À quelques encablures du musée national du Qatar dessiné par l’architecte Jean Nouvel, les lettres dorées de l’installation de l’artiste britannique Martin Creed entendent rassurer quiconque douterait du futur de la péninsule : « Everything is going to be alright » — Tout ira bien. Pourtant, derrière des slogans politiques volontaristes et l’ambition affichée d’une autosuffisance alimentaire prochaine qui apaise la population locale sur le court terme, se cache une réalité environnementale d’une tout autre nature. D’ordinaire peu enclins à s’exprimer publiquement sur ce type de sujets, les officiels qataris admettent du bout des lèvres leur sincère préoccupation face à l’épuisement des nappes phréatiques. Un rapport gouvernemental confirme que la réserve naturelle d’eau souterraine, estimée à 2,5 milliards de mètres cubes, se vide chaque année de 100 millions de mètres cubes sous la pression de milliers de puits qui nourrissent l’appétit grandissant d’un secteur agricole dont l’eau est le principal carburant. « Il n’est peut-être pas nécessaire de mentionner ces chiffres dans le reportage », suggère un fermier qatari, avec un sourire gêné.
Face à cette situation, l’ONU fait état d’un risque « d’épuisement total » de la couche géologique où l’émirat prélève 70 % des eaux souterraines qu’il consomme. Un tel scénario placerait Doha dans une situation précaire alors que le pays, qui ne dispose d’aucun cours d’eau permanent pour cause de faibles précipitations, est classé au premier rang mondial des états les plus exposés au stress hydrique. « Ce que fait le Qatar pourrait s’avérer dangereux », s’exclame Alain Gachet, un géologue français pionnier mondial dans l’exploitation des eaux profondes. Pourtant, dans les rues de Doha, l’heure est à l’unité nationale face à une offensive politique menée par l’Arabie saoudite et les Émirats arabes unis, quelques années avant le coup d’envoi de la Coupe du monde de football 2022.
Un milieu désertique
Depuis deux ans, les produits estampillés « Made in Qatar » envahissent les rayons des supermarchés de la capitale qatarie, la production agricole locale a quadruplé et la filière agroalimentaire connaît un développement sans précédent. Dans les années à venir, le Qatar ambitionne de produire localement 40 à 50 % des produits frais consommés par sa population. « Les professionnels du secteur laitier me confient que leurs usines tournent à plein régime, cela ne s’était jamais produit auparavant » s’enthousiasme Faleh Ben Nasser Al-Thani, sous-secrétaire adjoint à l’agriculture et à la pêche au ministère des municipalités et de l’environnement. Une situation qui contraste avec les années pré-blocus durant lesquelles le Qatar importait jusqu’à 80 % de ses denrées alimentaires et acheminait ses produits laitiers par camion depuis l’Arabie saoudite voisine. Pour contourner le blocus et compléter ses productions locales, le Qatar s’est doté de nouvelles routes d’importation.
Mais en dépit des progrès rapides accomplis par les fermes qataries et des subventions accordées à la filière, le prix d’un kilogramme de tomates a connu une inflation de 60 % entre 2016 et 2017. Un chiffre qui pourrait être beaucoup plus élevé si le secteur ne vivait pas sous les perfusions bienveillantes du gouvernement. En effet, l’eau extraite du sous-sol pour irriguer les exploitations agricoles n’est pas facturée aux fermiers alors que ces derniers utilisent la moitié de cette ressource hydrique rarissime pour produire le fourrage qui nourrit 60 à 70 % des 1,6 million d’animaux de ferme que compte le Qatar. « Le fourrage coûte cher en eau et quand on n’en a pas beaucoup, il faut faire très attention à ce qu’on fait », rappelle Alain Gachet pour qui la gestion d’une ressource hydrique s’assimile à celle d’un compte en banque ; « si vous consommez le capital fixe, tôt ou tard vous ferez faillite ». Conscient de l’aberration que représente la production de fourrage en milieu désertique, le ministère des municipalités et de l’environnement souhaite remplacer d’ici à 2025 l’usage d’eau souterraine pour la production de fourrage par celle des eaux usées traitées.
Chez le géant laitier qatari Baladna, qui produit 400 tonnes de lait frais et autres produits laitiers par jour, le fourrage destiné au cheptel de 12 000 vaches laitières est importé. Souriante, l’attachée de presse de l’entreprise paraphrase avec fierté l’expression prêtée à Napoléon Bonaparte : « impossible n’est pas qatari ». Pourtant, Saba Mohamed Nasser Al-Fadala reconnaît le coût environnemental de la démarche, car les vaches ne sont « pas faites pour le désert ». Pour maintenir les bovins en vie dans la chaleur étouffante des plaines arides du nord du Qatar où la température ressentie dépasse les 50 degrés en été, chaque animal requiert 700 litres d’eau journaliers, tant pour l’abreuvage que pour faire tourner les systèmes de brumisation. « L’eau est un bien tellement précieux que faire de l’agriculture dans ces conditions me paraît complètement fou. Commettre un suicide hydrique pour des raisons politiques et non pour des raisons de survie, je trouve cela un peu saumâtre », commente Alain Gachet pour qui le Qatar doit accentuer ses efforts en termes de recherche et développement agricole.
