Rapport El-Karoui. La fabrique de l’islamophobie

Le 10 septembre, l’Institut Montaigne rendait public un rapport piloté par Hakim El-Karoui, La fabrique de l’islamisme, destiné au gouvernement français. Normalien, agrégé de géographie, Hakim El-Karoui a été la plume de Jean-Pierre Raffarin avant d’entrer à la banque Rothschild. Soutien de Ségolène Royal pendant la campagne présidentielle de 2007, il a également fait partie des fondateurs du Club XXIe siècle. C’est le troisième travail portant sur l’islam et le monde arabe qu’il rédige pour l’Institut Montaigne, think tank créé en 2000 par l’assureur Claude Bébéar.

Dans la « marche républicaine » du 11 janvier 2015 à Paris.

La Fabrique de l’islamisme construit un récit sans grande originalité de l’islamisme et de la genèse d’une idéologie. L’emploi du singulier est déjà un problème, car il repose sur l’idée qu’il y aurait une unité idéologique de l’islam politique. Le texte nous mène de l’Inde au Maghreb en passant par le Proche-Orient, dressant les portraits des pères fondateurs tels que Hassan Al-Banna ou Sayyid Qutb1. L’angle adopté est culturel et religieux, selon un principe que ne renierait pas Samuel Huntington, l’auteur du Choc des civilisations (Odile Jacob, 1997), laissant entendre que l’islamisme est consubstantiel à l’islam. Celui-ci est aussi présenté comme le protagoniste d’un affrontement Orient-Occident, ce que suggère la partie intitulée « La colonisation, ou la confrontation entre Occident et Orient » : « C’est à cette période [celle de la colonisation] que l’Occident imprime sa norme au niveau mondial, qu’il s’agisse de la perception de ce que doit être un État, de ce qui est archaïque et moderne, de ce qui est juste et injuste », écrit Hakim El-Karoui avant d’ajouter un peu plus loin : « Ce “message" européen atteint le monde musulman suite à sa colonisation tout au long du XIXe siècle. » Ni exploitation ni violences coloniales, juste un « message » que, sans doute, le général Bugeaud transportait avec la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen dans son « barda » en Algérie.

Un islamisme auto-engendré

L’« Occident » — désigné comme tel — est associé à une modernité contre laquelle l’islamisme est en lutte depuis la période coloniale. Le combat anticolonialiste est de ce fait transformé en un conflit de civilisations. Une fois la période coloniale achevée, El-Karoui tient à montrer combien ce même « Occident » voit son « projet libéral » mis au défi par deux grands adversaires : la Chine et l’islamisme. Il puise ici à nouveau dans ce qui est l’une des thèses centrales du Choc des civilisations où Huntington révélait son obsession d’une alliance anti-occidentale comprenant un bloc islamique et un bloc chinois confucéen. El-Karoui sait toutefois gré aux réformes de Deng Xiaoping d’avoir instauré le « socialisme de marché » qui permit « à la Chine d’inventer sa voie vers la modernité ». D’où son éloge sans doute de l’homme fort d’Arabie saoudite Mohamed Ben Salman sans qui le système saoudien ne pourrait « se réinventer ». El-Karoui est un libéral qui a un goût prononcé pour les hommes forts. Non sans enthousiasme, mais avec peu de recul, le rapport décrit les réformes prévues par le plan « Vision 2030 » engagé depuis 2016 par le prince héritier saoudien, tout comme son aspiration à mettre en application un wahhabisme moins rigoriste.

