La direction départementale des eaux et forêts de Sikasso, la deuxième ville la plus peuplée du Mali située dans le sud, est un endroit où il fait bon travailler à première vue. Des cases en parpaings qui servent de bureaux sont éparpillées à l’ombre d’arbres verdoyants. Pas besoin de climatiseur ici — il n’y en a d’ailleurs pas dans tous les bureaux —, il suffit d’ouvrir les fenêtres pour avoir un peu d’air. Mais l’illusion ne dure qu’un temps. Mohamed, un des chefs du service qui a requis l’anonymat1 a vite fait de ramener le visiteur à la dure réalité de ses agents. « En mai 2019, un des nôtres a été tué non loin de là, dans la forêt de Kaboïla. Égorgé. Plus récemment, des forestiers ont été attaqués, d’autres menacés. Nous faisons un métier dangereux. »
Il y a 24 forêts classées dans la région. Théoriquement, aucune activité humaine n’y est tolérée. En réalité, pas une n’y échappe. Coupe de bois, pâturage, culture du coton, orpaillage : des milliers de personnes vivent des ressources de ces zones « interdites ». Les relations avec les agents forestiers, qui sont censés faire respecter la loi, ont toujours été tendues. Mais rarement les conflits aboutissaient à l’irréparable. Depuis quelques années, la donne a changé. Des éléments djihadistes liés au Jamaat nusrat al-islam wal-muslimin (JNIM), le groupe dirigé par Iyad ag-Ghaly et affiliés à Al-Qaida, y ont installé des bases provisoires qu’ils déplacent régulièrement. Avec eux, « on a franchi un cap, déplore Mohamed, ils n’hésitent pas à nous tirer dessus ».
Les gardes forestiers, cibles prioritaires
Peu appréciés des populations locales, mal équipés et pas vraiment formés à affronter des combattants aguerris, les forestiers font des cibles faciles pour les djihadistes. « On n’a pas assez de munitions ; on est parfois obligés d’en demander à la gendarmerie. On a 14 kalachnikovs pour 160 agents, le reste, ce sont de vieilles carabines chinoises. On ne peut pas rivaliser », constate le fonctionnaire. Depuis que la menace venue du centre du Mali s’est rapprochée, les agents forestiers ne se rendent plus dans certaines zones.
C’est précisément l’objectif des groupes djihadistes. Au Mali, mais aussi au Burkina Faso, les agents des eaux et forêts sont leur cible prioritaire lorsqu’ils tentent de s’implanter dans une zone. Ce sont eux qu’ils attaquent en premier, avant même les militaires, les gendarmes ou les chefs coutumiers.
Il y a deux raisons à cela. Tout d’abord, les forestiers sont des freins à leur installation. Cela fait des années que les mouvements insurrectionnels sahéliens ont compris l’intérêt de coloniser les zones boisées : ils peuvent s’y cacher, s’y former, s’y reposer, mais aussi s’emparer de trafics qui leur permettent de financer leurs activités. La forêt du Wagadou, à la frontière entre le Mali et la Mauritanie, sert depuis longtemps de lieu de repli pour les groupes opérant dans le nord du Mali.
Dans le centre du Mali, les forêts situées près de la frontière avec le Burkina abritent des bases de vie et des camps d’entraînement (la katiba Serma, liée au JNIM, porte d’ailleurs le nom d’une de ces forêts). C’est dans la forêt d’Ansongo (est du Mali) que l’État islamique au Grand Sahara (EIGS) a installé sa base principale, et dans celle du parc régional du W (à la frontière entre le Niger, le Burkina et le Bénin) que ses hommes, y compris des chefs, s’y reposent avant de repartir au combat. Au Nigeria, la branche de Boko Haram restée fidèle à Abubakar Shekau a installé son quartier général dans la forêt de Sambissa. Et depuis trois ans, les forêts de l’est et du sud du Burkina, mais aussi du nord de la Côte d’Ivoire, lieux de nombreux trafics, sont à leur tour ciblées par les djihadistes.
À chaque fois, la stratégie est la même : d’abord s’attaquer aux agents forestiers, afin de les obliger à déserter la zone et à se réfugier dans les villes avoisinantes ; puis s’en prendre aux autres corps en uniforme (gendarmes et militaires), notamment en posant des mines artisanales, afin de libérer les axes routiers. Il n’existe pas de recensement des agents des eaux et forêts tués ou blessés par des djihadistes au Sahel. Un responsable malien évoque « plusieurs dizaines de morts ». Entre 2012 et 2016, au moins dix forestiers auraient été tués dans la région de Mopti au centre du Mali. À Sikasso, Mohamed avoue que, désormais, ses agents se rendent dans les forêts « la peur au ventre ».
