Le petit écran de télévision autour duquel ma mère âgée et ses proches se réunissent tous les soirs à Wadi Bana, leur village situé près de la ville d’Ibb, au centre de la zone montagneuse du nord du Yémen, leur fournit habituellement une fenêtre de divertissement et de rire. Ces images leur permettent en effet de s’évader du terrible quotidien de la guerre. La télévision est branchée sur une modeste installation solaire qui n’offre qu’une heure d’énergie par jour. Chaque instant est dès lors précieux. Ces derniers temps, lorsque je téléphone depuis Sanaa à ma maman pour prendre de ses nouvelles, elle se plaint de ne plus pouvoir regarder ses émissions préférées. Toutes les chaînes ont depuis le mois d’octobre remplacé leurs programmes par des éditions spéciales autour de l’affaire du meurtre de Jamal Khashoggi dans le consulat saoudien à Istanbul. Ma mère est ainsi devenue une experte. Quand je lui pose des questions sur sa santé, elle me parle des dernières révélations macabres livrées par les médias turcs ou autres.
Ce qui interroge bien des Yéménites, ce n’est pas seulement pourquoi le monde entier se soucie tant de cet homme alors que des milliers et des milliers de Yéménites ont été tués et le pays tout entier détruit par la guerre menée par les Saoudiens et les Émiratis avec le soutien des États-Unis. Ce « deux poids, deux mesures » a été rapidement relevé et illustre le mépris auquel les Yéménites sont confrontés depuis le début du conflit en 2015. Du caractère occulté de celle-ci, chacun a bien conscience et se sent comme impuissant.
Dans leurs discussions informelles, les Yéménites relevaient un autre aspect de l’affaire. Ils ne pouvaient ravaler une forme de rancœur, retenant une image différente de celle du défenseur des droits humains qui a aujourd’hui cours. Bien avant que Jamal Khashoggi ne commence à écrire des articles pour le Washington Post, et donc avant sa brouille avec le pouvoir saoudien auquel il ne manquait jamais de faire allégeance auparavant, le journaliste entretenait une relation compliquée avec le Yémen. Ainsi était-il souvent perçu négativement, rendant plus nuancée qu’ailleurs la réaction de nombreux habitants de ce pays à son meurtre brutal. Qui pourrait leur en vouloir ?
La « hauteur morale » du régime saoudien
Pendant plusieurs années, Jamal Khashoggi a été connu seulement des élites au Yémen. Celles-ci suivaient ses écrits, ses interviews et ses tweets, estimant qu’en tant que proche des décideurs saoudiens, notamment des services de renseignement, il était une bonne source pour prédire les mauvais coups préparés à Riyad contre le Yémen. Khashoggi était ainsi assimilé à l’ingérence saoudienne dans les affaires du Yémen. Sa prose était renvoyée à la propagande du royaume, reflet des positions de la famille Al-Saoud.
Au début de la guerre actuelle, en mars 2015 (et même quelques mois auparavant, fin 2014), Jamal Khashoggi était apparu comme un partisan résolu de l’intervention militaire décidée par Mohamed Ben Salman, alors ministre de la défense. Les effets catastrophiques de cette offensive ont tôt fait de se manifester, mais le journaliste a mis du temps avant de changer d’avis. Ses tweets, ses écrits et ses interviews télévisées avant le déclenchement de l’opération Tempête décisive portaient un discours sans compromis, insistant sur le danger représenté par l’expansionnisme de l’Iran et la nécessité de convaincre les alliés tels que les États-Unis de se joindre à l’Arabie saoudite pour affronter la République islamique au niveau régional. Il se focalisait alors sur le soutien iranien apporté au mouvement houthiste lors de la prise de contrôle de Sanaa en septembre 2014. Ce soi-disant soutien manquait pourtant cruellement de preuves, mais Khashoggi n’hésitait pas à signaler en février 2015 dans un tweet que les avancées houthistes « généraient un nouvel Etat révolutionnaire ». Par son influence, il portait une voix favorable aux services de renseignement saoudiens et légitimait le recours à la violence ainsi que de nombreux raccourcis analytiques. À travers ces derniers, il a contribué à transformer un conflit politique interne au Yémen en une guerre par procuration aux ramifications confessionnelles.
En relisant sa production de l’époque, chaque Yéménite peut mesurer combien Jamal Khashoggi a alors servi la propagande du régime saoudien, jetant les bases de son intervention.
Une fois la guerre déclenchée, il a continué à diffuser le même message, évoquant les relations entre les rebelles houthistes et l’Iran. En janvier 2016, dans l’émission de la BBC Hard Talk (et alors même que l’échec de l’offensive devenait évident), Jamal Khashoggi maintenait sa grille de lecture : « Les Iraniens soutiennent un parti confessionnel qui a détourné le processus politique au Yémen. Tout cela a entraîné un effondrement du Proche-Orient ». Il ajoutait : « Nous devons réparer le Proche-Orient. Ce serait beaucoup mieux si les Iraniens retiraient leurs milices de la Syrie [et du Yémen], entamaient des discussions avec nous, les Saoudiens, et parlaient de paix. S’ils ne peuvent pas faire cela, il leur suffit de quitter le Proche-Orient. Qu’ils retournent en Iran et nous laissent réparer nous-mêmes le Proche-Orient. » Tant de loyauté exprimée rapprochait son discours de celui diffusé par la chaîne Fox News quand elle défend Donald Trump et les républicains !
