Purges et guerres, la fuite en avant du président turc

Interview de l’universitaire Ahmet Insel · Dans cet entretien accordé à Orient XXI, le politologue Ahmet Insel revient sur le coup d’État avorté contre le gouvernement de Recep Tayyip Erdogan. L’occasion d’opérer des purges à grande échelle et de mater l’armée et toute opposition n’a, elle, pas été ratée. Ce climat de tension intense a fini par conduire la Turquie à mettre le pied en Syrie, officiellement pour combattre l’organisation de l’État islamique ; en réalité, pour contrer l’avancée des Kurdes syriens, sa véritable obsession.

Ahmet Insel.
Chris Den Hond, septembre 2016.

Chris Den Hond. — Le 15 juillet 2016, des F-16, des chars et des soldats sortent de leurs casernes à Istanbul et à Ankara. Un coup d’État ou un coup monté par Recep Tayyip Erdogan lui-même ?

Ahmet Insel. — C’est un vrai coup d’État. Si on a l’impression qu’il a été exécuté par un groupe de « pieds nickelés », c’est parce qu’il a raté. Et il a raté parce qu’il y a eu fuite. Les putschistes ont ainsi été obligés de passer à l’acte plus tôt. Il n’y avait pas que des gülénistes qui étaient impliqués : il y avait aussi des officiers ordinaires de l’armée turque qui pensent que la Turquie va mal, que le gouvernement est corrompu et qu’il faut prendre le pouvoir. Une fois qu’Erdogan a compris que le coup d’État avait avorté, il a tout fait pour le transformer à son avantage. À qui profite le crime ? Oui, il y a crime, cela profite au pouvoir, pourtant cela ne veut pas dire que le pouvoir est à l’origine du crime.

C. D. H. Erdogan a demandé aux États-Unis l’extradition de Fethullah Gülen, qu’il considère comme l’instigateur du coup d’État. Les États-Unis ont refusé. Est-ce la raison pour laquelle le président turc s’est tourné vers Moscou et Téhéran ?

A.I. — À partir de mars 2016 — donc avant le coup d’État —, les relations avec la Russie avaient déjà commencé à s’améliorer, avec les excuses de la Turquie à Moscou pour l’avion russe abattu par l’aviation turque en Syrie. Au printemps dernier, la Turquie se trouvait au summum de son isolement diplomatique international. Recep Tayyip Erdogan était très mal perçu par les Occidentaux. La Turquie subissait un embargo sur ses exportations, et sur le tourisme. Les Iraniens faisaient monter la pression en soutenant les Kurdes de Syrie, qui représentent une hantise majeure pour le Parti de la justice et du développement (AKP) au pouvoir et pour l’armée turque.

Le gouvernement a voulu sortir de l’isolement en rétablissant ses relations diplomatiques avec Israël. Israël versera une compensation pour les victimes du bateau Mavi Marmara1. Et à partir de juin 2016, des officiels turcs, dont le nouveau premier ministre Binali Yildirim, ont commencé à dire que s’assoir autour d’une table de négociation avec Bachar Al-Assad dans une période de transition était envisageable. Erdogan est apparu alors sur la scène internationale comme l’homme fort qui a su déjouer le coup d’État. Il en a profité pour mater totalement l’armée et ainsi faciliter une intervention en Syrie.

L’armée avait déjà été pas mal bousculée par des procès truqués organisés par des policiers et des juges gülénistes (du temps où l’AKP et Gülen travaillaient main dans la main). Or l’un des obstacles majeurs à une intervention en Syrie était justement la réticence de l’armée turque. Mais avec un tiers de généraux arrêtés, à peu près 7 000 officiers rayés du cadre de l’armée et les autres sous la menace d’une suspension, d’une exclusion ou d’une mise en retraite, elle est aujourd’hui totalement soumise au pouvoir gouvernemental et n’est donc plus un frein pour l’entrée de la Turquie en Syrie. Sa « réconciliation » avec la Russie lui a permis d’entrer en Syrie, ce qu’elle ne pouvait pas faire auparavant. Elle pouvait seulement bombarder depuis son territoire, pas plus.