Une piètre réputation
Mais il y a une deuxième raison à cette stratégie. Au fil des décennies, les agents des eaux et forêts se sont construit une piètre réputation auprès des populations locales. Que l’on se trouve au Mali, au Burkina, au Niger, en Côte d’Ivoire ou dans d’autres pays ouest-africains, ce sont toujours les mêmes griefs qui reviennent : ils seraient corrompus, abuseraient de leur pouvoir pour racketter les éleveurs ou les agriculteurs, ne feraient preuve d’aucune tolérance. « Récemment, nous expliquait il y a deux ans un dignitaire religieux vivant dans l’est du Burkina, un berger qui possédait treize bœufs a coupé une branche. Il en avait le droit, car c’était sur une piste réservée au pastoralisme. Mais les agents des Eaux et forêts lui ont quand même réclamé une amende de 450 000 francs CFA (687 euros), et lui ont dit que s’il ne payait pas, il passerait trois mois au cachot. Avec ses treize bœufs, c’est tout juste s’il les aurait vendus pour 500 000 FCFA (763 euros). Ce berger m’a appelé. J’ai appelé l’agent. Je lui ai dit que c’était à cause de ce genre de pratiques que les villageois rejoignaient les djihadistes. Finalement, ils lui ont pris 100 000 FCFA (152 euros). Ce sont des choses qui arrivent tous les jours. »
Dans son bureau de Sikasso, Mohamed admet ces mauvaises pratiques : « Nous avons un petit salaire. Alors certains d’entre nous vivent de ce qu’ils attrapent ». Il reconnaît également que des agents peuvent se faire les complices des trafiquants, « pour arrondir leurs fins de mois ». Mais il tient à préciser que tous les forestiers ne sont pas corrompus, et que ce sentiment, très largement partagé, est aussi lié à « une méconnaissance des règlements » : « Les gens vont dans la forêt sans savoir ce qui est autorisé ou interdit, et quand on les attrape, ils croient qu’on abuse de notre pouvoir, alors qu’on ne fait que respecter la loi. »
Pour les djihadistes, s’en prendre aux agents forestiers, c’est donc aussi une manière de s’attirer les sympathies d’une partie de la population, et notamment les éleveurs. « Ils ne libèrent pas seulement les forêts pour pouvoir s’y installer. Ils les libèrent aussi pour tous les usagers qui étaient empêchés d’y mener des activités par les forestiers et qui sont ravis de pouvoir y retourner sans risquer d’être arrêtés ou taxés. C’est ainsi qu’ils gagnent des partisans. D’ailleurs, c’est le message qu’ils font passer quand ils arrivent dans une zone : ‘Vous pouvez retourner dans la forêt, elle est à vous’ », résume un élu local de la région de l’est du Burkina qui a requis l’anonymat. « Dès qu’ils ont pris le contrôle de la forêt, l’activité a repris de plus belle, expliquait il y a quelques mois Dahani, un habitant de Madjoari, une ville située dans l’est du Burkina, entourée de parcs nationaux. Des bergers sont arrivés d’un peu partout avec leurs troupeaux. Des braconniers sont venus du Bénin. Et des orpailleurs ont à nouveau cherché de l’or alors que l’État le leur avait interdit ».
La situation dans l’est du Burkina est particulière. Dans cette région très boisée, l’État a, au fil des ans, créé onze concessions de chasse, dont dix sont gérées par des concessionnaires privés2, et deux immenses zones protégées : le parc d’Arly et le parc du W3. La multiplication de ces aires, qui empêche les populations de cultiver, de chasser et de pêcher à leur guise, a suscité frustrations et colère contre les pouvoirs publics. « Les gens ne comprennent pas qu’on les prive d’une terre qui était exploitée par leurs aïeux, et encore moins que des étrangers puissent, eux, en profiter », poursuit l’élu local.
Des populations locales jugées incompétentes
Les djihadistes « se sont révélés habiles à puiser dans ce sentiment profond de frustration et d’impuissance », souligne Luca Raineri. Dans une étude consacrée au changement climatique au Sahel, ce chercheur italien estime que la protection de la faune et de la flore menée aux dépens des riverains est une des raisons qui expliquent l’émergence des insurrections djihadistes. Ce sentiment est d’autant plus profond qu’il remonte à loin : cette politique coercitive est en effet un héritage direct de la colonisation, écrit-il4.
