Rapprochement à petits pas entre l’Arabie saoudite et les Frères musulmans

Une évolution qui inquiète l’Égypte · Alors que les soulèvements arabes se sont essoufflés, la dynamique essentielle de la région est marquée par les rivalités entre Riyad et Téhéran. Dans cet affrontement, l’Arabie saoudite s’est rapprochée prudemment des Frères musulmans qu’elle avait férocement combattus jusque-là [Vidéo incluse].

Le roi Salman/Khaled Mechaal, leader du Hamas.
Photomontage.

Début février 2014, la presse saoudienne publiait un décret royal punissant de trois à vingt ans de prison « toute appartenance à des courants religieux ou intellectuels, à des groupes ou à des formations définis comme terroristes nationalement, régionalement ou internationalement ; tout appui quel qu’il soit à leur idéologie ou à leur vision, toute expression d’une quelconque sympathie avec eux ». Principale formation visée, les Frères musulmans. Le royaume n’avait d’ailleurs pas ménagé son soutien au coup d’État militaire en Égypte du 3 juillet 2013 qui avait renversé le président élu Mohamed Morsi issu des Frères musulmans et porté au pouvoir le chef de l’armée Abdel Fattah Al-Sissi. Dix-huit mois plus tard, le paysage s’est transformé. Riyad accueille des délégations du Hamas palestinien, de l’Ennahda tunisien ou de l’Al-Islah yéménite, trois organisations liées aux Frères musulmans, tandis que la rhétorique des médias saoudiens — contrairement à celle de leurs homologues des Émirats arabes unis — s’est faite plus nuancée et plus subtile concernant les Frères musulmans.

L’infléchissement saoudien n’a rien à voir avec la religion, avec des lectures divergentes du Coran. Elle relève de la géopolitique et de la manière dont les dirigeants de Riyad perçoivent le contexte régional. Déjà, au cours de l’histoire récente, les relations avec les Frères musulmans avaient connu des hauts et des bas. Dans les années 1950 et 1960, le royaume servit de refuge aux cadres du mouvement pourchassés en Égypte, en Syrie et en Irak. À partir de 1979, l’alliance — parrainée par les États-Unis — se consolida sur le terrain afghan, dans la lutte contre l’Union soviétique, « l’empire du mal ». Mais la première guerre du Golfe de 1990-1991 et la fin de la guerre froide mirent un terme à cette entente.

L’Arabie saoudite et les Frères musulmans, par Alain Gresh — YouTube
Réalisation : Chris Den Hond

« Ils ont détruit le monde arabe »

C’est dans un quotidien koweïtien, Al-Seyassah, que le puissant ministre de l’intérieur saoudien de l’époque, le prince Nayef, détaillait dès 2002 ses griefs à l’égard de l’organisation : « Les Frères musulmans sont la cause de la plupart des problèmes dans le monde arabe et ils ont provoqué de vastes dégâts en Arabie saoudite. Nous avons trop soutenu ce groupe, et ils ont détruit le monde arabe »1. Le prince rappelait que, durant la crise du Golfe de 1990-1991, les Frères musulmans ne les avaient pas soutenus contre Saddam Hussein. Le prince évitait cependant de mentionner une autre cause de sa fureur, partagée par d’autres émirs de la région : l’implantation des Frères musulmans au sein des sociétés du Golfe et leur participation, depuis la guerre du Koweït, aux contestations qui ont frappé le royaume, à travers le mouvement des années 1990 en faveur d’une monarchie constitutionnelle. Car leur vision politique — un État islamique, certes, mais basé sur des élections — diverge de celle de la monarchie, fondée sur l’allégeance sans faille à la famille royale saoudienne. Celle-ci avait d’ailleurs préféré financer les divers courants salafistes, dont le refus d’intervenir dans le champ politique et l’appel à soutenir les pouvoirs en place, quels qu’ils soient — la famille royale comme Hosni Moubarak —, la rassurait.

