Journal de bord de Gaza 70

« S’il y a un cessez-le-feu, que feriez-vous en premier ? »

Rami Abou Jamous écrit son journal pour Orient XXI. Ce fondateur de GazaPress, un bureau qui fournissait aide et traduction aux journalistes occidentaux, a dû quitter en octobre 2023 son appartement de la ville de Gaza avec sa femme Sabah, les enfants de celle-ci, et leur fils Walid, deux ans et demi, sous la pression de l’armée israélienne. Réfugié depuis à Rafah, Rami et les siens ont dû reprendre la route de leur exil interne, coincés comme tant de familles dans cette enclave miséreuse et surpeuplée. Il a reçu, pour ce journal de bord, deux récompenses au Prix Bayeux pour les correspondants de guerre, dans la catégorie presse écrite et prix Ouest-France. Cet espace lui est dédié depuis le 28 février 2024.

L'image montre un moment touchant entre un enfant et un adulte. L'adulte semble embrasser l'enfant, qui a l'air attentionné et gaze directement vers l'objectif. On peut aussi voir quelques mains, une d'elles touchant l'épaule de l'enfant. L'ambiance est empreinte d'émotion et de tendresse. Les vêtements des figures suggèrent un environnement austère.
Deir El-Balah, le 14 janvier 2025. Des Palestiniens pleurent la mort de leurs proches, dont des enfants, tués lors d’une frappe aérienne israélienne sur leur abri à Deir El-Balah, dans le centre de la bande de Gaza.
AFP

Mardi 14 janvier 2025.

Depuis deux semaines, les Gazaouis sont convaincus qu’un cessez- le- feu est imminent, et que cela va arriver avant l’intronisation de Donald Trump, le 20 janvier. Tout le monde s’y prépare, et tout le monde est heureux parce que les gens pensent que cette fois, l’espoir ne débouchera pas sur une déception. Tout le monde en parle, mes amis, mes voisins, les gens au marché… et bien sûr dans les transports en commun de fortune, ces bétaillères tirées par une vieille voiture. D’habitude, quand je monte dans l’une d’entre elles, je me contente d’écouter les conversations sans intervenir, pour prendre le pouls de Gaza. Cette fois, j’ai posé une question. Celle que je pose à tous ceux que je rencontre ces jours-ci : « S’il y a un cessez-le-feu, quelle est la première chose que vous ferez ? » Les réponses m’ont brisé le cœur.

« Ça fait un an et demi que je n’ai pas vu mon père »

Ahmed, un ami, m’a répondu : « La première chose que je ferai, c’est d’aller voir mon père. » Ahmed est avec nous, dans la partie sud de la bande de Gaza. Sa famille habitait Gaza-ville. Au début de la guerre, il est parti vers le sud, poussé par l’armée d’occupation israélienne, avec toute sa famille. Sauf son père, qui a catégoriquement refusé d’obéir. Il est resté dans le nord, dans le camp de Jabaliya.

L’armée israélienne a coupé en deux la bande de Gaza. Elle interdit le passage du nord au sud.

Ça fait un an et demi que je n’ai pas vu mon père. Je n’attends que ce moment. J’espère qu’il sera toujours vivant quand le cessez-le-feu nous permettra d’aller dans le Nord. Ça bombarde 24 heures sur 24 là-bas. Je crains à chaque instant d’apprendre que mon père a été tué et qu’il repose en paix.

Dans la bétaillère, un passager m’a dit :

Je n’ai plus de nouvelles de ma cousine. Dans son dernier message, elle disait « On va bien, grâce à Dieu ». C’était il y a presque un mois et demi. Elle est avec son mari et leurs quatre enfants. Ils habitaient à Saftawi [un faubourg de la ville de Gaza]. Quand les bombardements se sont intensifiés, ils ont fui et ils se sont installés à Tall Zaatar [le camp de réfugiés de Jabaliya], dans un bâtiment appartenant à l’un de leurs amis. L’armée israélienne a encerclé le camp, et depuis, on ne sait rien. Est-ce qu’ils sont encore vivants ? Est-ce que la maison est détruite ? Est-ce qu’ils ont été arrêtés par les Israéliens ?

L’homme a vérifié auprès des trois hôpitaux de la partie nord, Al-Awda, Kamal-Adwan et l’hôpital indonésien, quand ces établissements fonctionnaient encore. Rien. On n‘y avait pas reçu de morts ni de blessés portant le nom de famille de sa cousine. Il est d’autant plus inquiet que des gens lui ont dit avoir vu des images satellites de la maison dans laquelle sa cousine s’était réfugiée, et qu’elle avait été détruite. Mon compagnon de voyage ne sait pas si sa cousine est vivante ou ensevelie sous les décombres avec son mari et ses enfants.

« Je veux juste enterrer dignement mon frère »

Un autre passager de la bétaillère dit que la première chose qu’il fera, c’est d’aller chercher le corps de son frère. Ce dernier a été tué par un quadricoptère, ces petits drones armés qui peuvent surgir n’importe où et à tout moment. Le drone a tiré sur son frère, il y a plusieurs semaines, en plein milieu de la route entre le camp de Jabaliya et la ville de Gaza.