Plusieurs études le démontrent. Dans l’une d’elles, Tor A. Benjaminsen, spécialiste du Mali, explique que « les politiques forestières appliquées au Sahel francophone jusqu’à récemment sont le résultat direct des lois forestières édictées par l’administration coloniale française ». Ce chercheur norvégien fait remonter les premières restrictions au début du XXe, au Sénégal dans un premier temps, puis au Soudan français : interdiction de couper du bois, de faire paître des animaux, de cueillir des noix… Ces règles découlent d’une idée reçue très forte à l’époque au sein de l’administration coloniale : les populations locales seraient incapables de préserver leur environnement. Ces « idées malthusiennes » occupent « une place centrale dans le discours des coloniaux », souligne Benjaminsen5.
Les scientifiques ont joué un rôle crucial dans cette affaire, en développant une vision raciste des pratiques agricoles des « indigènes ». À l’époque, plusieurs d’entre eux soutiennent la thèse selon laquelle leurs méthodes archaïques feraient peser une grande menace sur la région sahélienne : le « dessèchement ». Cette théorie a été contestée par plusieurs chercheurs, surtout depuis une trentaine d’années, mais elle s’est très vite imposée auprès des décideurs politiques et continue, encore aujourd’hui, d’être considérée comme une vérité.
C’est Henry Hubert qui, le premier, la défend dans les années 1910. Géologue et météorologue de formation, il est à l’époque administrateur des colonies. « Dans son argumentaire, Hubert envisage déjà que le dessèchement du sol serait une conséquence du déboisement et que les deux phénomènes s’influenceraient réciproquement », écrivent Aziz Ballouche et Aude Nuscia Taïbi dans une étude consacrée à cette théorie6 Un peu plus tard, Auguste Chevalier, un botaniste qui a mené de nombreuses missions en Afrique, ira plus loin : pour lui, ce sont les activités humaines qui sont avant tout la cause du dessèchement. « Il pointe la déforestation et les feux de brousse comme causes majeures de la baisse d’alimentation des cours d’eau », relèvent Ballouche et Taïbi. Pour y remédier, Chevalier propose en 1928 de « mettre en réserves forestières les diverses régions montagneuses où naissent les rivières qui alimentent les bassins du Niger, du Bani, du Sénégal, de la Gambie, de la Volta […], afin de régulariser les crues des fleuves ».
Pour Chevalier, le fléau, c’est l’indigène. « Les remèdes à appliquer sont partout les mêmes, assène-t-il. 1° Il faut interdire les feux de brousse partout où le déboisement est un danger […]. 2° […] Il faut aussi fixer les populations forestières nomades et assigner à chaque village un territoire d’où il ne pourra s’écarter […]. 3° Il est nécessaire de délimiter dès maintenant et de cadastrer certaines forêts qui devront demeurer permanentes dans l’avenir, et de confier leur conservation et leur entretien à un service forestier disposant de moyens d’action suffisants […]7.
Protéger la faune et la flore ?
« Progressivement, on assistera à un changement radical de discours, puis de pratique, qui aboutira de fait à une protection des « eaux et forêts » contre les populations locales et consommera leur exclusion des dispositifs de gestion, indiquent Ballouche et Taïbi. Au moment où s’engagent les grands aménagements hydroagricoles des vallées (Sénégal, Niger), la mise en réserve prônée par Chevalier commence à s’organiser sur le terrain à travers un large programme de réserves forestières et de forêts classées. » Elle est concrétisée par la mobilisation des puissances coloniales sur le sujet. « La politique coloniale de protection de la nature africaine s’est élaborée à partir d’instances internationales. Dès 1933, les puissances tutélaires de l’Afrique ont signé la convention relative à la conservation de la flore et de la faune à l’état naturel lors de la Conférence de Londres. Celle-ci a préconisé la mise en place d’une politique de protection de la faune et de la flore en adoptant des mesures de conservation des forêts.
Remplaçant les réserves de chasse, les premières réserves naturelles ont été mises en place sur le même modèle d’exclusion des populations locales », souligne le géographe Laurent Gagnol8, et surtout par la création, dans les colonies françaises, du service des eaux et forêts en juillet 1935.