Dans les années 2011-2013, l’avancée des Frères musulmans dans toute la région et la perspective de voir des organisations se réclamant à la fois de l’islam et du suffrage populaire s’installer durablement aux affaires ont provoqué une panique à Riyad. Et, de l’Égypte au Yémen, le régime saoudien a orchestré une contre-révolution, une contre-offensive couronnée, pour l’instant, de succès.

Objectif Téhéran

Mais, depuis la débâcle des Frères musulmans en Égypte, l’obsession principale des dirigeants saoudiens s’est focalisée sur l’Iran. Leur objectif prioritaire est de contenir cette « menace » en Irak, en Syrie, au Liban, en Palestine et au Yémen, en faisant notamment appel à l’édification d’un « front sunnite » contre les « hérétiques chiites ». Ce choix est devenu encore plus urgent avec l’accord sur le nucléaire signé entre les 5+1 et l’Iran et la perspective d’une détente entre Washington et Téhéran.

La dynastie régnante a donc exploré de nouveaux canaux de discussion avec les Frères musulmans, certes prudemment, mais avec détermination. Prudemment, parce que, à terme, les Frères restent un danger, notamment à l’intérieur du royaume ; avec détermination car la menace iranienne est prioritaire à court et moyen terme. Selon des sources proches de cette organisation, ces contacts ont été esquissés dans les derniers mois du règne du roi Abdallah, mais se sont intensifiés depuis sa mort le 23 janvier 2015 et l’accession au trône de son demi-frère Salman. Sa politique beaucoup plus volontariste inaugurée au plan régional, que confirme l’intervention militaire saoudienne, aérienne d’abord et désormais terrestre contre le Yémen nécessite pour le royaume de bâtir un « front sunnite ».

C’est d’abord sur le terrain yéménite que s’est opéré ce rapprochement, facilité par le soutien apporté par les Frères musulmans des différents pays à l’offensive militaire dirigée par Riyad. Al-Islah, l’organisation yéménite apparentée aux Frères musulmans, s’est affrontée très tôt aux houthistes et s’est donc trouvée naturellement au sein de la coalition soutenue par Riyad où elle joue un rôle militaire non négligeable en la personne du général Ali Mohsen Al-Ahmar. Après la prise d’Aden par les forces de la coalition en août, le gouvernement « officiel » a nommé Nayef Al-Bakri, un membre d’Al-Islah, gouverneur de la ville d’Aden ; mais cette nomination a suscité des tensions et le mécontentement des Émirats arabes unis, très présents militairement, et son sort est encore suspendu. Un de ses dirigeants, Abdel Majid Al-Zindani ainsi que d’autres cadres se sont réfugiés à Riyad où ils étaient encore interdits de séjour l’an dernier. Riyad n’hésite pas à laisser plus ou moins le champ libre à Al-Qaida dans la péninsule Arabique (AQPA) dans le sud-est, dans la région de Mouqallah, que l’organisation contrôle désormais.

La Syrie est le seul pays arabe où l’Arabie saoudite, après plusieurs mois d’hésitation, s’est engagée pour la chute du régime. Malgré les évolutions de la politique américaine et même française, le régime saoudien, comme le gouvernement turc, semble toujours déterminé à renverser Bachar Al-Assad. Sous la direction d’Ankara, avec l’aide du Qatar, un mouvement d’unification des forces islamistes s’est engagé au sein de L’Armée de la conquête, une coalition qui comporte, non seulement les Frères musulmans, mais aussi le Front Al-Nousra, l’aile syrienne d’Al-Qaida.

