Politique

Qui sont les nouveaux dirigeants de la Libye ?

Un premier accord a permis de surmonter les divisions qui affectent la Libye depuis des années. De nouveaux dirigeants ont été nommés. Qui sont-ils ? Auront-ils les moyens d’engager le pays sur la voie de la reconstruction ?

Tripoli, 17 février 2021. Le nouveau premier ministre Abdoul Hamid Dbeibah arrive sur la place des Martyrs, pour célébrer le 10e anniversaire de la révolution de 2011
Mahmud Turkia/AFP

Le 5 février 2021 à Genève, 74 délégués sélectionnés par l’ONU dans le cadre de son Forum de dialogue politique libyen (Libyan Political Dialogue Forum, LPDF), ont élu quatre personnalités chargées de diriger un nouveau gouvernement intérimaire. Le premier ministre désigné est Abdel Hamid Dbeibah, 62 ans, personnage polémique, mais dont la candidature ne paraissait pas suffisamment solide pour gagner. Le magnat de Misrata, ville portuaire de l’ouest, a maintenant jusqu’au 26 février pour former un cabinet qui, s’il est confirmé, devra prendre ses fonctions en mars et rester en place jusqu’aux élections générales qui se tiendront le 24 décembre ou, selon toute vraisemblance, à une date ultérieure.

Le mécanisme pour désigner le premier ministre ainsi qu’un triumvirat — le « conseil présidentiel » comprenant un représentant de chacune des trois provinces — avait été proposé par l’ONU comme moyen d’aider la Libye à sortir d’une guerre civile internationalisée. Il s’agit de démontrer qu’un gouvernement unifié pourrait tenir malgré la division qui persiste sur le terrain.

Durant des mois, jusqu’au printemps 2020, l’offensive militaire du maréchal Khalifa Haftar, âgé de 77 ans, basé à l’est, a fait rage contre les milices alignées sur le gouvernement tripolitain reconnu par l’ONU, avec l’aide active de mercenaires russes et autres ainsi que de frappes aériennes des Émirats arabes unis. En juin, Tripoli est parvenue à expulser du nord-ouest du pays les principales brigades de Haftar et leurs alliés avec l’assistance militaire de l’État turc et de ses mercenaires syriens.

Aujourd’hui, aussi bien la mission militaire turque dans le nord-ouest que le contingent russe au centre échappent au contrôle des Libyens, mais ces présences permettent un équilibre des forces. Le calme relatif en résultant a permis aux Nations unies d’encourager l’annonce de plusieurs cessez-le-feu et de lancer le LPDF à l’automne dernier.

Beaucoup s’attendaient à ce que le premier ministre soit Fathi Bashagha, 58 ans, également originaire de Misrata, et ministre de l’intérieur dans l’actuel gouvernement de Tripoli. En 2020, lorsqu’il est apparu que l’intervention militaire de la Turquie allait bouleverser la donne, Bashagha, optimiste, a adopté une idée des Frères musulmans : tendre la main à une personnalité visible et reconnaissable du camp opposé, dont le fief principal est la Cyrénaïque, la moitié orientale de la Libye. C’est ainsi qu’il s’est associé à Aguila Saleh Issa, président du Parlement situé à l’est. Bien que Saleh, appuyé par l’Égypte, ne se soit jamais fondamentalement démarqué de Haftar, il a souvent été un interlocuteur un peu moins belliqueux que le maréchal soutenu par les Émirats.

La recherche d’une entente avec Saleh remonte au printemps 2018, lorsque le Frère musulman Khaled Al-Meshri nouait un dialogue avec le président du Parlement peu après avoir accédé à la tête du Haut Conseil d’État à Tripoli. Le pari relancé dès après la défaite de Haftar en 2020 était qu’une posture conciliante donnerait à Bashagha, l’allié tactique de Meshri, la possibilité d’accéder à un poste plus élevé par le truchement du processus onusien. Le plan n’a pas fonctionné. La liste comportant Bashagha comme premier ministre et Saleh comme président a été battue par celle de Dbeibah. Au lieu du ministre de l’intérieur connu pour sa rhétorique anticorruption, un quatuor relativement obscur a prévalu. Examiner brièvement l’itinéraire passé de ces individus permet d’éviter les simplifications excessives.

