Que sont devenus les cyberdissidents tunisiens ?

Il y a dix ans disparaissait Zouhair Yahyaoui, précurseur de la cyberdissidence en Tunisie. Il avait lancé en 2000 Tunezine, premier site ayant osé braver ouvertement Ben Ali. Affaibli par les séquelles des sévices subis en prison, son cœur a lâché le 13 mars 2005. Depuis, de nombreux jeunes se sont inspirés de son expérience pour investir la Toile et se muer en cyberdissidents. Ils ont abondamment utilisé la blogosphère et les réseaux sociaux pour mettre à nu le véritable visage du régime de Ben Ali et briser le black-out médiatique qu’il avait imposé. Aujourd’hui, le contexte a changé. Leurs vocations aussi.

Graffiti en hommage à Zouhair Yahyaoui, le premier cyberdissident tunisien.
Yamen, 5 juin 2012.

Ils sont jeunes, bilingues et parfois trilingues. Ils usaient de sarcasme et de cynisme pour dénoncer la dictature et ses abus, provoquant dans le cyberespace des débats qui avaient du mal à se tenir dans un espace public confisqué par le régime autoritaire. Après la fuite de Zine El-Abidine Ben Ali le 14 janvier 2011, les médias internationaux ont eu tendance à présenter ces cyberdissidents comme les « égéries » de la « Révolution » tunisienne. Cependant, de nouvelles donnes apparues à la faveur du soulèvement populaire ont, en quelque sorte, terni la vocation première de cette génération de cyberdissidents. L’absence de projets politiques à même de les « booster » et le désenchantement que cette Révolution a engendré ont fait surgir des divergences et des disparités d’intérêts en leur sein. Sous Ben Ali, ils se distinguaient par leur solidarité et leur capacité à travailler en réseau contre le régime. Désormais, quelques-uns exercent dans des officines officielles, dans des partis politiques, des médias traditionnels. Mais les plus nombreux se déploient dans la vie associative, les médias alternatifs, y compris dans le monde de l’entrepreneuriat.

« Le terrain a changé »

Avec la levée de la censure et le contexte de liberté d’expression qui règne, avec la généralisation des technologies de communication (Internet, smartphones, etc…), des changements notoires secouent le cyberespace tunisien. S’exprimer librement sur toutes les questions, y compris politiques, n’est plus réservé comme jadis à un groupe dissident. Les opinions ne sont plus refoulées dans la peur ou le silence. « Le terrain a changé. Avant, on s’exprimait dans le silence général. Le petit bruit qu’on faisait représentait à lui seul un vacarme contre le pouvoir. Aujourd’hui, c’est le brouhaha général. Il est donc plus difficile de se faire entendre », avoue Sofiane Belhaj alias Hamadi Kaloutcha, un cyberdissident qui dirige la Digital Security School 216, un projet associatif de formation de journalistes et d’activistes en sécurité numérique.

En plus de la libération de la parole, la « casquette » de cyberdissident a aussi perdu sa vocation initiale avec la démocratisation de l’accès à Internet. Entre décembre 2010 et décembre 2012, le nombre d’abonnés à Internet en Tunisie a presque doublé, passant ainsi de 600 000 à 1 100 0001. Et les réseaux sociaux ont connu une hausse de popularité depuis la Révolution. Le nombre d’utilisateurs de Facebook — le réseau social le plus prisé en Tunisie — a presque triplé. Le nombre des utilisateurs est estimé à environ 4 800 000, alors qu’à l’automne de 2010, il était de 1 710 000.

« Même ma mère est cyberactiviste. Elle a un smartphone et elle commente l’actualité politique sur Facebook comme nous tous », ironise Skander Ben Hamda alias Bullet Skan, cyberactiviste lui-même et ancien « pirate » qui vient d’entamer une carrière d’entrepreneur en lançant sa propre start-up.

Émergence des divergences politiques

Une fois Ben Ali déchu, le libre choix, la multiplication et la dispersion des possibilités et des vocations qui ont émergé sont devenus des sources de division entre les cyberdissidents. Les divergences politiques n’ont pas tardé à surgir. « On était unis. Le mal était personnifié. Mais voilà qu’on se rend compte qu’on n’est pas d’accord sur beaucoup de choses, alors qu’on a passé des années à croire qu’on était tous pareils, qu’on appartenait à la même famille », reconnaît Amira Yahyaoui, qui dirige l’association Al-Bawsala active pour la transparence des instances élues.

Des conflits politiques aigus entre des anciens camarades de lutte contre la dictature éclatent parfois au grand jour : « Jadis, la lutte contre la dictature nous unissait. Désormais, cet ennemi commun est parti. Comme nous venons de milieux différents, nous n’avions pas une vision commune de ce que serait la Tunisie d’après le 14 janvier 2011. Chacun a ses priorités. C’est tout à fait normal qu’on soit dispersés », explique Bullet Skan. Dès le 18 janvier 2011, ces divergences se sont manifestées quand Slim Amamou, informaticien et fondateur du Parti pirate2, est propulsé secrétaire d’État à la jeunesse. Sa participation au premier gouvernement de la Tunisie post-Ben Ali présidé par son ancien premier ministre Mohamed Ghannouchi lui a valu les critiques acerbes d’Azyz Amami, son camarade de lutte contre la censure qui partageait avec lui la même cellule à la prison de Mornaguia du 6 au 13 janvier 2011.

