Histoire

Quand Staline soutenait Israël et réprimait les juifs

À la croisée des années 1940 et 1950, Joseph Staline engage son pays et le bloc communiste aux côtés des juifs de Palestine en lutte pour un État aussi grand et « homogène » que possible. Simultanément, il développe une répression féroce contre les juifs d’URSS.

Portraits de Lénine et Staline sur un camion défilant pendant la fête du travail à Tel-Aviv, le 1er mai 1949
Hans Pin/Israeli Government Press Office (GPO)

Le 14 mai 1947, Andreï Gromyko, vice-ministre soviétique des affaires étrangères, monte à la tribune de l’Assemblée générale de l’ONU. Les « malheurs » et les « souffrances extraordinaires » du « peuple juif » pendant la guerre, l’impuissance de l’Occident à le défendre et le sort des survivants « sans patrie, sans abri et sans moyen de subsistance » expliquent, dit-il, « l’aspiration des Juifs à la création d’un État à eux ».

L’Union soviétique se prononce pour «  un État judéo-arabe unique avec droits égaux pour les juifs et les Arabes  » mais, enchaîne-t-il à la surprise générale, « s’il se trouvait que cette solution fût irréalisable en raison des relations de plus en plus tendues entre juifs et Arabes  », elle prônerait «  le partage de ce pays en deux États indépendants, un État juif et un État arabe »1. Selon le délégué de l’Agence juive, Nahum Goldmann, ce discours « suscita le plus grand étonnement, car les milieux juifs comme non juifs avaient pris l’habitude de considérer les Soviétiques comme les adversaires acharnés du sionisme »2. Le 29 novembre 1947, Moscou votera le plan de partage décidé par l’assemblée générale des Nations unies et, le 17 mai 1948, elle reconnaîtra Tel-Aviv.

Ambassadeur soviétique à Londres, Ivan Maïski fut en 1941 le premier à contacter l’exécutif sioniste : « Dans les années 1920, nous ne pouvions que considérer le sionisme comme une agence de l’impérialisme », écrit-il. « Maintenant, cependant, toute la situation a changé. […] Si la Russie soviétique veut s’intéresser au futur du Moyen-Orient, il est évident que les juifs avancés et progressistes de Palestine représentent plus de promesses pour nous que les Arabes retardataires contrôlés par les cliques féodales3. »

Quelle volte-face ! Polémiquant avec les autonomistes culturels du Bund, Lénine, dès 1903, assurait : « Absolument inconsistante au point de vue scientifique, l’idée d’un peuple juif spécial est, par sa portée politique, réactionnaire […] L’hostilité pour les couches allogènes de la population ne peut être éliminée que lorsqu’elles cesseront de constituer un élément étranger, se fondront dans la masse de la population4.  »

Peuple ou minorité ?

Portés au pouvoir par la révolution d’Octobre, les bolcheviks libèrent les juifs des discriminations qu’ils subissaient sous le tsarisme. Ils ne les considèrent toutefois pas comme un « peuple », mais comme une minorité nationale avec sa religion, ses traditions et sa langue, le yiddish, que 85 % d’entre eux parlent. Ils croient que l’égalité en droit et l’insertion dans la vie économique, sociale et politique socialiste vont « assimiler » cette population — à laquelle ils accordent néanmoins la « nationalité » juive pour signifier son égalité avec les autres peuples soviétiques.

Pas de « peuple » juif, donc pas d’État juif. « Dès l’avènement de la République soviétique internationale, déclare en 1921 Karl Radek, au nom du Komintern, aux représentants Poale Zion palestiniens, candidats à l’adhésion, les masses juives de chaque pays passeront au travail productif et ne seront pas obligées d’émigrer […] Le programme de Palestine est un résidu des vieilles conceptions chauvinistes5.  » En 1934, une sorte de « Palestine juive » verra cependant le jour à 6 000 km de Moscou, au Birobidjan, aux confins de la Chine. «  Les prolétaires juifs ont leur patrie, l’URSS, et un État national qui leur appartient en propre », déclare alors le président soviétique Mikhaïl Kalinine.

Aveu d’échec ? Ni l’égalité légale, ni la prohibition formelle du racisme, ni même l’intégration sociale ne déracinent un antisémitisme séculaire, présent jusque dans le parti bolchevik. Isaac Deutscher observe : « Le communiste qui ne voyait pas plus loin que le bout de son nez regardait souvent les Juifs comme les derniers survivants du capitalisme urbain, tandis que l’anticommuniste les considérait comme des membres influents de la hiérarchie dirigeante6. » De surcroît, la Yevsektsia, section communiste juive, multiplie les excès, sous couvert de combattre le sionisme et la religion. La répression étatique s’engouffrera dans la brèche. Les saillies antijuives des « procès de Moscou » (de 1936 à 1938) n’empêchent pas Staline de qualifier cyniquement l’antisémitisme de « survivance des pratiques barbares du cannibalisme » et donc de « phénomène profondément hostile au système soviétique7 ».