Des gens ont vu qu’il était mort, mais personne n’a osé aller le chercher, c’était trop dangereux. Je veux juste retrouver son corps et l’enterrer dignement. J’espère qu’il n’a pas été dévoré par les chiens. J’espère qu’il porte toujours ses vêtements, pour que je puisse le reconnaître.

Il avait les larmes aux yeux.

Un autre encore m’a répondu :

S’il y a un cessez-le-feu, j’espère que je pourrai faire sortir ma mère de Gaza pour un transfert médical. Elle a un cancer, et le seul hôpital spécialisé qui pratique des chimiothérapies, celui qu’on appelle l’Hôpital turc, près de Gaza-ville, a été bombardé par les Israéliens. Il est hors service depuis le deuxième mois de la guerre. On est dans une course contre le temps. Il faut qu’elle puisse être soignée ailleurs.

C’est aussi le cas du neveu de Sabah, Youssef, ce jeune garçon qui a été grièvement blessé dans un bombardement. Il est sorti de l’hôpital mais il n’est pas en bonne santé. À l’hôpital, ils ont fait une demande de transfert. D’après l’Organisation mondiale de la santé (OMS), entre 20 000 et 40 000 personnes à Gaza sont entre la vie et la mort. Elles ont besoin d’être soignées à l’étranger de toute urgence.

Nombre d’entre eux attendent d’être opérés. Ils ne se trouvent pas dans les hôpitaux, qui n’ont plus de place, enfin ceux qui fonctionnent encore, mais sous une tente ou une bâche, dans des conditions de vie très dures. Un autre passager me dit :

Moi, je voudrais voir si notre maison est toujours intacte. Elle est dans la partie nord, à Beit Hanoun. On me dit qu’elle a été détruite. J’ai travaillé plus de 25 ans en Israël pour construire cette maison de six étages, pour mes enfants et moi. Elle a un grand terrain avec un potager et des arbres fruitiers. Je n’ai plus de nouvelles, personne ne peut y aller.

Nous irons planter nos tentes sur les ruines de nos maisons

Ce qui me frappe, c’est que le rêve de toutes ces personnes, c’est de plonger dans un cauchemar. Leur rêve, c’est de voir si une cousine est morte ou vivante, d’enterrer un frère abandonné au milieu d’une route, de voir si une maison a été aplatie par les bombes. Des dizaines de milliers de personnes rêvent de retrouver les corps de leurs proches enterrés sous les gravats, et de leur donner une sépulture, s’il en reste quelque chose. Ou bien de vérifier si un frère a été enlevé par les Israéliens, et s’il est encore vivant. Car depuis le premier jour de la guerre, les Israéliens ne donnent pas de nouvelles des hommes qu’ils capturent. Avant, ils informaient la Croix-Rouge des arrestations en Cisjordanie ou à Gaza. Là, il y a des milliers de disparus, dont on ne sait ni s’ils ont été arrêtés, ni où ils sont, ni s’ils sont toujours en vie. Beaucoup de Gazaouis veulent aller au nord, simplement pour chercher la trace d’un parent. Mais c’est un cauchemar qui les attend, car le disparu est soit mort, soit dans une geôle israélienne.

Les Israéliens qui vivaient dans ce qu’on appelle « l’enveloppe de Gaza », c’est-à-dire les kibboutz construits près de l’enclave, retrouveront leurs maisons, leurs écoles, leurs jardins d’enfants, leurs parcs, et une vie normale. Nous, nous irons planter nos tentes sur les ruines de nos maisons. Nous n’aurons ni écoles, ni jardins d’enfants, ni parcs. Aucune infrastructure ne sera debout. Il n’y aura pas de système de santé.

Les Israéliens qui vivaient près de la frontière libanaise, et qui ont été évacués, vont eux aussi rentrer chez eux, après le cessez-le-feu conclu avec le Hezbollah. Des milliers de Gazaouis ne pourront pas faire de même, car Israël parle d’établir une zone tampon, un no man’s land d’au moins un kilomètre de large à l’intérieur de la bande de Gaza. Quant au reste des Gazaouis, si Israël leur permet de rentrer chez eux pendant la première ou la deuxième phase du cessez-le-feu, ils vivront eux aussi un cauchemar. Ils ne retrouveront plus rien. Presque toutes les localités de la bande de Gaza sont entièrement rasée, de Rafah, au sud, à Jabaliya, au nord. Un séisme est passé par là. Un « israélisme » qui a tout détruit.

Après le cessez-le-feu, ce ne sera pas le retour à la vie. Ce sera une deuxième guerre. Nous sommes si psychologiquement atteints que même si nous savons qu’un cauchemar nous attend, nous le désirons. Il faudrait qu’un psychiatre m’explique comment nous en sommes arrivés là. Après le cessez-le-feu, nous ne vivrons pas une vraie vie. La machine de guerre se sera arrêtée, mais il y aura toujours le blocus, la reconstruction prendra plusieurs années, le risque de famine persistera parce qu’il sera impossible de livrer tous les vivres nécessaires d’un seul coup. Personne ou presque n’ayant plus les moyens d’acheter de la nourriture, nous dépendrons à 100 % de l’aide humanitaire. Une aide qui sera toujours contrôlée par Israël. Nous rêvons d’un cauchemar créé par les Israéliens.

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