C. D. H. — Pour se joindre à la lutte contre l’organisation de l’État islamique ?

A. I.— L’intervention a en effet été justifiée comme faisant partie de la lutte contre l’organisation de l’État islamique (OEI), Ankara est en fait obnubilé par la question kurde en Syrie. Comme les Kurdes syriens des Unités de protection du peuple (YPG) et l’alliance kurdo-arabe des Forces démocratiques syriennes (FDS) venaient de chasser l’OEI de la ville de Manbij, à l’ouest de l’Euphrate, ils avaient franchi la ligne rouge pour Ankara. L’entrée de la Turquie en Syrie vise plus à contrer les Kurdes syriens qu’à chasser l’OEI ou les ex Al-Nosra du front Fatah Al-Cham.

L’obsession turque sur la question kurde est le fait tout à la fois de l’État, du gouvernement Erdogan, des militaires, des nationalistes et des kémalistes. D’abord parce que le pays n’a pas résolu le sujet en Turquie même, là où vivent la majorité de ceux de la région. Ensuite, si les 900 kilomètres de sa frontière avec la Syrie — qui est plate et non montagneuse comme celle avec la région kurde en Irak — deviennent une entité autonome kurde en Syrie, cela change totalement la donne pour les Kurdes de Turquie. L’État sait que frustrés, ils peuvent facilement suivre l’exemple de leurs camarades en Syrie pour plus d’autonomie. Deuxièmement, les Kurdes syriens sont en grande partie sous l’hégémonie des YPG, elle-mêmes très liées au Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) ; par conséquent, la création d’une zone sous contrôle kurde sur toute la frontière syrienne équivaut à l’installation du PKK sur 900 kilomètres.

C. D. H. — Pourquoi la Turquie n’a-t-elle pas ce problème avec les Kurdes d’Irak, ou du moins avec la direction de Massoud Barzani, président du gouvernement régional du Kurdistan en Irak ?

A. I. — Parce qu’en Irak, le PKK se trouve loin dans les montagnes de Qandil. Les Kurdes d’Irak soutiennent en majorité Barzani (Parti démocratique du Kurdistan, PDK) et Jalal Talabani (Union patriotique du Kurdistan, UPK). Ils font moins peur. La Turquie entretient même d’excellents rapports politiques et économiques avec la région autonome kurde en Irak. Pour l’AKP d’Erdogan, Barzani apparaît aussi comme un homme pieux, religieux et conservateur, susceptible de contenir le PKK. En revanche, les Kurdes de Syrie sont une menace pour l’État turc, pas seulement parce qu’ils sont kurdes, mais également parce qu’ils sont laïcs, modernes, de gauche et influencés par le PKK.

Cependant l’entrée des forces armées turques en Syrie reste très modeste. Ce sont environ 50 chars et 400 soldats, avec une protection aérienne et le soutien des Américains pour le moment. Le pays est en train de créer la zone-tampon qu’il réclamait depuis le début du conflit. Si l’Armée syrienne libre (ASL) a pu avancer, c’est grâce à l’encadrement et à la logistique de l’armée turque. Je crois qu’elle va s’installer durablement dans une zone d’environ 40 kilomètres de profondeur et 70 kilomètres de large. L’un des objectifs de la Turquie est d’y créer une base militaire pour l’ASL avec le ralliement de résistants arabes ou turkmènes locaux. Elle briserait ainsi le rêve des Kurdes des YPG de relier Kobané à Afrin et de réaliser une unité territoriale sous son contrôle. Si la ville d’Afrin (dans le nord-ouest de la Syrie) est à majorité kurde, la zone entre Afrin et Kobané ne l’est pas.

