« Nous avons vu les conséquences de l’abandon de la légitimité et du droit international dans plus d’un lieu, y compris dans notre région », expliquait samedi 14 décembre l’émir Tamim Ben Hamad Al-Thani, prince du Qatar, dans son discours d’ouverture de la 19e édition du Forum de Doha.
Difficile de ne pas voir dans cette phrase la condamnation de la politique de sanction dont le Qatar fait l’objet depuis juin 2017. Et, contrairement à ce que laissent entendre les derniers rapprochements, le retour à la normale entre Doha et Riyad n’est pas pour demain : « Il est encore trop tôt pour parler de réconciliation, affirme une source qatarie. Il n’y a pas d’accord sur quoi que ce soit. Nous voulons des solutions à long terme, pour que cette crise ne se répète pas. Et nous refusons de revenir à l’accord de 2014. »
Pourtant, depuis la mi-novembre, plusieurs signes de détente auguraient une réconciliation entre Doha et Riyad, un an après l’étrange éloge fait par le prince héritier Mohamed Ben Salman (MBS) de l’économie du Qatar en octobre 2018, juste après l’assassinat du journaliste saoudien Jamal Khashoggi.
Le premier de ces signes a été l’invitation officielle de l’Arabie saoudite, du Bahreïn et des Émirats arabes unis à la Coupe du Golfe, qui s’est achevée le 8 décembre avec la victoire du Bahreïn. Lors de la précédente édition, l’Arabie avait refusé de se rendre à Doha, obligeant le Qatar à se désister en faveur du Koweït.
Deux semaines plus tard, un article du Wall Street Journal révélait qu’au mois d’octobre, le ministre des affaires étrangères qatari Mohamed Ben Abdourrahmane Al-Thani avait accompli « un voyage secret […] pour rencontrer de hauts responsables saoudiens ».
Enfin, autre signe important, l’invitation officielle du Qatar au sommet de Riyad, le 10 décembre. Le tout s’est fait avec le concours de la diplomatie koweïtienne qui prend de l’avance sur son rôle à la tête du Conseil de coopération du Golfe (CCG) à partir de 2020. Mais si l’accueil saoudien pour le sommet de Riyad a été on ne peut plus chaleureux avec une réception de la délégation qatarie par le roi Salman, l’émir a en effet préféré envoyer son premier ministre plutôt que de s’y rendre en personne.
Les Saoudiens sont demandeurs
Si les 13 conditions draconiennes exigées par l’Arabie saoudite et les Émirats (aux côtés du Bahreïn et de l’Égypte) en juin 2017 — parmi lesquelles figure la fermeture de la chaîne Al Jazeera — ne sont plus à l’ordre du jour, l’article du Wall Street Journal affirme une volonté de concession de la part des Qataris. Ils auraient proposé de couper les liens avec les Frères musulmans qu’ils sont accusés de financer, dans un geste clair d’apaisement.
Mais ce récit est erroné. Selon une source bien informée, « ce sont les Saoudiens qui ont pris l’initiative de contacter le Qatar. C’est une décision personnelle de MBS. Il a envoyé un de ses jeunes conseillers rencontrer l’entourage de l’émir lors d’un déplacement de celui-ci à Londres, en septembre, et à Tokyo en octobre. Les contacts ont abouti à la visite secrète à Riyad en octobre du ministre des affaires étrangères ».
Le fait que le prince héritier soit à la manœuvre revient à reconnaître l’impasse dans laquelle il se débat à la suite de la multiplication des « erreurs » stratégiques depuis 2015 :
➞ l’entrée en guerre au Yémen, qui s’est soldé par un échec et une crise humanitaire désastreuse à tel point que l’Arabie saoudite, après le virage américain qui exigeait d’elle la fin des frappes aériennes, envisage désormais de négocier avec les houthistes soutenus par l’Iran ;
➞ l’enlèvement du premier ministre libanais Saad Hariri en novembre 2017, dont Riyad a imposé la démission ;
➞ enfin et non des moindres, l’assassinat du journaliste Jamal Khashoggi au consulat saoudien d’Istanbul l’année suivante, et qui a fortement terni l’image du royaume sur la scène internationale.
Or, le royaume wahhabite ne peut plus se permettre d’être ainsi sur plusieurs fronts. Le roi Salman a d’ailleurs rappelé, lors du sommet de Riyad, que la région du Golfe « traverse des circonstances et des défis qui nécessitent de joindre les efforts pour y faire face », en réaffirmant que l’ennemi principal restait l’Iran. Pour ce faire, un retour au calme dans le Golfe s’imposait.
Une réalité différente de celle de 2014
Toutefois, Doha ne semble pas encline à revenir aussi promptement dans les bras de Riyad. « Les Saoudiens ont été surpris par la position de négociation de Doha », nous confie notre source. Après les difficultés auxquelles il a dû faire face dans les premiers mois qui ont suivi son boycott, le Qatar sort renforcé de cette crise, que ce soit au niveau régional, ou sur le plan de la souveraineté nationale. Et il oppose une fin de non-recevoir aux demandes concernant les deux principaux griefs formulés à son encontre en juin 2017, à savoir le soutien aux Frères musulmans et ses relations avec l’Iran.