Une période prospère

Parmi les 74 délégués ayant voté au début du mois de février à Genève au nom du peuple libyen figurait Ali Ibrahim Dbeibah, âgé de 75 ans, l’un des Libyens les plus riches, mais aussi cousin germain et beau-frère d’Abdelhamid Dbeibah. En raison du soutien stratégique qu’il fournit au nouveau premier ministre, Ali a de l’importance.

Des Libyens qui fréquentaient Ali à l’époque disent qu’il a acquis son immense fortune durant la dernière décennie de l’ère Mouammar Kadhafi par le biais de ses privilèges de haut fonctionnaire du régime. Simple professeur de géographie, il devient maire de Misrata dans les années 1970. Au fil des années, son efficacité en tant qu’administrateur lui a valu une proximité particulière avec l’autocrate, qui l’a placé en 1989 à la tête de l’Organisation pour le développement des centres administratifs (ODAC), une institution publique supervisant la construction des infrastructures à travers le pays. La normalisation des relations de la Libye avec les États-Unis et le Royaume-Uni à partir de 2003 a permis une suppression progressive des sanctions internationales, ce qui a coïncidé avec une montée des prix du pétrole. La conjonction a donné lieu à une période exceptionnellement prospère.

Un confident de Kadhafi

La dictature Kadhafi a dépensé des dizaines de milliards dans des projets de construction, dont l’immense majorité fut confiée à des entreprises chinoises et turques. Le Guide a laissé Ali Dbeibah jouer un rôle central dans la distribution et la gestion de ces contrats par l’intermédiaire d’ODAC. Ses responsabilités ont sans doute consisté à superviser les pots-de-vin et les diverses combines clandestines qui y étaient attachés.

En 2006, le statut de confident de Kadhafi dont jouissait Ali a permis à son cousin et proche associé Abdelhamid d’accéder à la direction de la holding libyenne d’investissement et de développement (LIDC), un organisme par lequel transitaient des milliards de dollars en fonds publics.

Durant ces années d’abondance qui ont précédé la révolte populaire contre Kadhafi, la famille Dbeibah a également établi une relation d’affaires avec une architecte du nom de Nadia Rifaat, mariée à un autre architecte tripolitain : Fayez Al-Sarraj, l’actuel président et premier ministre libyen reconnu par l’ONU. Nadia Rifaat, proche parente de la première épouse de Kadhafi, occupait de hautes responsabilités au bureau des projets du gouvernorat de Tripoli dans les années 2000. À ce titre, elle a commandé de nombreux chantiers aux Dbeibah. La connexion entre Sarraj et Dbeibah illustre la capacité de certaines élites libyennes à survivre aux turbulences politiques.

Changer de camp

Au cours de la même décennie 2000, afin de présenter son fils Saïf Al-Islam comme son successeur potentiel, Mouammar Kadhafi lui a permis de donner l’image d’un réformateur moderne et tolérant. En 2004, le régime a poussé Saïf à lancer un immense projet baptisé « Libya Al-Ghad » (« La Libye de demain »). Il annonçait vouloir libéraliser le pays sur trois fronts : économique, social et politique. Le volet économique d’Al-Ghad — notamment en matière d’investissements publics — s’appuyait sur ODAC et la LIDC. Le volet politique consistait, entre autres, à orchestrer un dégel avec les Frères musulmans, processus dans lequel un islamiste originaire de Benghazi résidant à Doha depuis 1999, Ali Al-Sallabi, jouait un rôle important. Libya Al-Ghad est le cadre dans lequel les Dbeibah ont fait connaissance avec Sallabi ainsi qu’avec d’autres Frères musulmans.

