Enquête

Radioscopie de la stratégie d’influence émiratie en France

L’enquête conduite par Orient XXI présente un décryptage inédit du lobbying aussi discret qu’efficace d’un partenaire-clé de la France. Image lissée, dénigrement du Qatar accusé notamment de soutenir les Frères musulmans assimilés à une organisation terroriste, parlementaires courtisés..., les Émirats déploient une stratégie multifacette pour renforcer leur position à l’international.

Versailles, 18 juillet 2022. Le président Emmanuel Macron et le cheikh Mohamed Ben Zayed dînent au Petit Trianon
Christophe Petit Tesson/Pool/AFP

Décision a été prise d’expulser Hassan Iquioussen de France — un arbitrage confirmé le 30 août 2022 par le Conseil d’État, le prêcheur ayant tenu des propos antisémites et misogynes. Officieusement, peut-être aussi pour avoir été lié aux Frères musulmans, ce mouvement islamique transnational au discours souvent réactionnaire, qui fait de la participation politique un de ses chevaux de bataille.

Cette décision n’a pas dû déplaire à Abou Dhabi. Depuis longtemps, les Émirats arabes unis (EAU) ont fait de la lutte contre la confrérie un des moteurs de leur politique. De manière plus générale, en France comme ailleurs, ils ne lésinent pas sur les moyens pour promouvoir leur action, apparaître sous un jour favorable et transmettre leurs messages géopolitiques. Ils ont mobilisé à cette fin, non seulement des cabinets de communication comme la filiale française du Britannique Project Associates, mais aussi des médias comme Euronews et des centres de recherche privés (ou think tanks) comme le Bussola Institute, tandis que certaines personnalités médiatiques ou politiques comme la sénatrice Nathalie Goulet exprimaient publiquement des opinions très proches des leurs.

C’est ce que nous avons découvert au cours de cette enquête commencée le 18 juillet 2022 au ministère français des affaires étrangères où une cérémonie de signature d’accords était prévue dans le cadre de la visite en France du dirigeant des EAU, le cheikh Mohamed Ben Zayed (MBZ). Pour ce premier voyage officiel depuis son investiture à la tête d’un pays dont il était déjà l’homme fort, la France avait mis les petits plats dans les grands : sur trois jours, le monarque est passé par l’Élysée, Matignon, les Invalides, Versailles et l’Arc de Triomphe, et même par les bastions de la démocratie française que sont l’Assemblée nationale et le Sénat.

La cérémonie de signature d’accords au quai d’Orsay semble particulièrement intéressante à couvrir, mais malgré une accréditation en bonne et due forme, Orient XXI a été refoulé par les communicants du ministère. De précédents articles critiques sur les Émirats pourraient-il être en cause ? Le ministère aurait-il craint des questions qui auraient pu embarrasser son hôte émirati ? Journalistes et citoyens sont pourtant en droit de s’interroger sur les modalités du renforcement de la relation avec une autocratie exerçant une surveillance exacerbée sur ses habitants, réprimant les rares militants pro-démocratie ayant osé s’exprimer ou accusée de torturer dans des prisons secrètes au Yémen. Mais bien sûr, la fédération d’émirats — dont les plus riches sont Dubaï, hub financier, commercial et touristique, et la pétrolière et militaire Abou Dhabi — préfère se montrer sous le jour favorable d’un pays sûr, à la pointe de la technologie, tolérant et respectueux de l’égalité entre les femmes et les hommes.

La technique des fuites ciblées dans les médias

Pour lisser leur image, les Émirats ont misé comme le Qatar sur le football en achetant en 2008 le Manchester City Football Club. Mais ils ont aussi cherché d’autres terrains d’influence que celui du sport, notamment via le recours aux médias et à la publicité : en 2017, l’organisme émirati Abu Dhabi Media Investment Corporation (Admic) a pris 2 % des parts d’Euronews. Alors en difficulté, la chaîne paneuropéenne basée à Lyon a bénéficié jusqu’en 2020 d’un contrat de sponsoring de 8,5 millions d’euros par an. Dans l’intervalle, « les contenus dithyrambiques sur les Émirats arabes unis et sur Dubaï en particulier » se sont multipliés, comme le remarque Libération1. Côté événementiel, les Émirats organisent entre 2021 et 2022 une exposition universelle à Dubaï, symbole d’ouverture internationale.