Ce n’est qu’une fois qu’il a fui l’Arabie saoudite, trouvant un refuge sûr aux États-Unis, que Jamal Khashoggi a remodelé sa position sur « l’implication négative de l’Arabie saoudite au Yémen ». En 2018, il a enfin appelé son gouvernement à mettre fin le plus rapidement possible à ce conflit. Cependant, même avec cette nouvelle phase, ses critiques restaient bien modérées, évitant toute condamnation et semblant au moins aussi préoccupées par le statut international de l’Arabie saoudite que par les dizaines de milliers de morts yéménites. Comme il l’écrivait dans une chronique publiée par le Washington Post le 11 septembre 2018 : « Le Royaume ne peut pas avoir en même temps une zone de guerre ouverte à sa frontière méridionale, la confiance des marchés internationaux et une image de hauteur morale. » Par-delà la guerre, chaque Yéménite sait combien la stratégie saoudienne au Yémen a toujours été faite de duplicité, semant la division et les destructions. Dès lors, pour eux, l’idée même d’un royaume saoudien jouissant d’une image de hauteur morale apparaissait comme risible.
Expulser les étrangers
Enfin, un grand nombre de Yéménites ont pu se remémorer les écrits de Jamal Khashoggi contre les travailleurs étrangers en Arabie saoudite. Il s’associait notamment à la politique du prince héritier Mohamed Ben Salman d’expulsion de dizaines de milliers de travailleurs yéménites. Ceux-ci ont longtemps offert une main-d’œuvre bon marché dans le royaume avant de devenir les boucs émissaires d’un État saoudien confronté au chômage. Environ un million de Yéménites vivent encore en Arabie saoudite et envoient plusieurs milliards de dollars par an vers leur pays. Ils sont ainsi une bouée de sauvetage pour leurs proches dans ce qui constituait, avant même la guerre et la terrible catastrophe humanitaire dont les Saoudiens sont responsables, le pays le plus pauvre et le moins développé du monde arabe. « L’Arabie saoudite ne devrait pas revenir sur sa décision d’imposer de nouvelles taxes à la main-d’œuvre étrangère travaillant en Arabie saoudite », écrivait-il ainsi le 7 septembre 2018. Il poursuivait : « Nous devrions continuer à "arabiser" et à nationaliser les emplois et le marché du travail. Nous devrions même criminaliser tous ceux qui dissimulent de tels phénomènes illégaux dans notre pays ».
Encourageant l’expulsion des étrangers, et particulièrement des Yéménites, il ignorait là volontairement combien ces emplois constituent, en temps de guerre, un filet de sécurité impératif pour la société yéménite.
Le royaume avait déjà expulsé un million de travailleurs yéménites en 1990 en réponse à la position du gouvernement d’Ali Abdallah Saleh suite à l’invasion du Koweït par Saddam Hussein. Les mesures contre les Yéménites s’étaient ensuite multipliées, bien que de moindre ampleur. En 2013, l’Arabie saoudite reprenait les expulsions à grande échelle. Jusqu’à 2 000 travailleurs yéménites par jour ont été ainsi renvoyés chez eux dans le cadre de la nouvelle législation du travail.
L’accession au trône du roi Salman en janvier 2015 puis le dévoilement du plan de développement « Vision 2030 » portée par son fils Mohamed Ben Salman visant à moderniser le pays et à diminuer le taux de chômage ont confirmé cette stratégie concernant les étrangers. Depuis 2017, plus de 100 000 Yéménites ont été expulsés. Ceux-ci ont été renvoyés sans ménagement dans leur pays en ruine. Certains observateurs se demandaient même si une telle politique n’était pas contre-productive, amenant les nouveaux chômeurs, souvent emplis de sentiments négatifs à l’égard des Saoudiens, à prendre les armes aux côtés des houthistes.
Ironie du sort
Ainsi, pour une large part de la population yéménite affectée jusque dans sa chair par les politiques d’un pouvoir saoudien longtemps soutenu et encouragé par les commentaires de Jamal Khashoggi, tant avant qu’après son exil auto-imposé du royaume, sa disparition brutale ne pouvait être perçue sans un certain recul. Certes, les Yéménites ont compris que la couverture médiatique massive du meurtre de Jamal Khashoggi et les critiques venus des capitales occidentales ont permis depuis plusieurs semaines de braquer les projecteurs sur leur conflit, insistant sur la stratégie criminelle portée par Mohamed Ben Salman au Yémen. Par ce biais, les complicités occidentales, américaine, britannique, mais aussi française, ont commencé à faire l’objet d’un débat public.
Car, à travers le sort funeste réservé par les services saoudiens à l’un de leurs anciens thuriféraires, le monde comprend désormais mieux une dynamique de violence et de destruction que les Yéménites connaissent trop bien et depuis longtemps. Cette nouvelle et indéniable prise de conscience internationale du modus operandi saoudien conduira-t-elle à la fin du calvaire humanitaire que subissent depuis bientôt quatre ans tant de Yéménites ? Eux ne peuvent que l’espérer.
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