Les zigzags de Moscou entre les juifs de Palestine et d’URSS dans les années 1940-1950 ne surprennent que ceux qui négligent cette autre donnée essentielle : la politique extérieure soviétique obéit moins à l’idéologie qu’aux intérêts d’État de l’URSS, tels que Staline les conçoit dans cette période de transition entre la grande alliance antinazie et la guerre froide. Seule Hélène Carrère d’Encausse croit encore que le « Petit Père des peuples » espérait que l’État juif se joindrait au camp communiste.

Des armes pour les groupes sionistes

Dès août 1948, Staline observe comment David Ben Gourion, fondateur et premier ministre d’Israël, accueille le premier ambassadeur américain, James Grover McDonald : « Israël salue le soutien russe aux Nations unies, mais ne tolérera pas de domination soviétique, déclare-t-il. Non seulement Israël est occidental dans son orientation, mais notre peuple est démocrate et réalise qu’il ne peut devenir fort et rester libre qu’à travers la coopération avec les États-Unis8. » Cinq mois plus tard, aux premières élections, le Maki (communiste) et le Mapam (sioniste de gauche) — que Moscou rêve d’unifier — n’obtiennent respectivement que 3,5 et 15 % des voix…

C’est donc sans illusion que Moscou déploie son soutien aux forces armées sionistes, qui combattent pour un État juif aussi grand et « homogène » que possible — c’est-à-dire épuré de ses Arabes. Dans une vision essentiellement géostratégique, l’URSS mise sur elles pour chasser de Palestine — et, au-delà, du Proche-Orient — un Royaume-Uni épuisé par la guerre et incapable d’y entretenir 100 000 hommes, qui plus est aux prises avec le terrorisme sioniste.

Les Américains se fixent le même objectif, sauf qu’eux veulent et peuvent y prendre à terme la relève des Britanniques. Convergence et rivalité : c’est qu’en 1947 s’amorce la guerre froide, dont le « coup de Prague » donnera le signal en février 1948. Les deux ex-alliés et futurs adversaires se battent pour une région décisive, voie de communication entre trois continents, détentrice des plus grandes réserves de pétrole du monde et ceinture méridionale du « camp socialiste ».

La connaissance du soutien multiforme de Moscou aux dirigeants sionistes doit beaucoup à la plongée pionnière effectuée par Laurent Rucker dans les archives soviétiques pour son ouvrage Staline, les Juifs et Israël (PUF, Paris, 2001). Le soutien soviétique, montre-t-il, s’affirme d’emblée sur le plan diplomatique. Avec les « démocraties populaires », Yougoslavie exceptée, l’URSS contribue décisivement, le 29 novembre 1947, à la majorité requise des deux tiers pour l’adoption du plan de partage. Même lorsque Washington, au printemps 1948, paraît préférer une tutelle internationale, Gromyko tient bon : « Le seul moyen de réduire le bain de sang, c’est la création rapide et effective de deux États en Palestine9. »

Premier État à reconnaître de jure Israël, l’URSS se tient à ses côtés contre les interventions militaires arabes. Sa radio loue le soldat israélien « fermement convaincu qu’il combat pour une juste cause, pour la sauvegarde de ses droits, contre les Arabes qui sont les marionnettes de l’impérialisme britannique10 ». Moscou défend aussi Tel-Aviv face aux pressions internationales en faveur du plan du médiateur Folke Bernadotte (assassiné le 17 septembre 1948 par le Lehi), puis sur la question des réfugiés palestiniens — son représentant va jusqu’à ne pas voter la résolution 194 instaurant le « droit au retour ». La première divergence n’apparaîtra qu’en décembre 1949 : sur l’internationalisation de Jérusalem.

Diplomatique, l’engagement soviétique se présente aussi comme politique : le Kremlin impose le choix du partage au mouvement communiste, quitte à diviser les communistes palestiniens et les PC arabes. Mais surtout, à partir de la fin mars 1948, il fait livrer par Prague à la Hagana de grandes quantités d’armement, y compris des chars et des avions. Un pont aérien s’ouvre entre Zatec et Israël. Au total, estime Rucker, les forces juives acquièrent pour près de 22 millions de dollars d’armes. Dont David Ben Gourion reconnaîtra plus tard qu’elles « ont sauvé le pays […]. Je doute fort que, sans elles, nous aurions pu survivre les premiers mois11 ». Sur la suggestion du secrétaire du PC israélien Mikounis, ratifiée au sommet par Ben Gourion et le futur no. 1 soviétique Malenkov, une brigade de 2 000 volontaires arrive en décembre 1948 de Prague en Israël, qui sera dispersée et versée dans Tsahal.