Au cours d’une interview accordée le 11 septembre 2018 à Jean-Pierre Elkabbach au micro de C-News, El-Karoui tient à élargir la distance entre dirigeants saoudiens et terrorisme en affirmant que « l’objet qu’ils ont créé leur a échappé ». À voir le nombre d’interlocuteurs institutionnels saoudiens interrogés par l’équipe de l’Institut Montaigne pour produire le rapport de 2018, on peut comprendre ce qui motive une telle retenue. Rien dans le rapport ne place la genèse de l’islam politique dans un contexte géopolitique où, précisément, le monde musulman n’est pas un acteur isolé. Dans la partie consacrée à la guerre de 1979 en Afghanistan, El-Karoui n’étudie pas le rôle des puissances occidentales et leur soutien à des moudjahidines afghans assimilés à des « combattants de la liberté » par le président américain Ronald Reagan. De même, lorsqu’il évoque Oussama Ben Laden à cette période, il omet de rappeler qu’il servait alors les intérêts de Washington. Il ne rappellera pas non plus le rôle que joua l’État israélien entre les années 1970 et le début des années 1980 à Gaza afin de favoriser les Frères musulmans pour mieux affaiblir l’Organisation de libération de la Palestine (OLP).

Si les racines culturelles et religieuses des mouvements islamistes sont abondamment décrites — encore qu’il semble étrange que la majorité de l’équipe regroupée autour d’El-Karoui ne parle pas l’arabe et ne semble avoir aucune compétence en islam —, en revanche pas plus l’invasion de l’Irak de 2003 que les bombardements sur la Libye et la Syrie ne sont mis en cause dans la diffusion du djihadisme. C’est pourtant bien la destruction de l’État irakien qui a permis l’installation en Irak d’Al-Qaida puis la création de l’organisation de l’État islamique (OEI). El-Karoui préfère échapper à tout cadre historique et politique contemporain et présente, à l’inverse, un islamisme qui se serait comme auto-engendré à partir des manuscrits d’Ibn Taymiyya.

Amalgames et complotisme

Dans sa typologie des mouvements islamistes, il homogénéise plus qu’il ne distingue. Selon lui, wahhabisme et Frères musulmans « partagent des références communes et in fine une même vision du monde » — et pourtant, depuis les années 1990, ils sont en guerre ouverte, ce qui montre que l’idéologie religieuse n’explique pas tout. Ce faisant, El-Karoui s’inscrit dans la même ligne de représentations tracée par la droite militariste américaine. Comme l’a rappelé dans ces colonnes Alain Gresh, le général James Mattis, actuel secrétaire d’État à la défense de Donald Trump et ancien responsable des opérations militaires américaines au Proche-Orient et en Asie pensait lui aussi que les Frères musulmans et Al-Qaida appartenaient au même courant. Un tel refus de la distinction autorise tous les amalgames et renforce la perception d’un ennemi unique dressé contre le monde occidental. « Au terme de ce parcours, une évidence s’impose : l’islamisme n’est pas le sous-produit d’un Occident imparfait, mais une grande idéologie », conclut le rapport.

Un tiers des musulmans « sécessionnistes autoritaires »

La dernière partie du rapport, consacrée à l’islamisme en Occident et à la situation française, privilégie elle aussi une lecture culturaliste, coupée de fondements économiques et sociaux. Le texte s’approprie les conclusions du sociologue Olivier Galland en citant une interview accordée au Figaro où il affirme que « le processus qui mène à la radicalité religieuse n’est pas produit par l’exclusion économique »2.

Al-Karoui reprend dans ce texte l’affirmation qu’il avait popularisée dans son rapport de 2016 : 28 % des musulmans français peuvent être classés parmi les « sécessionnistes autoritaires ». Or ces résultats ont été très contestés, notamment par le sociologue et démographe Patrick Simon qui adressait une sévère critique à l’encontre des méthodes employées tant par l’enquête de l’Institut français d’opinion publique (IFOP) que par l’interprétation qu’en fait El-Karoui. Il faisait notamment remarquer qu’« à partir de la question : ‘‘ En France, la laïcité permet-elle de pratiquer librement sa religion ? ’’, les auteurs concluent à une contestation de la laïcité lorsque les réponses sont négatives. Or il n’est pas nécessaire d’être musulman pour considérer que la laïcité coercitive développée ces dernières années complique la pratique religieuse » 3. Pourtant El-Karaoui ignore ces critiques et continue de faire comme si ce pourcentage était incontesté.