La communication des EAU ne repose toutefois pas uniquement sur la promotion de ses atouts, mais aussi sur la critique de ses rivaux, et en particulier du Qatar, les deux pays se livrant une guerre d’influence dans le Golfe. Afin d’attaquer leurs réputations respectives, ils rivalisent d’ingéniosité pour « hacker » l’adversaire avant de faire fuiter via un intermédiaire les documents volés, selon la technique du hack and leak. Le média d’investigation Blast en France ne cache pas que les documents dont sont issues ses révélations sur la « Qatar connexion » proviennent initialement d’une opération de piratage émirati.

Quelques années auparavant, en 2017, le hacking par un groupe nommé Global Leaks de la boîte mail de l’ambassadeur émirati aux États-Unis et la fuite des documents vers le média The Intercept faisaient clairement le jeu de Doha. Si la provenance des documents ne remet en question ni leur pertinence dans le débat public ni le travail de vérification effectué par les journalistes, il ne serait sans doute pas inintéressant d’expliciter le contexte des fuites et les velléités d’instrumentalisation par des pays tiers qui peuvent potentiellement en être à l’origine.

De bons clients des agences de relations publiques

Publicités, événements, fuites savamment orchestrées, nécessité de retoucher une image écornée par les conditions de vie et de travail déplorables de leurs populations émigrées, leurs liens avec des groupes terroristes, leur manque de démocratie et de transparence ou la surveillance étroite de leur population, dénigrement de leurs voisins… Autant de services pour lesquels les pays du Golfe ont tous recours à des myriades de cabinets spécialisés dans la communication et les relations publiques.

Parmi d’autres, l’Arabie saoudite a ainsi contractualisé avec Publicis ou Havas2, le Qatar a fait affaire avec Portland. En ce qui concerne les Émirats, Project Associates a ouvert sa branche française en juin 2019. Cette succursale parisienne de l’entreprise britannique Project Associates Ltd qui rassemble cinq personnes a décroché la communication de l’ambassade des EAU, possiblement en janvier 2022. « Elle organise des événements, des voyages, publie des contenus sur les réseaux de l’ambassade et assure ses relations presse », explique une source qui en connaît le fonctionnement.

Un Émirati à la tête d’Interpol à Lyon

Mais peut-être pas seulement. Le tabloïd britannique Daily Mail a défrayé la chronique en 2021 en révélant3, sur la base de documents fuités sur lesquels il n’a pas livré de détails, que Project Associates avait fait une proposition pour promouvoir la candidature de l’ancien directeur du ministère de l’intérieur émirati Ahmed Al-Raisi à la présidence d’Interpol. Le siège de l’organisation de police internationale se trouvant à Lyon, la mission proposée par Project Associates couvrait-elle l’Hexagone ? Contacté, le président de Project Associates France, Jean Le Grix de la Salle, n’a pas répondu.

Le général à la retraite Dominique Trinquand, dont les vues convergent avec la vision émiratie4 et qui compte au nombre des consultants ponctuels affiliés au cabinet, s’était prononcé dans la presse en faveur de cette candidature5. « La candidature d’Al-Raisi est intéressante dans le cadre de la lutte contre l’islamisme radical, dans laquelle la France et les EAU se rejoignent, confirme-t-il auprès d’Orient XXI, affirmant des positions « totalement personnelles ». « Je ne travaille pas avec Project Associates sur les EAU », précise-t-il. En novembre 2021, le candidat émirati a en tout cas bel et bien été élu à la tête d’Interpol.

Aux États-Unis, on retrouve Project Associates derrière la campagne « Boycott Qatar » qui a débuté en 2017. La base de données américaine d’enregistrement des agents étrangers (Foreign Agents Registration Act, ou Fara) indique en effet que le Conseil national des médias émiratis a contractualisé avec le cabinet, pour un montant de 250 000 dollars (257 540 euros). Dans le détail, les informations publiées par le Fara montrent que Project Associates a sous-traité à l’entreprise de désinformation SCL Social6 la mise en œuvre d’une campagne sur les réseaux sociaux intitulée « Boycott Qatar ». Les documents du Fara présentent aussi pour exemples de contenus mis en ligne, une tribune et un article d’apparence journalistique7. En France, les pays tiers ne sont pas tenus de remplir le registre des représentants d’intérêt. « C’est regrettable, commente Kévin Gernier de l’ONG Transparency France. Ce registre devrait inclure les cabinets avec la liste des États qu’ils représentent. Pour que, a minima, lorsqu’ils approchent des personnalités, celles-ci soient conscientes des intérêts représentés ».