Le ministre des affaires étrangères qatari a en effet déclaré, lors de la conférence de dialogues méditerranéens MED 2019, qui s’est tenue à Rome au début du mois, que l’accusation de soutenir les Frères musulmans était fallacieuse : « Nous n’avons pas soutenu l’islam politique ni les Frères musulmans, […] Nous n’avons de relations qu’avec les États et les peuples, et non avec les partis politiques ». Quant aux liens qu’entretient l’émirat avec l’Iran, une source de haut niveau qatarie affirme qu’il n’est pas question pour Doha de revoir ses liens avec Téhéran : « L’Iran est notre voisin. Nous partageons avec eux un champ gazier. Nous avons des divergences avec eux sur un certain nombre de points. Mais nous ne pouvons oublier qu’en 2017 ils ont ouvert leur espace aérien et leurs ports face à ceux qui nous imposaient un embargo ».
Ainsi, il ne s’agit pas pour le Qatar de revivre la réconciliation de novembre 2014 : huit mois auparavant, l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis et Bahreïn avaient rappelé leurs ambassadeurs à Doha et réclamé, déjà à l’époque, la fermeture de la chaîne Al-Jazira. Signe de bonne volonté, le prince Tamim avait alors consenti à exiger le départ de sept responsables des Frères musulmans, dont Mahmoud Hussein, le secrétaire général de l’organisation en Égypte.
Aujourd’hui, la chaîne qatarie revoit certes un peu son ton offensif quand il s’agit de MBS. Une source proche de la chaîne nous affirme que, si elle continue de « passer des informations qui ne plaisent pas à Riyad, on ne titre plus là-dessus. Et il arrive que des rédacteurs en chef de la chaîne jugent à présent certains sujets critiques à l’encontre de l’Arabie saoudite "moins importants" ».
Mais Doha tient cette fois à son indépendance, comme le souligne la source de haut niveau qatarie : « On peut discuter de tout sauf de ce qui affecte la souveraineté du pays. Il n’y aura pas d’interférence dans les affaires internes ou externes du Qatar. » Confirmation du côté d’Al-Jazira : « On parle d’un soutien officiel à l’indépendance de la chaîne cette fois, contrairement à l’accord de Riyad en 2014, quand un représentant du ministère des affaires étrangères s’est invité à l’antenne pour inciter les médias à respecter "les liens fraternels" entre les pays du CCG. »
Par ailleurs, le Qatar a plus d’une raison de ne pas courir derrière un accord : une normalisation totale de ses relations avec les Saoudiens risque de lui poser problème, car il devrait alors répondre aux sollicitations de Riyad — y compris financières — pour intervenir dans différents conflits1, et le risque de limiter sa liberté de manœuvre, à l’heure où Doha mise sur sa diplomatie et son rôle de médiateur pour asseoir sa stature régionale et internationale.
Opposition émiratie et nouvel ordre régional
« Les négociations sont bilatérales » entre Riyad et Doha, confirme notre source. Et l’article du Wall Street Journal qui parle d’une médiation des Émirats qui aurait permis le rapprochement est erroné. Ce sont « sans doute avec des sources émiraties qui ont informé le journaliste. » Tout en essayant de se donner le beau rôle, les Émiratis espéraient, en révélant les négociations au grand jour, les faire échouer.
La politique des Émirats semble en effet de plus en plus en contradiction, au moins partielle, avec celle de l’Arabie saoudite, puisqu’ils ont choisi, au mois de juillet 2019, de retirer leurs troupes du Yémen et d’ouvrir un canal de négociations avec l’Iran. En revanche, les Émiratis se refusent à toute normalisation avec Doha. Comme le confirme de son côté la source qatarie : « Nous ne discutons pas avec eux en ce moment. Mais malgré leur rôle dans l’embargo, nous avons continué à leur fournir le gaz qui alimente 40 % de leur production d’électricité. »
Sur les raisons de cette animosité émiratie, le Qatar ne se prononce pas, mais les politiques opposées menée par les deux États, au lendemain des « printemps arabes » parlent pour eux. Sans oublier le contentieux historique qui a souvent confronté les volontés d’émancipation du Qatar à celles de mainmise de son voisin, et ce depuis la période des indépendances, lorsque le premier était censé faire partie (avec le Bahreïn) des neuf Émirats arabes unis, qui n’en compteront finalement que sept.
Cette crise n’est certes pas la première du genre dans la région, comme il a été rappelé plus haut. Mais elle a la particularité de s’être tenue sous le mandat du président américain Donald Trump, dont la première réaction de soutien sans faille à l’Arabie saoudite et aux Émirats contre le Qatar (revue par la suite) a eu son effet sur les pays de la région. Ceux-ci savent désormais que l’appui étatsunien n’est plus une garantie absolue. De fait, le Golfe s’internationalise malgré lui, et de nouvelles alliances régionales voient le jour, dont la plus marquante est sans nul doute celle tissée entre le Qatar et la Turquie. Des alliances qui ne relèvent plus tant d’une vision idéologique que d’intérêts politiques et économiques nationaux, rendant possible, dans le cas de Doha, le grand écart diplomatique.
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1Les Qataris avaient déployé un millier d’hommes en Arabie saoudite, à la frontière du Yémen en 2015. Ils les ont retirés suite à la crise entre les deux pays.