Rucker a mis en lumière une autre dimension décisive de l’aide de Moscou, qui incite les « démocraties populaires » à laisser « leurs » juifs aller prêter main-forte à leurs « frères » en Palestine. « Environ 200 000 Juifs d’Europe orientale sont arrivés directement […] entre 1948 et 1951, soit un tiers de l’immigration en Israël », écrit-il. Bref, pour reprendre sa formule, Staline fournit aux juifs de Palestine ce dont ils avaient le plus besoin : « des hommes et des armes ». Paradoxalement, il déclenche en même temps contre les juifs d’URSS une répression féroce que seule sa mort, le 5 mars 1953, viendra interrompre.

Vague antisémite

Pour Guillaume Ribot, auteur du documentaire Vie et destin du “Livre noir” (France 5, 13 décembre 2020), l’antisémitisme de Staline explique cette contradiction. Passé adolescent par le séminaire orthodoxe de Tiflis, il restait sans doute influencé par la prégnance des préjugés antijuifs dans l’Empire tsariste. Dès les années 1930, le procureur Andreï Vychinski ne manquait pas d’insister sur la judéité de nombre de dirigeants de l’opposition au Vojd. Mais l’antisémitisme populaire, même exploité par ce dernier, ne peut être la seule cause de la répression des années 1947-1953.

Pour comprendre celle-ci, il faut remonter à 1942, année de la constitution du Comité antifasciste juif (CAJ), à l’initiative du Politburo. Staline veut organiser le soutien avec le combat de l’URSS contre le nazisme et venir en aide aux juifs victimes du génocide nazi. Sur proposition d’Albert Einstein, deux de ses principaux dirigeants, l’acteur Solomon Mikhoels et le poète Itzik Fefer effectuent en 1943 une tournée triomphale aux États-Unis : ils y redorent l’image de l’Union soviétique et récoltent des sommes considérables.

Avec l’aval de la direction du Kremlin, le CAJ décide dès l’été 1943 de préparer un Livre noir sur l’extermination des juifs en URSS occupée. Entre l’invasion hitlérienne du 22 juin 1941 et le départ du dernier soldat allemand en 1944, près de deux millions de juifs seront exterminés, des pogroms « spontanés » aux camions à gaz en passant par les fusillades de masse. Les historiens datent de l’été 1941 le passage du massacre au génocide : lorsque les Einsatzgruppen (groupes de tuerie mobile) commencent à liquider femmes et enfants…

Que les célèbres écrivains Ilya Ehrenbourg et Vassili Grossman coordonnent les recherches donne un écho considérable à un Livre noir appelé à souligner la spécificité du judéocide dans les crimes du nazisme et de ses collaborateurs autochtones. Autant de dimensions qui déplaisent à une direction communiste désireuse de mettre en avant l’héroïsme et l’unité des peuples soviétiques.

Le Livre noir devient le baromètre de la politique de Staline vis-à-vis des juifs — jusqu’en 1947, où il est interdit. Entre-temps, la répression antisémite prend de l’ampleur. Apparus dès 1943, les rapports hostiles au « nationalisme bourgeois » se multiplient à partir de 1946. Cette année-là, Andreï Jdanov, « idéologue » du Politburo, lance une vaste campagne « anti-cosmopolite ».

L’affaire des « Blouses blanches »

L’offensive finale débute le 13 janvier 1948 avec l’assassinat de Mikhoels. Dix mois plus tard, le Politburo dissout officiellement le CAJ et ferme son journal comme sa revue. Le 28 janvier 1949, la Pravda publie un article dénonçant « des cosmopolites effrénés et malveillants, des profiteurs sans racine ni conscience […] des nationaux non indigènes sans patrie qui empoisonnent avec leur puanteur […] notre culture prolétarienne. » Une vague d’arrestations et de tortures déferle.