Lorsque les émeutes de février 2011 ont éclaté, Ali Dbeibah se trouvait à l’étranger et a hésité pendant quelques semaines avant de choisir son camp. En raison de ses vastes intérêts économiques en Libye, Ankara s’est immédiatement opposé à l’intervention que préconisaient Washington, Doha, Paris et Londres. Abdel Hamid Dbeibah, alors en Libye, s’est proposé en tant que médiateur entre Tripoli et Ankara. Toutefois, l’insistance des Américains a convaincu Ankara de rejoindre l’opération de l’OTAN — et les Dbeibah se sont retournés contre leur patron. Ils ont alors injecté des sommes importantes dans l’insurrection armée de Misrata. Pendant un long siège meurtrier aux mains des forces loyalistes, la ville a reçu l’aide du Qatar sous la forme d’armes et d’approvisionnements humanitaires acheminés via Benghazi et coordonnés par Sallabi. La famille Dbeibah a jusqu’à ce jour conservé son amitié avec Sallabi et l’État qatari.

Ces liens suscitent souvent des accusations selon lesquelles les Dbeibah cherchent à défendre l’idéologie des Frères musulmans. En réalité, ils sont trop riches et trop puissants pour être au service d’un quelconque projet islamiste, qu’il soit transnational ou national. La relation étroite avec Ankara est cruciale et indéniable, mais n’exclut pas des arrangements avec d’autres acteurs étrangers. Par exemple, en tant qu’homme d’affaires, Abdelhamid cultive des liens étroits avec des homologues russes. Des partenariats russes interviennent aussi dans les avoirs d’Ali à Chypre.

Depuis 2014, la famille Dbeibah, y compris Abdelhamid, a financé des brigades misrati à des moments de crise, comme la guerre menée en 2016 par la ville portuaire contre l’organisation de l’État islamique (OEI) à Syrte. Être l’un des hommes les plus influents de Misrata a souvent permis à Ali de façonner certains pans du paysage politique et sécuritaire de Tripoli sans occuper le devant de la scène. Mais à compter de 2017, lorsque les factions rivales ont évoqué d’éventuelles élections avec l’appui de l’ONU, le jeune cousin Abdelhamid s’est mis à voyager et à se présenter explicitement comme un politique à part entière.

L’homme de la Cyrénaïque

Ce 5 février, Mohamed Younès Al-Menfi, âgé de 44 ans a été désigné comme président. Menfi, qui représentera désormais la Cyrénaïque au plus haut niveau de l’État, est un ancien parlementaire et diplomate. Il a rencontré Haftar à Benghazi le 11 février, mais n’avait pas applaudi les diverses offensives du maréchal depuis 2014. Autrement dit, le seul membre du conseil présidentiel en charge de représenter la Cyrénaïque est un bureaucrate relativement neutre, peu connu, sans ancrage politique ou social parmi les factions les plus puissantes de la province. Ainsi, un sentiment de désenchantement et d’exclusion semble s’être emparé de certains à l’est. Il exacerbe probablement l’option sécessionniste. Menfi n’est pas un islamiste. L’absence d’un passé chargé lui permet de faire de la politique presque indépendamment des antagonismes et allégeances qui ont déchiré le pays ces dernières années, et il pourrait voir son influence s’accroître en Cyrénaïque. Revigoré par l’affaiblissement de Saleh, Haftar compte bien placer ses hommes à de hauts postes au sein du nouveau gouvernement, mais Menfi sera peut-être en mesure d’éroder lentement cette prétention au monopole. Non pas en interférant au sein de la coalition militaire de Haftar, mais simplement en incarnant une alternative politique en Cyrénaïque tout en conservant la possibilité d’aller à Tripoli.

Une mainmise islamiste ?

Quelques minutes après la publication du résultat le 5 février, un membre du Parlement égyptien, Moustafa Bakry, a qualifié sur son compte Twitter la victoire de Dbeibah de « victoire des Frères musulmans ». Le récit véhiculé par Bakry et d’autres est fondé sur la notion illusoire que la liste Bashagha-Saleh aurait pu constituer un rempart plus solide contre les Frères.