Vendre la « stabilité autoritaire » pour contrer le péril islamiste

Au-delà de la critique du Qatar, les EAU ciblent en particulier les Frères musulmans, dont les succès électoraux post-printemps arabes les ont effrayés. « [À ce moment-là], Abou Dhabi a commencé à mettre en avant la notion de "stabilité autoritaire”, postulant une dichotomie simpliste : soit vous avez la stabilité des dirigeants autocratiques, soit vous avez le terrorisme islamiste et le chaos, qui seraient le résultat inévitable du pluralisme démocratique, de l’expression de la société civile et de la tolérance pour les voix critiques », analyse l’ONG Corporate Europe Observatory8.

La tension monte d’un cran en 2017. Pour entraver Doha qui soutient la confrérie, ainsi que la chaîne qatarie Al Jazira dont le rôle a été dominant lors des printemps arabes, l’Arabie saoudite, les Émirats, Bahreïn et l’Égypte, décident d’un embargo sur le pays. Cette année-là, les Émirats lancent également leur propre stratégie de soft power.

Pour séduire ses interlocuteurs internationaux, en particulier français, Abou Dhabi veut les convaincre du danger que représentent les Frères musulmans. Pour mémoire, le mouvement islamique ambitionne de participer à la vie politique des pays où il s’établit — d’où son affiliation à l’islam politique — se déclinant en association, en parti, voire en mouvement politico-militaire dans le cas du Hamas. Mais exception faite des attaques commises en Palestine, dans un contexte spécifique de lutte nationaliste, le mouvement a depuis longtemps renoncé à la violence et n’a pu être pris en défaut à ce propos.

Si les fatwas fréristes n’appellent pas à la violence, leur contenu reste toutefois plutôt réactionnaire, notamment sur les questions d’égalité entre les femmes et les hommes. La confrérie accueille par ailleurs dans ses rangs des personnalités aux discours contestés, comme l’Égyptien Yusuf Al-Qaradawi, décédé ce 26 septembre 2022, interdit de séjour dans plusieurs pays occidentaux dont la France et les États-Unis.

En France, la confrérie est représentée par Musulmans de France (MF), qui a succédé à l’Union des organisations islamiques de France (UOIF), et dont le discours est plus policé, puisqu’elle défend « une lecture authentique et ouverte de l’islam, lecture dite du ‘juste milieu’ qui prône la prise en compte du contexte socioculturel dans la pratique et les discours religieux ». Pour mémoire, lorsqu’il était ministre de l’intérieur de Jacques Chirac, Nicolas Sarkozy avait fait de l’UOIF un interlocuteur privilégié.

Une « guerre cognitive » contre l’islam politique

Mais loin de ces subtilités, Abou Dhabi va systématiquement soutenir une association d’idée beaucoup plus simple : Qatar = Frères musulmans = terroristes. « Indépendamment des faits, il ne s’agit plus seulement de promouvoir un narratif, explique à Orient XXI le rédacteur en chef d’Intelligence Online, Pierre Gastineau. Il s’agit d’une vaste offensive, dont l’objectif est de créer un univers informationnel qui place le public dans des dispositions favorables à un certain type de discours. Répéter systématiquement que le Qatar finance les Frères musulmans et associer automatiquement Frères musulmans et terrorisme relève de cette guerre cognitive ».

Outre les moyens déjà décrits — publicité, relais dans les médias, fuites savamment orchestrées et appui de cabinets de communication — cette « guerre cognitive » contre l’islam politique se joue beaucoup dans les think tanks, ces centres de recherche privés aux contours souvent incertains. « Une combinaison sophistiquée de recherches universitaires et de communications stratégiques », écrit l’ONG Corporate Europe Observatory, pointant par exemple la proximité entre Abou Dhabi et le Bussola Institute9. Mais cette campagne se mène aussi en librairie — comme le décrit précisément Intelligence Online10. Dans ce contexte, comment analyser par exemple le dernier ouvrage de Nathalie Goulet ? Mise en cause il y a six ans par les journalistes Christian Chesnot et Georges Malbrunot dans leur livre Nos très chers émirs, (qui décrivait comment l’argent avait « pourri » la relation avec les monarchies du Golfe et en particulier comment l’ambassade du Qatar à Paris était sollicitée par des politiques), Nathalie Goulet a attaqué en diffamation et gagné son procès.11