Selon le rédacteur de La fabrique de l’islamisme, « la seconde Intifada qui éclate en 2000 est importée en France avec notamment la mort du petit Mohamed en Palestine diffusée par France 2 ». On sait que l’expression « importation de l’Intifada » avait été popularisée par Nicolas Sarkozy pour servir à discréditer toute forme de solidarité avec les Palestiniens. Mais comment comprendre cette phrase tissant un lien entre les images de la mort du jeune Mohamed Al-Durah et une hypothétique « radicalisation » de la jeunesse musulmane ? À moins de classer Charles Enderlin parmi les artisans de la « fabrique de l’islamisme ». Un peu plus loin, El-Karoui poursuit : « Les attentats du 11 septembre 2001 perpétrés par Al-Qaida aux États-Unis ont fait surgir en France, auprès de la communauté musulmane un certain nombre de thèses complotistes ». On peut se plaindre de la production de thèses conspirationnistes farfelues, mais il n’y a aucune raison de prétendre que celles-ci fleurissent dans la « communauté musulmane » davantage qu’ailleurs, les sondages montrent que le scepticisme sur les événements du 11 septembre 2001 est assez répandu. D’autre part, il n’est pas inutile de rappeler que d’autres thèses complotistes ont été colportées par l’administration Bush, puis théâtralement mises en scène par Colin Powell, afin d’incriminer Saddam Hussein et de justifier l’invasion de l’Irak, mais cela n’entre pas dans le cadre d’analyse d’El-Karoui.

Une élite qui souffle sur les braises

Ce dernier rapport de l’Institut Montaigne n’est ni très brillant ni très original. En revanche, la place qu’occupe Hakim El-Karoui pour le présenter revêt une certaine importance dans le calendrier médiatique et politique en France. La menace islamiste et l’islam comme problème sont ressortis du placard en pleine succession de crises multiples, qui plus est à la veille des élections européennes et dans le cadre de la préparation d’une forme d’encadrement de l’islam de France. De l’affaire Benalla aux démissions successives du ministre de l’écologie Nicolas Hulot puis du ministre de l’intérieur Gérard Collomb, en passant par les multiples maladresses d’un président de la République en déroute, il apparait nécessaire de dévier l’attention. Le ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer a été le premier à se saisir de l’occasion : en envisageant une valorisation de l’apprentissage de l’arabe, suggérée par le rapport, mais sans ouvrir le moindre poste de titulaire, il a pu suffisamment exciter la droite pour faire brièvement passer le gouvernement Macron pour un rassemblement de progressistes. L’effet d’annonce n’a pas duré plus de deux jours, le ministre regrettant vite un emballement médiatique.

Quant à Gérard Collomb, encore en poste, il a suivi de près les recommandations en organisant dans l’urgence des « assises territoriales de l’islam » avant le 15 septembre. Ces réunions rassemblaient des responsables musulmans autour des préfets engagés dans la préparation d’un appareil d’administration des musulmans de France sur un modèle apparenté au système de contrôle colonial. Jalila Sbai a parfaitement montré la genèse des structures institutionnelles de surveillance des musulmans depuis la période coloniale jusqu’aux perspectives fixées par El-Karoui.

Au fond, c’est autant le contenu du rapport El-Karoui qui importe que son impact au cœur d’une rentrée politique désastreuse. Avec sa diffusion, les musulmans redeviennent un point de fixation, et reprennent leur position expiatoire dans le dispositif politique français. Sous couvert de dissection de l’islamisme, le rapport El-Karoui fait des musulmans un problème et de l’islam une marée à endiguer. Il produit une islamophobie sédimentée dans l’imaginaire populaire, mais fabriquée par une élite qui souffle sur les braises.

1NDLR. Poète, essayiste et critique littéraire égyptien, membre des Frères musulmans. Il entrera en rupture avec ces derniers à la suite du développement d’une pensée islamiste radicale, le qutbisme.

3Patrick Simon, « La fabrique du coupable musulman », AOC, 15 juin 2018.

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