En quête d’innovation
Dans les étables de Baladna, toutes les vaches sont de race Holstein, une référence mondiale en matière de production laitière. Pourtant, l’ancien directeur général de l’entreprise, John Dore, doute de leur supériorité quand il en vient à parler de « résister à l’environnement qatari ». Selon ce fermier irlandais ayant fait carrière dans la péninsule Arabique, une race créée au Brésil fait preuve d’une meilleure adaptabilité aux températures élevées et humides : la vache Girolando. Sans ménagement, Saba Mohamed Nasser Al-Fadala balaie pourtant l’idée d’un revers de la main : « Ce n’est pas la vision des fondateurs de l’entreprise ». La communicante prend cependant le soin de rappeler l’attachement de la société à la cause environnementale et son souhait d’utiliser l’énergie solaire autant que de réduire le volume des emballages plastiques, « afin que les tortues et les dauphins aient une vie meilleure ! ».
La surexploitation de la ressource hydrique est un sujet auquel Nasser Ahmad Al-Khalaf est particulièrement attaché, conscient que 92 % de l’eau extraite du sous-sol qatari est allouée au secteur agricole. Alors que de nombreuses fermes au Qatar pratiquent encore l’ancestrale irrigation par submersion, le chef d’entreprise rappelle l’importance d’être « respectueux de l’environnement ». Al-Khalaf est l’un des premiers à avoir investi massivement dans le développement d’une technologie hydroponique façonnée pour s’adapter au climat subtropical aride du pays. Aujourd’hui, les besoins en eau de son entreprise ont été divisés par neuf et Agrico souhaite à présent se positionner en modèle afin d’entraîner dans son sillage les 916 fermes actives de la filière agricole qatarie. Un service clef en main proposé par Agrico a déjà convaincu six exploitants, et 500 000 autres mètres carrés de terres agricoles développées par l’entreprise pour le compte de ses clients sont à l’étude. Une démarche encouragée par le ministère des municipalités et de l’environnement qui avance un budget compris entre 2,5 et 3 millions d’euros pour équiper 140 fermes de ces technologies hors-sol. Une dynamique qui ravit Al-Khalaf : « Il y a beaucoup de discussions de notre côté, du côté du gouvernement et l’émir, en arrière-plan, encourage tout le monde. »
Les récentes déclarations de Cheikh Tamim Ben Hamad Al-Thani lors du sommet Action climat 2019 affirment que l’État du Qatar a pris de nombreuses mesures pour « encourager le recyclage et la réutilisation de l’eau ». De telles innovations représentent en effet un enjeu majeur pour le futur de la péninsule qatarie alors que l’assèchement des eaux souterraines accroît considérablement les niveaux de salinisation des sols. « Il existe un risque très sérieux que les sols deviennent absolument incultivables », indique Alain Gachet. En 2014, 69 % des puits du Qatar étaient classés comme étant modérément salins, ce qui implique que l’eau extraite est nocive pour les cultures sensibles.
Un manque de sensibilisation
En dépit de leur importance fondamentale, les défis environnementaux que doit affronter le Qatar demeurent souvent incompris par une large frange de la population locale. « Les Qataris sont encore loin des réalités sur ce sujet, ils ne semblent pas y voir une menace immédiate [...] Ils ne comprennent pas l’ampleur de la situation », confie Neeshad Shafi, un citoyen indien qui a cofondé le Mouvement de la jeunesse arabe pour le climat au Qatar (AYCMQA). Son ambition est de mettre en contact la société civile et les autorités locales pour ouvrir un espace de dialogue multidimensionnel où la question environnementale puisse être évoquée dans un esprit critique et constructif. Sur un ton enjoué, Neeshad Shafi rappelle que faire campagne « à la Greenpeace » n’est pas concevable, « le Qatar n’est pas un pays européen où 100 000 signatures peuvent donner lieu à une discussion au parlement précise-t-il. Notre approche consiste à comprendre les dynamiques locales, la culture, le gouvernement, les législations et se fondre au cœur du système pour favoriser le dialogue ».
Selon lui, les campagnes de sensibilisation menées par les autorités locales pour inviter la population à économiser l’eau douce prennent le problème à l’envers, car une grande partie des Qataris et expatriés ne savent pas comment le Qatar produit son eau. Rapprocher l’homme de son environnement afin d’amener à une plus grande sensibilité aux causes environnementales, c’est l’objectif que poursuit AYCMQA. « Le “Made in Qatar” a reçu un boost important avec le blocus, mais la population a oublié l’environnement », se lamente Neeshad Shafi, regrettant le manque de compréhension des enjeux liés aux ressources en eau dont font preuve les citoyens des pays du Golfe, alors que les six états membres du Conseil de coopération du Golfe (CCG) sont tous classés parmi les quinze pays au monde les plus exposés au stress hydrique. « La rhétorique dominante est que le gouvernement agira, quoi qu’il arrive. Les gens pensent donc que l’eau et les ressources naturelles sont aisément disponibles », ajoute-t-il.
Assis à la terrasse d’un café de Souq Waqif, le principal marché de la ville de Doha, Nasser Ahmad Al-Khalaf d’Agrico fait part du chemin qu’il reste à parcourir en termes de sensibilisation du grand public : « Nous utilisons encore beaucoup de sacs en plastique [...] que les gens comprennent que produire tel légume consomme moins d’eau que tel autre est encore une réalité lointaine au Qatar. » À ce jour, les réserves en eau souterraine de l’émirat s’épuisent quatre fois plus vite que les cycles naturels ne les régénèrent. « Protéger la population est totalement louable, mais le dogme politique est en train de remettre en question les lois fondamentales de l’environnement » conclut Alain Gachet. Le géologue est inquiet de constater que la politique court-termiste menée par le secteur agricole qatari en vue d’assurer l’autosuffisance alimentaire hypothèque la capacité des générations futures d’accéder aux ressources hydriques des sous-sols de l’émirat.
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