Pour l’ancien secrétaire d’État Slim Amamou, « c’était une occasion d’observer de très près ce gouvernement qui n’avait pas notre confiance. L’enjeu majeur de l’époque était la tenue d’élections. Et je voulais m’assurer que c’était sur le bon chemin ». Mais pour Sami Ben Gharbia, co-fondateur du blog collectif Nawaat3 : « Le mouvement de la cyber-dissidence a connu une crise qui s’est manifestée aux premiers jours post-révolution en un déficit de conscience politique. La participation de Slim au premier gouvernement est une erreur liée à cela. Et nous en avons tous fait ».

Se muer en journaliste ?

Acculés à l’apprentissage du traitement de l’information pour lutter contre le black-out médiatique imposé par la dictature de Ben Ali, les cyberdissidents avaient acquis des réflexes de « journalisme citoyen » par l’utilisation d’Internet (essentiellement la blogosphère et les réseaux sociaux), comme moyen d’expression et d’information en soulevant des thématiques peu ou prou abordés par les médias dominants. Un potentiel séduisant pour les médias traditionnels réduits à des relais de la propagande du pouvoir de Ben Ali, qui venaient à peine de se libérer des chaînes de l’oppression. Après la Révolution, la maîtrise des nouvelles technologies de la communication est devenue une nécessité pour une presse sinistrée par l’héritage d’un régime hostile à l’information libre. Avoir du sang neuf dans les salles de rédaction s’est imposé par le nouveau contexte de liberté qui a surgi depuis la fuite du président déchu. Certains cyberdissidents ont été sollicités pour combler le manque de professionnalisme en intégrant les médias traditionnels comme journalistes, animateurs et souvent chroniqueurs.

Avant d’assumer des responsabilités associatives au sein de DSS 2164, Kaloutcha a eu une expérience dans le journalisme à la télévision nationale (service public) en 2012. Il a également collaboré avec des médias européens. Désenchantement total : « J’ai compris que la majorité des médias ne sont pas indépendants, qu’il s’agisse de médias tunisiens ou européens. J’étais dégoûté », raconte-t-il. Coïncidant avec l’arrivée au pouvoir du parti islamiste conservateur Ennahda, son passage par la télévision nationale a été marqué par de grands tiraillements politiques : un sit-in de protestation organisé par les islamistes a duré plus de deux mois (mars-avril 2012) devant le siège. Les accusations portées par des membres d’Ennahda contre le service public audiovisuel se sont multipliées, au point de laisser planer l’idée d’une menace de privatisation. Nidaa Tounes, parti au pouvoir aujourd’hui et ancien adversaire politique d’Ennahda à l’époque, a aussi contesté la partialité de la télévision nationale. Les rédactions ont subi de fortes pressions. Rien ne prédisposait les cyberdissidents mués en journalistes à faire face à ce genre de situation.

Attraction de la vie associative

En majorité convertis au journalisme, au pilotage de projets associatifs ou même à l’entrepreneuriat, les cyberdissidents ont échoué à constituer une force politique. « Nous sommes meilleurs à casser qu’à bâtir. Dans la résistance, on n’apprend pas à construire. Par contre, dans la société civile, on y arrive », estime Amira Yahyaoui, lauréate du prix de la Fondation Chirac pour la prévention des conflits en 2014.

Un autre effet d’attraction a profondément modifié la perception de l’action citoyenne et du militantisme par les cyberdissidents. Il s’agit des fonds consacrés — par diverses organisations non gouvernementales et institutions européennes, américaines et parfois même qataries — aux organisations de la société civile pour des projets en rapport avec les médias alternatifs, la liberté d’expression, la citoyenneté, la justice transitionnelle ou encore la transparence et la bonne gouvernance… Ils représentent des opportunités pour certains anciens internautes opposants. Chacun s’est choisi une vocation et des moyens d’agir en fonction des ressources auxquelles il a accès. « Nous avons été confrontés à l’épreuve du confort. L’argent des fondations est venu de toutes parts. Et les choses ont changé. C’est devenu un business », déclare Kaloutcha. Une sorte de professionnalisation de l’action militante a introduit des intérêts lucratifs.

Wled Ammar, un film de Nasreddine Ben Maati (2013) — YouTube
Bande-annonce

Skander Ben Hamda préfère voir les choses d’une autre manière. « Ce qui est génial maintenant, c’est que chacun d’entre nous est en train d’agir sous un angle différent », nuance-t-il. Et il n’est pas le seul à y voir de nouvelles perspectives. « On s’est battus sur le web pour avoir le droit d’agir sur le terrain. Maintenant, on l’a. Et chacun agit au mieux », abonde Kaloutcha. Le désenchantement qui prévaut désormais chez une partie de cette jeunesse est largement perceptible dans le film documentaire Wled Ammar, Génération maudite (novembre 2013) du jeune Nasreddine Ben Maâti qui relate l’évolution des cyberdissidents durant les deux premières années de la transition.

Née en réaction à la politique de musèlement sous la dictature, la cyberdissidence avait pour objectif de dénoncer les abus du pouvoir et de démasquer sa propagande. Et la chute de la dictature a supprimé sa raison d’être. Cette poche de résistance anti-Ben Ali s’est donc retrouvée vidée de sa substance.

1Rapports de l’Instance nationale des télécommunications (INT), années 2010 et 2012.

2Parti politique tunisien fondé en avril 2012 et appartenant au mouvement mondial éponyme créé en Suède en 2006. Slim Amamou est membre du Parti Pirate international depuis avril 2013.

3Blog collectif et plate-forme collaborative créée en 2004 dans le but de dénoncer le régime autoritaire de Ben Ali. Après la Révolution, Nawaat a obtenu le statut légal d’une association.

4Centre de formation en sécurité informatique œuvrant pour la défense des libertés numériques, créé par un collectif d’organisations non gouvernementales internationales.

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