Rallier le Hamas

Dernier exemple de ces inflexions saoudiennes, le Hamas, longtemps proche de l’Iran, mais dont la direction a quitté Damas en 2012 et qui oscille entre la solidarité avec les Frères musulmans en Syrie et ailleurs, et l’Iran qui lui a fourni une aide militaire non négligeable. Alors qu’à plusieurs reprises l’année passée on avait annoncé la visite de Khaled Mechaal, chef du bureau politique de l’organisation en Iran, c’est finalement en Arabie qu’il s’est rendu en juillet 2015. Il a pu rencontrer le roi, le prince héritier et le vice-prince héritier, et mettre ainsi fin à une brouille de plusieurs années. Il a obtenu la libération des prisonniers du Hamas dans le royaume et provoqué l’ire des Iraniens. « Ce n’est pas la première erreur du Hamas (…) Il a été déjà prévenu, mais il n’a pas compris. (…) Si le Hamas ne corrige pas sa ligne, il ne pourra plus utiliser la puissance de la République islamique d’Iran », a déclaré Mansour Haqiqatpour, vice-président de la commission du Parlement pour la sécurité nationale et la politique étrangère.2

L’ire du Caire

Ce rapprochement a autant — sinon plus — indisposé l’Égypte, alors que celle-ci poursuit son blocus de Gaza et envisage, après avoir détruit plus de 3 000 édifices à la frontière, d’inonder les tunnels. Et entendre le leader d’Ennahda Rached Ghannouchi prôner, à l’occasion de son voyage à Riyad en juin 2015, une réconciliation entre Le Caire et les Frères musulmans a rajouté au malaise. Pour le Caire, il n’existe aucune différence entre les Frères musulmans, Al-Qaida et l’organisation de l’État islamique (OEI) — le même parallèle est dressé par le gouvernement israélien à propos du Hamas. Une grande partie de la légitimité du pouvoir est fondée sur le fait qu’il aurait « sauvé » le pays des Frères musulmans.

Si les officiels nient toute dégradation des relations entre les deux capitales, si elles ont aussi bien trop d’intérêts en commun pour s’affronter, la lecture des médias égyptiens, dont le degré d’indépendance à l’égard du pouvoir n’a jamais été aussi réduit depuis le règne de Gamal Abdel Nasser, constitue un bon baromètre des inquiétudes égyptiennes. Ainsi, l’hebdomadaire gouvernemental Roz El-Youssef a publié fin juillet, à l’occasion de la visite de Mechaal à Riyad, un texte du journaliste Ahmad Shawqi Al-Attar affirmant que «  l’Arabie saoudite avait vendu l’Égypte » et appelant à la reprise des relations diplomatiques avec l’Iran, une demande soutenue au même moment par le célèbre journaliste Mohamed Hassanein Heikal, ancien conseiller de Nasser, dans le quotidien libanais Al Safir3.

Si, sur le Yémen, l’Égypte a soutenu l’intervention saoudienne –- mais refuse toujours d’envoyer des troupes sur le terrain -–, sur le dossier syrien, Le Caire reste très réticent à l’égard des stratégies visant la chute du régime. Le quotidien gouvernemental Al-Ahram a toutefois passé un cap en publiant le 9 septembre un article d’un important journaliste, ancien président du syndicat des journalistes sous Moubarak, Makram Mohammed Ahmed, dénonçant ceux qui avaient « soutenu le plan américain de partition du Proche-Orient » et saluant l’armée syrienne qui défendait la souveraineté du pays. Il ajoutait que les réfugiés ne fuient pas Bachar Al-Assad, mais l’Organisation de l’État islamique et dénonçait ceux qui soutiennent l’Armée syrienne libre, composée, selon lui, par les Frères musulmans. Et sa conclusion confirmait le ton général de l’article : « Quels que soient les crimes commis par Assad, ils sont faibles par rapport à ceux perpétrés par les terroristes. »

On le comprend, l’amitié sans faille entre l’Arabie saoudite et l’Égypte relève du mythe. Et, malgré leur convergence stratégique, les deux pays devront composer avec leurs divergences, à l’ombre — toujours terrifiante pour Le Caire — des Frères musulmans.

1Alain Gresh, « Les islamistes à l’épreuve du pouvoir », Le Monde diplomatique, novembre 2012.

2« Can Saudi Arabia outbid Iran on Hamas ? », BBC Monitoring, 29 juillet 2015.

3« Calls in Egypt media to mend ties with Iran, amid perceived tension with Saudis », BBC Monitoring 19 août 2015.

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