Blanchiment d’argent et blanchiment éditorial

La sénatrice centriste a publié en mars 2022 un Abécédaire du financement du terrorisme, qui liste les différents outils financiers que peuvent utiliser ces groupes pour financer leurs activités et dans lequel le Qatar et les Frères musulmans sont mentionnés à plusieurs reprises, y compris sur des sujets éloignés de la question financière. « Les mentions du Qatar sont liées aux liens avec les Frères musulmans dont je combats les actions et le principe, l’islam politique », explique la sénatrice à Orient XXI.

Dans le même temps, l’« Abécédaire » ne mentionne que marginalement les EAU, notamment, et de façon un peu étonnante, pour louer leur action en matière de lutte contre le blanchiment d’argent. Pourtant classés dixième mondial au palmarès des pires paradis fiscaux et de la confidentialité financière par le Tax Justice Network, les Émirats ont intégré en mars 2022 la liste grise du Groupe d’action financière (Gafi). « Cette intégration s’est faite au moment de la sortie de mon livre, défend la sénatrice. Mais la mise à jour sera faite », assure-t-elle.

Quant à l’absence de mention des implications émiraties dans le financement du terrorisme — comme l’utilisation historique du système bancaire par les terroristes du 11-Septembre —, la sénatrice explique d’abord qu’elle ignorait cette information, avant de pointer que son livre ne remonte pas jusque-là. « Il n’y a pas de volonté d’occultation, assure-t-elle. Je ne fais pas de favoritisme. Et je n’ai aucun lien institutionnel ni lien d’intérêt avec les Émirats ».

Ce livre, la sénatrice l’a présenté en juin 2022 à Londres, grâce à un déplacement payé par Cornerstone Global12, un think tank qui publiait en 2017, soit peu après le début du blocus contre le Qatar, un rapport remettant en question le déroulement de la Coupe du monde de football dans ce pays13. Deux ans plus tard, le New York Times exposait dans une longue enquête les liens de ce cabinet et de son dirigeant, Ghanem Nuseibeh, avec les Émirats14. « J’ai fait plusieurs déplacements à Londres avec [Cornerstone]. Cela fait longtemps que je travaille avec [Ghanem Nuseibeh] sur les questions de terrorisme », explique Nathalie Goulet.

« Nathalie et son défunt mari sont des amis de longue date et nous travaillons en étroite collaboration sur des questions d’intérêt commun, notamment la lutte contre l’extrémisme », confirme le dirigeant du cabinet à Orient XXI. Quid de ses liens contractuels ou institutionnels avec les EAU ? « Cornerstone n’a pas de contrat de communication avec les EAU, répond Ghanem Nuseibeh, défendant l’impartialité de son travail. De plus, vous devez savoir que l’article du New York Times auquel vous faites référence a fait l’objet d’une contestation judiciaire ». Et d’ajouter, à toutes fins utiles, à l’intention d’Orient XXI :« Veuillez noter que je n’hésiterai pas à prendre les mesures juridiques appropriées pour protéger ma réputation. »

Des parlementaires, relais d’influence de choix

Au-delà des think tanks et des librairies, l’amalgame Qatar/Frères musulmans/terrorisme fait aussi son bonhomme de chemin dans les travées du Parlement. Notamment par le biais des groupes d’amitié parlementaires. « Leur objectif consiste à développer les liens entre les Parlements, c’est-à-dire à faire de la diplomatie parlementaire », explique Joëlle Garriaud-Maylam, sénatrice républicaine et vice-présidente en charge des EAU du groupe France-pays du Golfe. « Si le pays n’est pas une démocratie, le groupe d’amitié permet justement d’en faire la promotion », poursuit-elle.

Mais si les parlementaires français parlent en privé de démocratie aux Émiratis, les officiels des Émirats font eux aussi passer leurs messages en France. En décembre 2021, quand le groupe parlementaire reçoit une délégation émiratie pour évoquer la lutte contre le blanchiment d’argent et le financement du terrorisme, le compte-rendu n’oublie pas de rappeler que les Frères musulmans figurent comme organisation terroriste sur les listes établies par les EAU, aux côtés d’Al-Qaida et de l’organisation de l’État islamique (OEI).