Des sous-factions fréristes ont indiscutablement manœuvré en coulisses et saboté le principal rival de la liste Dbeibah, à savoir la liste dans laquelle figurait Saleh. Mais plusieurs autres forces, dont des ennemis de l’islam politique, ont également fait pression dans le même sens. L’un de ces acteurs est un riche homme d’affaires du nom d’Abdelmajid Mlikta, résidant en Jordanie. Né à Tripoli, Mlikta a ses racines à Zintan, une ville petite, mais militarisée située dans les hauteurs du Nefoussa, au sud-ouest de la capitale. Au lendemain de 2011, Mlikta avait soutenu Mahmoud Jibril, un leader charismatique de la révolution, mais aussi fermement opposé à l’islam politique (et décédé en 2020). À ce cercle appartenait Abdullah Al-Lafi, un ancien banquier de Zawiyah, ville côtière située à l’ouest. Élu parlementaire plutôt effacé et peu polarisant, Lafi appartient à la tribu des Ouled Al-Saqr et n’a aucun lien avec les Frères.

Grâce à des armes et équipements fournis par Abou Dhabi, le frère de Mlikta, Othman, a longtemps dirigé l’une des milices les plus conséquentes de la zone de Tripoli jusqu’à ce qu’une coalition menée par Misrata l’expulse en 2014. La débâcle a poussé les frères Mlikta à se distancier de la scène politique, mais leurs liens étroits avec les Émirats arabes unis n’ont jamais été rompus. Lorsque les efforts de paix de l’ONU ont commencé en 2020, Abdelmajid Mlikta s’est chargé de promouvoir la candidature de Saleh à la présidence, approuvant tacitement la stratégie Bashagha-Saleh. Fin octobre, Othman Mlikta a assisté à une série de réunions à Istanbul, selon un Libyen qui a aidé à les organiser. Sallabi et Bashagha, entre autres, étaient présents à ces pourparlers. L’impression générale était que le ticket Bashagha-Saleh allait gagner. Mais à la dernière minute, les Mlikta ont changé de camp et sacrifié Saleh. Pour Bashagha, ne pas faire partie du gouvernement intérimaire lui permet de se présenter aux élections générales. Même avant le 5 février, le conseil militaire pro-Haftar de Zintan, ainsi que les communautés plutôt kadhafistes de Meshashia et Al-Sea’an ont notifié aux aînés de la ville de Zawiyah leur soutien à Lafi. Ces indices, ajoutés au fait que d’autres délégués fidèles à Haftar ont également misé sur la liste Dbeibah prouvent que le verdict genevois ne peut être décrit comme un triomphe des Frères.

Dbeibah, Menfi et Lafi partagent une capacité à passer outre les fissures habituelles. Il en est de même de leur colistier, Moussa Al-Koni, diplomate touareg et ancien kadhafiste qui représentera le sud-ouest libyen au sein du nouveau conseil présidentiel, fonction qu’il a déjà occupée en 2016, avant de démissionner. Chacun d’eux possède un profil plus proche du civil enclin à envisager des accords pragmatiques que de celui d’un seigneur de guerre. Ce qui semble émerger au contraire en Libye est une manière différente de naviguer dans le paysage politique accidenté du pays. Le changement s’accompagne d’un potentiel positif, mais aussi d’écueils.

Vers une autre économie politique

Abdel Hamid Dbeibah « va essayer d’empocher un maximum », a confié un fonctionnaire anonyme de l’ONU à l’hebdomadaire The Economist1. La corruption potentielle au sein du nouveau gouvernement, un problème tenace d’une administration à l’autre à Tripoli comme à l’est au fil des ans, mérite à juste titre d’être surveillée. Mais dans les mois à venir, l’interaction avec les divers États étrangers sera un indicateur plus important de leur capacité à trouver un mode de gouvernance viable.

Quelques jours avant le vote du 5 février, l’ambassadeur américain auprès de l’ONU a appelé la Russie, la Turquie et les Émirats arabes unis à cesser leur ingérence militaire en Libye. Aucun de ces trois principaux intervenants ne va toutefois obtempérer. Contrairement aux Émirats, dont le mobile principal est idéologique, la Russie et la Turquie souhaitent récolter les bénéfices économiques de leur présence militaire sous la forme de gros contrats dans les domaines de l’énergie et de la construction. Le nouveau gouvernement libyen aura du mal à éviter une hausse brutale et dangereuse des dépenses publiques.

1« Can a new administration reunite war-torn Libya ? », 13 février 2021.

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