Espagne

Ramadan à Barcelone. L’iftar dans la rue affiche sa bonne volonté

Organisés dans les quartiers par les communautés musulmanes, soutenus par la municipalité de Barcelone, des iftars publics s’adressent à tous. Ces moments conviviaux lors de la rupture du jeûne pendant le ramadan témoignent d’une plus grande tolérance, au moins affichée. Car la capitale catalane n’a pas de mosquée, et aucun projet en cours.

L'image montre une grande table dressée en plein air, où des personnes diverses sont réunies autour d'un repas convivial. Les convives, de différents âges, sont assis sur des chaises en plastique et profitent de divers plats, avec des assiettes remplies de nourriture. On peut voir des bouteilles d'eau sur la table et des verres. L'ambiance semble festive et chaleureuse, marquée par des sourires et des échanges entre les participants. En arrière-plan, on aperçoit d'autres personnes et des éléments de l'environnement urbain, indiquant une atmosphère de communauté.
Iftar de l’arrondissement de Nou Barris, Barcelone, 9 juin 2018

Samedi 1er avril vers 19 h, plusieurs hommes installent tables et chaises devant une petite scène sur la rambla del Raval, non loin du cœur historique de Barcelone. Autour, les terrasses des bars de ce boulevard aménagé au début des années 2 000 sont bondées de Barcelonais et de touristes qui profitent du printemps méditerranéen.

Ces hommes font partie de la communauté islamique Minhaj Al-Quran, qui compte deux lieux de culte dans ce quartier. Comme chaque année à l’occasion du mois de ramadan, la communauté organise un iftar public — la rupture du jeûne les jours du ramadan au coucher du soleil — rassemblant une centaine de fidèles proches de cette association religieuse, pour la plupart d’origine pakistanaise. Des riverains et des acteurs locaux répondent à l’appel à rompre le jeûne de manière collective au centre du quartier. Parmi eux, une conseillère municipale d’opposition ou l’ancienne adjointe à la maire chargée de l’immigration et l’interculturalité entre 2015 et 2019.

Peu avant le coucher du soleil qui marque la rupture du jeûne, de courtes prises de parole des autorités et des responsables de la communauté se succèdent sur la scène, ponctuées de pauses musicales précédant une courte récitation. Puis la nourriture est distribuée gracieusement aux participants. L’événement est bref ; peu après 21 h les organisateurs ramassent les déchets et débarrassent tables et chaises.

La transformation du paysage religieux

Cet iftar public et populaire renverse ponctuellement les usages d’un boulevard central de la ville. Il permet également de saisir les changements sociaux et urbains de la capitale catalane. Barcelone a connu ces dernières années une profonde transformation de son paysage religieux. Des cultes perçus, jusqu’à il y a très peu, comme lointains et étrangers se sont rendus visibles dans l’espace public de la ville. Leurs pratiques contestent l’hégémonie du catholicisme et mettent à mal les théories sur une sécularisation rampante des sociétés urbaines occidentales. Parmi ces religions, l’islam occupe une place centrale.

SI l’islam barcelonais connait des infrastructures et des lieux de culte précaires, il demeure visible à travers certaines manifestations sur la voie publique, dont le mois de ramadan offre une occasion propice. Depuis quelques années, les communautés et associations islamiques organisent des iftars aux alentours de leurs lieux de culte. L’iftar sort ainsi des mosquées, des appartements et des restaurants pour occuper l’espace public.

Une quinzaine d’iftars publics en 2023

Si les membres des communautés y participent activement, ces iftars semblent d’abord s’adresser aux non-musulmans. Riverains, responsables politiques et acteurs locaux y sont invités. En 2023, le bureau des cultes de la mairie répertorie sur son site Internet au moins quinze iftars publics répartis tout au long du mois.

La mairie prête des tables et des chaises, et parfois une petite scène et une équipe de sonorisation. Ce soutien se traduit également par la présence d’élus locaux. Leurs prises de parole sont l’occasion de saluer la « diversité » du quartier, la « convivencia », dans une ville qui se veut multiculturelle et cosmopolite. Les mots des membres de la communauté qui suivent se font en catalan ou en espagnol et visent à raconter aux non-musulmans le sens du ramadan, les « bienfaits » du jeûne et les apports positifs d’un mois où sont censées prévaloir l’harmonie et la solidarité.