Un peu plus tard, au début de l’année 2022, trois sénateurs et sénatrices se rendent en Arabie saoudite et aux Émirats. « Une rencontre (…) [qui] a permis de souligner l’importance de la coopération franco-émirienne en matière de lutte contre le terrorisme et l’islam politique », peut-on lire dans le compte-rendu de cette visite.

Cette guerre des représentations que mènent les EAU en France a-t-elle eu des conséquences ? Oui, si l’on se reporte à une interview donnée au Figaro le 22 octobre 2020 par le ministre de l’économie Bruno Le Maire, dans laquelle il reprenait l’antienne. « Le projet de l’islam politique est simple  : détruire la nation française, détruire ses valeurs, salir notre mémoire nationale et miner notre histoire. (…) Je me souviens du dernier entretien que j’ai eu avec un de nos alliés les plus solides dans le Golfe, le prince héritier des Émirats arabes unis, Mohamed Ben Zayed. Il me disait qu’il était temps que nous ouvrions les yeux sur ce qui se passe en France. Pour l’islam politique, le grand Satan, ce ne sont plus les États-Unis, c’est l’Europe et la France ».

Moins d’un an plus tard, la loi confortant les principes de la République était votée pour lutter contre le « séparatisme » islamiste — un combat incluant wahhabisme, salafisme, et Frères musulmans. La lutte contre le « séparatisme » a depuis été invoquée pour fermer ou tenter de fermer un certain nombre de structures et de lieux15 — parfois liés la confrérie — et décision a été prise d’expulser le prêcheur Hassan Iquioussen.

Un discours qui entretient l’hostilité

Ce renforcement de l’arsenal répressif français dirigé notamment contre le frérisme inquiète l’association Droit au droit. « Adhérer à ce narratif [associant Frères musulmans et terrorisme] peut avoir des effets néfastes, car cela risque de contribuer à un problème croissant d’hostilité envers les communautés musulmanes en Europe, y compris les laïcs. Cela peut également contribuer à déstabiliser les sociétés européennes à long terme », commente-t-elle dans son rapport sur l’influence émiratie à Bruxelles16.

La répétition diffuse d’un message simpliste aurait-elle pu influencer la France, avec le risque de créer des polémiques, voire des tensions sociales ? Des médias aux groupes d’amitié parlementaire, en passant par le registre des représentants d’intérêt, nul doute que les méthodes de lobbying de nos pays partenaires mériteraient d’être un peu plus transparentes.

Le making-of de notre enquête

Journaliste indépendante, j’ai travaillé ces dernières années sur la guerre au Yémen pour Mediapart et pour Mediacités. L’un des belligérants a attiré mon attention parce qu’il était presque inconnu, alors que sa relation avec la France ne cessait de s’amplifier : les EAU. J’ai donc écrit sur ce pays pour Le Monde diplomatique et pour Orient XXI, qui m’a proposé de travailler sur l’influence émiratie en France. Le sujet m’a paru passionnant : en effet, les violations des droits humains d’Abou Dhabi passent largement sous les radars, tandis que son aversion pour les Frères musulmans semble gagner du terrain.

Pour comprendre les mécanismes à l’œuvre, j’ai décidé de suivre quelques-uns des déplacements de Mohamed Ben Zayed à l’occasion de son voyage en France en juillet. J’ai contacté des Français vivant ou ayant vécu aux EAU, des associations, des journalistes, des chercheurs et des parlementaires. Certains ont accepté de me répondre, certains ont répondu en « off » et d’autres pas du tout.

En cherchant les cabinets de communication travaillant pour Abou Dhabi en France, j’ai identifié Project Associates, qui a décroché un contrat avec l’ambassade des EAU — mais dont le président, Jean Le Grix de la Salle, n’a pas souhaité répondre à mes questions.

Enfin, parce qu’elle était visible dans l’espace médiatique, je me suis intéressée à la sénatrice Nathalie Goulet. J’ai lu son dernier ouvrage, L’Abécédaire du financement du terrorisme, et la sénatrice a ensuite accepté d’en discuter au téléphone. Ghanem Nuseibeh, le dirigeant de Cornerstone qui financé le déplacement de Nathalie Goulet à Londres pour présenter son livre, a quant à lui répondu à ma demande d’interview par un mail très salé. « Veuillez noter que je n’hésiterai pas à prendre les mesures juridiques appropriées pour protéger ma réputation de tout contenu diffamatoire, fausses déclarations ou mensonges malveillants dans votre article, en particulier compte tenu de votre programme biaisé et calculé », nous a-t-il menacés en conclusion de son courrier.