C. D. H.La Turquie a été accusée de soutenir l’OEI, ou au moins de fermer les yeux pour le transit des djihadistes de la Turquie vers la Syrie et vice versa. Cette période est-elle terminée ?

A. I. — La facilité dont bénéficiaient des cadres de l’OEI à Gaziantep est désormais considérablement réduite. Pour la Turquie, l’organisation n’est plus composée de barbus sympathisants un peu fous ; elle est devenue un danger, d’autant plus que pour l’OEI, l’AKP n’est pas moins impie que n’importe quel gouvernement laïc et a perpétré des attentats sur le sol turc. Ainsi, l’OEI est moins bien tolérée qu’avant. De plus, l’état d’urgence a été proclamé contre le coup d’État et le « terrorisme ». Et pour l’État, il y a trois sources de terrorisme : les gülénistes, l’OEI et le PKK.

Le gouvernement a opéré des purges non seulement parmi les acteurs du coup d’État, mais aussi parmi toutes les organisations gülénistes, y compris celles qui ont pour objet des œuvres charitables par exemple. Il veut éradiquer les gülénistes. Ensuite, des administrateurs locaux zélés ont ajouté à la liste de personnes à purger tout individu ordinaire considéré comme suspect. La troisième vague d’arrestations est venue un mois après, contre tout ce qui est pour l’AKP l’hinterland du PKK : les journalistes du journal Özgur Gündem ont été arrêtés, vingt-huit maires ont été destitués dont quatre pour intelligence avec la communauté Gülen et vingt-quatre pour intelligence avec le PKK. Ces maires élus sont remplacés par des sous-préfets locaux ou des vice-préfets.

C. D. H.Tout ces bruits de bottes, ces purges… Est-ce un signe de force ou de faiblesse de l’État ?

A. I. — Il traverse actuellement une crise phénoménale. La purge ne touche pas que les gülénistes, mais aussi toute opposition kurde ou de gauche. L’infiltration des gülénistes dans l’État avait pris une proportion extraordinaire, grâce notamment au soutien de l’AKP. Aujourd’hui, même ceux qui ne sont pas gülénistes craignent d’être un jour accusés de l’être. On se trouve dans un climat maccarthyiste avec des procès staliniens. La dénonciation d’un rival ou d’un chef pour prendre sa place est devenue un mécanisme très courant. Donc l’administration est en ce moment totalement tétanisée. Si tu fais quelque chose qui ne plaît pas à tes supérieurs ou à tes collègues, il suffit d’être dénoncé comme güléniste pour perdre ton emploi.

Le mythe de l’AKP efficace ou capable de contrôler l’État est totalement brisé, cela ne veut cependant pas dire qu’il est en totale déliquescence. Tétanisé oui, et pour cela il est possible que l’État soit obligé d’assouplir l’état d’urgence. Le préfet du département de Tunceli (Dersim) a décidé de suspendre 90 % des enseignants. Chaque préfecture a créé des bureaux pour recevoir des plaintes contre les licenciements, les décisions arbitraires et abusives. Il y a énormément de plaintes. Le gouvernement va devoir gérer pendant des années des conflits et des plaintes. Une quantité phénoménale de personnes va saisir la Cour européenne des droits de l’homme et certains juristes prédisent que la Turquie pourrait même provisoirement suspendre sa signature à la Convention européenne des droits de l’homme pour ne pas devoir y répondre.

1NDLR. Le Mavi Marmara est l’un des bateaux de la « Flotille de la liberté ». Rempli de militants décidés à affronter le blocus de Gaza et d’y apporter de l’aide humanitaire, il est arraisonné le 31 mai 2010 par l’armée israélienne dans les eaux internationales. Au cours de l’assaut militaire, dix militants turcs sont tués. Les relations entre la Turquie et Israël sont rompues. Après plusieurs tentatives diplomatiques, le 27 juin 2016, les deux pays annoncent la normalisation de leurs relations. Israël s’engage notamment à verser 20 millions de dollars aux familles des dix victimes turques.

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