Le rôle clé du partage de la nourriture

Les iftars barcelonais montrent en outre un islam civique acceptable par la société avec un événement évoquant les fêtes de quartier ou les repas populaires. D’ailleurs, l’iftar s’articule autour de la nourriture, offerte à tous les participants. Révélateur de cette volonté d’ouverture et de quête de reconnaissance publique, la nourriture n’est pas servie d’abord aux musulmans qui ont jeûné pendant la journée. Au contraire, « les riverains du quartier » ont la primeur des dattes, de la soupe harira et des douceurs salées et sucrées qui caractérisent l’iftar. La liturgie n’est pas écartée, mais renvoyée à une place secondaire dans le déroulement de la soirée. Le public non musulman découvre l’islam sous une tonalité festive et conviviale, mais aussi contrôlée et délimitée.

Chaque iftar s’inscrit dans le contexte particulier de son quartier. Certains prennent une tournure politique, tandis que d’autres s’inscrivent dans des expériences concrètes de gestion urbaine. Par exemple, en 2017 et 2018, la communauté islamique de l’arrondissement de Nou Barris a organisé son iftar place Angel Pestaña, au cœur du quartier de Prosperitat et à quelques mètres du local qu’elle utilisait comme lieu de culte.

Des riverains étaient alors mobilisés contre la présence de cet oratoire, tenant des propos islamophobes avec le soutien de groupes d’extrême droite. L’iftar est devenu un événement revendicatif de la liberté de culte et du droit à la ville des minorités religieuses. Dans d’autres quartiers, comme les plus populaires Trinitat Vella ou le Besós, l’organisation d’iftars publics a été incluse dans le répertoire d’actions de la politique de la ville, afin de donner de la place aux collectifs minoritaires, voire d’apaiser ou de prévenir des tensions entre groupes sociaux.

Au Raval, dans le centre ancien de la ville, la Fondation Tot Raval, une coordination d’une cinquantaine d’associations du quartier, promeut un « iftar interreligieux » avec la participation de différents groupes religieux, mais aussi l’implication de structure comme le musée d’art contemporain, situé dans le quartier. Dans le même secteur, une structure associant un centre social autogéré et un espace de coworking, située dans une ancienne usine a accueilli entre 2017 et 2019 les iftars organisés par une association de femmes marocaines.

Le « catholicisme banal », élément identitaire

Les iftars barcelonais illustrent la voie de normalisation de la pluralité religieuse et traduisent une politique publique censée l’accompagner. Cela tranche avec d’autres contextes nationaux comme en France, où la visibilité publique du religieux, et de l’islam en particulier, suscite de grandes controverses. Néanmoins, la facilité, voire l’enthousiasme, avec lesquels sont organisés les iftars à Barcelone ne doit pas masquer des formes de rejet qui persistent vis-à-vis de l’islam et d’autres minorités religieuses ni un certain « catholicisme banal » qui place désormais la religion majoritaire comme un élément identitaire, patrimonial de la ville.

D’ailleurs, les iftars publics ne peuvent masquer la persistance de lieux de cultes précaires et peu visibles. L’islam barcelonais est structuré autour de 32 communautés, notamment dans le centre et les secteurs populaires de l’agglomération comme Nou Barris, Sant Andreu et Sant Martí. Leurs lieux de culte occupent des locaux en rez-de-chaussée, souvent d’anciens commerces ou des garages. À Barcelone, à la différence d’autres villes espagnoles, il n’y a aucune mosquée spécifique pour le moment. Bien que la municipalité soit censée accompagner les minorités religieuses, l’ouverture de lieux de culte se heurte parfois à l’opposition de riverains, comme à Prosperitat, mais aussi au manque de disponibilité du foncier et à la flambée des prix de l’immobilier qui touche les grandes villes.

Malgré tout, il n’y a pas, pour le moment, de projets de construction de mosquées en ville. De plus, quand certains groupes et entrepreneurs islamiques ont proposé la construction d’une grande mosquée, cela a suscité des réactions négatives d’une bonne partie des acteurs civiques et politiques locaux. Y compris ceux, situés à gauche, qui prônent pourtant une approche « interculturelle » et inclusive de la diversité religieuse.

Pour aller plus loin

➞ Victor Albert-Blanco, « Valoriser le quartier par la diversité religieuse. Regards croisés entre la Goutte d’Or (Paris) et le Raval (Barcelone) », Cahiers de géographie du Québec, vol. 63, no. 178, 2019 ;

➞ Anna Clot-Garrell, Victor Albert-Blanco, Rosa Martínez Cuadros, Carolina Esteso, « Religious Tastes in a Gentrified Neighbourhood : Food, Diversification and Urban Transformation in Barcelona », Journal of Religion in Europe, 15(1-4), 2022 ;

➞ Julia Martínez-Ariño, Mar Griera, « Adapter la religion : négocier les limites de la religion minoritaire dans les espaces urbains », Social Compass 67/2, 2020.

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