1Lire Vincent Coquaz et Robin Andraca « Euronews : la chaîne européenne devenue vitrine de Dubaï », Libération, 29 novembre 2020. On peut encore trouver des contenus très élogieux sur Dubaï sur le site d’Euronews, comme ce publireportage diffusé le 14 juin 2022 sur les « clubs de plage et pool lounges ».

2Antoine Izambart, « Publicis, Havas, Image 7… Ces communicants que l’Arabie saoudite paie à prix d’or », Challenges, 7 novembre 2018.

3Lire Simon Walters, « Four ex-ministers are named in memo secretly backing a UAE police chief for top job at Interpol despite him being sued by a British academic for ’torture’ », The Daily Mail, 8 octobre 2021.

4Dans une tribune du 14 janvier 2021 dans les colonnes de Marianne, Dominique Trinquand estime que les EAU et le Maroc doivent devenir des alliés privilégiés de la France dans la lutte contre l’islamisme. Le 27 du même mois, dans une tribune publiée dans l’Opinion, il se félicite des bonnes relations, notamment militaires, que Paris entretient avec Abou Dhabi.

5« Interpol, un partenaire précieux pour le Sahel », Jeune Afrique, 30 juillet 2021.

6Faisant partie du groupe SCL, SCL Social est une société sœur de Cambridge Analytica. Le groupe a été liquidé en mai 2018 à la suite des scandales impliquant Cambridge Analytica, à savoir l’utilisation abusive de données Facebook pour influencer les élections américaines de 2016, ainsi qu’une importante campagne pro-Brexit. La journaliste américaine Wendy Siegelman a cartographié dans Medium en 2020 les entreprises dérivées de cette liquidation.

7Ces informations ont été initialement révélées par l’ONG Corporate Europe Observatory dans son rapport « United Arab Emirates’ growing legion of lobbyists support its ‘soft superpower’ ambitions in Brussels », publié le 17 décembre 2020.

8Dans son rapport du 17 décembre 2020 « United Arab Emirates’ growing legion of lobbyists support its ‘soft superpower’ambitions in Brussels ».

9op.cit.

10« Alimentées par les querelles entre Abou Dhabi et Doha, les batailles d’influence sur l’islam politique se jouent aussi en librairie », Intelligence Online, 29 juin 2020.

11Georges Malbrunot et Christian Chesnot ainsi que leur éditeur Michel Lafon ont été condamnés en 2018 « à 500 euros d’amende avec sursis et à verser solidairement 3 000 euros de dommages et intérêts à la sénatrice », indique Europe 1 dans un article de 2018. Selon Ouest France,, ils ont ensuite réédité le livre sans supprimer les passages concernés par la diffamation, et ont encore été condamnés cette année à verser 2 500 euros à Nathalie Goulet.

12Selon la liste des déplacements sénatoriaux financés par des organismes extérieurs.

13« Qatar in focus : Is the FIFA World Cup 2022 in danger ? », Cornerstone Global, octobre 2017.

14James Montague et Tariq Panja, « Ahead of Qatar World Cup, a Gulf Feud Plays Out in the Shadows », The New York Times, 1er février 2019.

15Lou Syrah, « Lutte contre le « séparatisme » : un an de chasse aux sorcières », Mediapart, 28 octobre 2021.

16Presque inconnue, l’association basée en Belgique Droit au droit (DAD) s’intéresse généralement à des questions de droit pénal et pénitentiaire, et en particulier au statut des détenus vulnérables. Contacté par Orient XXI, Nicola Giovannini, son directeur et fondateur, explique que « la grande majorité du financement de DAD provient de la Commission européenne ». Concernant le rapport de janvier 2022, « Undue Influence : an investigative report on foreign interference by the United Arab Emirates in the democratic processes of the European Union », sur l’influence émirati à Bruxelles, très éloignée des sujets que traite habituellement l’association, Nicola Giovanni assure qu’elle « a été entreprise avec les ressources propres de DAD ».

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