dans la réflexion.
O. X. — Ce débat n’est-il porté que par le Parti des indigènes de la République (PIR) ?
M.S. — Pas seulement, même si le PIR a défriché le terrain, ce qu’on ne peut pas nier. Mais cette mouvance est ostracisée. Le camp d’été décolonial en a été un exemple. Ses organisateurs ont été accusés de racisme car il aurait été interdit d’accès aux « blancs ». Pourtant, il y a des milliers d’associations en France dont les membres se réunissent entre eux, sur des tas de sujets, et on ne les accuse pas de sectarisme pour autant.
O. X. — Y a-t-il des clips qui ont plus de succès que d’autres, et si oui, lesquels ? Avez-vous des explications sur les préférences du public, le cas échéant ?
M.S. — Oui, il y a des clips qui marchent nettement mieux que d’autres. « Antisémitisme/antisionisme » est celui qui a été le plus vu. Ensuite, il y a « Pourquoi une parole juive ? » et « Qui sommes-nous ? » En-dehors du fait qu’on sent un besoin d’éclaircissement de certaines notions, je conclus à un vrai besoin d’entendre justement ces autres paroles juives. Ceci dit, le buzz dépend aussi beaucoup de nos capacités militantes pour diffuser les clips sur les réseaux sociaux, des réseaux personnels et aussi du temps que chacun peut y consacrer. Par ailleurs, et malgré l’organisation d’une conférence de presse où seuls deux journalistes sont venus, nous n’avons eu qu’un seul article, dans Politis. Un silence qui fait système : ne pas en parler sert à neutraliser le propos.
O. X. — Les clips sont accessibles sur YouTube, Facebook ou sur votre site, mais en faites-vous une utilisation dans un cadre militant ?
M.S. — Je reviens de Genève où j’ai fait deux interventions publiques sur le sujet « antisémitisme/antisionisme », et j’ai commencé mes deux conférences par le clip, très bien accueilli à chaque fois, et qui permet d’ouvrir le sujet. Tous nos militants vont faire de même dans leurs interventions publiques car nos clips recoupent des débats du moment, sur lesquels nous sommes invités. C’est un outil de travail. Par ailleurs, ces dix thématiques constituent désormais nos meilleures réponses à des questions qui nous sont sans cesse posées : « Pourquoi parlez-vous en tant que juifs ? », « Que pensez-vous de la laïcité ? », « Qui êtes-vous, l’UJFP ? »
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1Syllepse, mars 2016. — 96 p. ; 5 euros.