L’escalade se poursuit avec le procès (secret) du CAJ, de mai à juillet 1952 : treize de ses dirigeants sont exécutés — sauf la chercheuse Lisa Stern. Suivent l’arrestation de nombreux écrivains juifs, la fermeture de journaux et de théâtres yiddish, le retrait des livres d’auteurs juifs des bibliothèques… Le 1er décembre, Staline déclare au Politburo : « Tout nationaliste juif est un agent des services secrets américains. » La purge va crescendo jusqu’à l’affaire des « Blouses blanches », ces médecins juifs accusés d’avoir comploté pour assassiner Staline. Seule la mort de ce dernier aurait empêché — selon des historiens russes des années 1990 — une déportation massive vers la Sibérie.

Reste un mystère dans ce grand écart entre aide aux juifs de Palestine et répression de ceux d’URSS : Staline a-t-il cru pouvoir séparer politiques extérieure et intérieure ? L’obsession du régime depuis les années 1930 : maintenir le caractère pyramidal du pouvoir. Sa hantise : empêcher toute minorité de conquérir son autonomie. A fortiori les juifs, car l’influence du CAJ en URSS comme en Occident préoccupe le Kremlin. D’instrument, il devient progressivement menace, surtout lorsqu’il s’enhardit jusqu’à demander la création d’une République juive en Crimée plutôt qu’au lointain Birobidjan.

Le tournant, c’est le 11 septembre 1948 : 20 000 juifs moscovites — au lieu des 2 000 fidèles habituels — fêtent à la Grande Synagogue la première ambassadrice d’Israël, Golda Meïr. Cette mobilisation se répète pour Rosh Hachana (le Nouvel An juif) et et Kippour (le Grand Pardon). Entre-temps, dans La Pravda du 21 septembre, le plus célèbre des intellectuels juifs, Ilya Ehrenbourg, pressentant le pire, met en garde ses « frères » : « L’avenir des travailleurs juifs de tous les pays est lié à celui du socialisme. Les juifs soviétiques, avec tout le peuple soviétique, travaillent à la construction de leur mère patrie socialiste. Ils ne regardent pas vers le Proche-Orient — ils regardent uniquement vers le futur. » Staline fait un exemple spectaculaire : l’épouse de son ministre des affaires étrangères Viatcheslav Molotov, qui s’est entretenue en yiddish avec la représentante d’Israël lors d’une réception officielle, est contrainte à divorcer, puis arrêtée et enfin déportée.

La répression antijuive trouve même des échos dans les « démocraties populaires ». En témoignent les procès qui s’y multiplient, de Budapest (1949) à Prague (1952), contre des dirigeants communistes, souvent juifs et désignés comme « sionistes » : Moscou les soupçonne, après la dissidence yougoslave, de velléités d’indépendance. En marge du procès Slansky seront aussi jugés Mordechaï Oren, dirigeant de l’Hachomer Hatzaïr (sioniste de gauche) et les autres organisateurs des ventes d’armes à Israël.

Le grand écart ne durera plus longtemps. Plus Israël s’arrime à l’Occident, notamment à l’occasion de la guerre de Corée, plus les relations avec Moscou se dégradent. Le 12 février 1953, après un attentat contre la légation soviétique, c’est la rupture. Trois semaines plus tard, Staline meurt.

Bientôt, les Soviétiques se tournent vers le monde arabe pour cueillir les fruits de l’effondrement de l’influence britannique : les révolutions qui renversent les monarques probritanniques d’Égypte (1952) et d’Irak (1958) amènent au pouvoir des dirigeants qui, « snobés » par l’Occident, s’allient pour un temps à l’Union soviétique. En 1971, le dernier soldat britannique quitte le golfe Arabo-Persique.

1Cité par Alain Gresh et Dominique Vidal, Palestine 1947 : un partage avorté, André Versailles éditeur, Bruxelles, 2008 ; p. 90.

2Nahum Goldmann, Autobiographie, Fayard, 1971 ; p. 251.

3Arnold Kramer « Soviet Policy on Palestine. 1947-1948 », Journal of Palestine Studies, vol. II, no. 2, hiver 1973 ; p. 109.

4Vladimir Illitch Lénine, Œuvres complètes, Éditions du Progrès, Moscou, 1971, tome VII ; p. 98 à 100.

5Henri Sloves, L’État juif de l’Union soviétique, Presses d’aujourd’hui, 1982 ; p. 50 et 51.

6Isaac Deutscher, Staline, Penguin Books, Londres, 1966 ; p. 589.

7La Pravda, 30 novembre 1936.

8Arnold Kramer, op. cit.

9Yaacov Ro’i, Soviet Decision Making in Practice. The USSR and Israel 1947-1954, Transaction Books, New Brunswick ; p. 119.

10Laurent Rucker, op. cit., p. 125.

11Uri Bialer, Between East and West : Israel’s Foreign Policy Orientation 1948-1956, Cambridge University Press, 1990.

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