Dès l’origine, ce service est conçu comme une structure paramilitaire et répressive, dont la mission n’est pas d’accompagner les populations locales, mais bien de les mater. C’est d’ailleurs parmi les policiers et les militaires que l’on va chercher les premiers forestiers. Principal artisan du décret créant ce service, André Aubréville, ingénieur puis inspecteur général des eaux et forêts des colonies dans les années 1920-1940 écrira en 1949 : « Ici, on doit changer de méthode agricole ; là, interdire toute culture ». Et plus loin : « Le mal dont souffre l’Afrique a des causes premières qui sont humaines, seulement humaines9. »
« Ainsi, le lien de cause à effet entre déforestation, sécheresse et assèchement conforte la politique conservatrice des forestiers coloniaux et aménagiste des ingénieurs, toujours discrétionnaire, souvent punitive ou inversement paternaliste, face à des populations jugées incapables de préserver leur environnement et disqualifiées », poursuivent Ballouche et Taïbi. Qui s’étonnent : « Si la pérennité de ce corpus d’idées tout au long de l’histoire coloniale se comprend, il est remarquable de constater qu’au lendemain des indépendances des États ouest-africains, après une courte période d’incertitude, le contrôle bureaucratique des services forestiers nationaux s’est appuyé sur les mêmes logiques. Il s’est même renforcé au cours des dernières décennies dans le cadre de la lutte contre la désertification et, plus récemment, face aux conséquences attendues du changement climatique ».
Les deux chercheurs concluent : « Il est particulièrement étonnant de constater à quel point de nombreuses études finalisées ne semblent pas tenir compte de différences de représentations entre les forestiers, aménageurs, organisations ou bailleurs de fonds internationaux et les utilisateurs locaux. L’expertise du scientifique ou du consultant qui pointe les processus de dégradation, croisée à celle du forestier ou du « développeur » gestionnaire, est souvent opposée à l’ignorance des paysans et pasteurs qui dégradent leur environnement. »
Ce fut notamment le cas au Mali. Dans les années 1980, on parle de plus en plus de réchauffement climatique et de développement durable. En 1986, pour se faire bien voir des partenaires financiers, l’autocrate Moussa Traoré décide de réviser la loi forestière issue de la période coloniale et de la rendre plus sévère encore, en augmentant les amendes et en donnant plus de pouvoir aux agents forestiers. Ceux-ci voient leurs effectifs s’étoffer, alors même que les plans d’ajustement structurel du FMI et de la Banque mondiale imposent à la même époque une cure d’amaigrissement de l’administration publique. « Cela a conduit le service forestier à devenir un vecteur clé du pillage décentralisé à travers le pays », notent Tor A. Benjaminsen et Boubacar Ba. Pratiques prédatrices qui, ajoutent-ils, « l’ont amené à se placer en tête de la liste de haine des ruraux à travers le Mali »10.
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1Les forestiers, les élus et les habitants qui témoignent dans cet article ont requis l’anonymat, pour des raisons de sécurité la plupart du temps, mais aussi parce qu’ils n’avaient pas demandé l’autorisation de nous parler à leur hiérarchie. Tous les prénoms ont donc été modifiés.
2La privatisation des zones de chasse ne profite qu’en de très infimes proportions aux populations locales. Dans le budget 2007 de l’État burkinabé, sur 10,3 milliards FCFA (16 millions d’euros) de recettes liées à cette activité, 7,8 milliards (12 millions d’euros, soit 75 %) étaient revenus aux concessionnaires, 2,2 milliards à l’État (3 400 000 euros, soit 22 %) et seulement 297 millions aux collectivités locales (354 000, soit moins de 3 %).
3NDLR. Ces deux parcs font partie d’un complexe transfrontalier continu qui comprend le parc régional du W que se partagent le Bénin, le Burkina Faso et le Niger, le parc national d’Arly (Burkina Faso), et le Parc national de la Pendjari (Bénin).
4Luca Raineri, Sahel climate conflicts ? When (fighting) climate change fuels terrorism, European Union Institute for Security Studies, 2020).
5Tor A. Benjaminsen, « Conservation in the Sahel, policies and people in Mali, 1900–1998 », in Producing Nature and Poverty in Africa, Nordika Africanintsitutet.
6Aziz Ballouche et Aude Nuscia Taïbi, Le « dessèchement » de l’Afrique sahélienne : un leitmotiv du discours d’expert revisité, Presses de Sciences Po, 2013).
7Auguste Chevalier, « La végétation à Madagascar », Annales de géographie, 1922)
8« La mobilité : stratégie adaptative ou symptôme d’inadaptation des sociétés sahéliennes ? Une mise en perspective historique des politiques de lutte contre la désertification », communication au séminaire « Politiques, programmes et projets de lutte contre la désertification, quelles évaluations ? », CSFD, 29-30 juin 2011, Montpellier.
9André Aubréville, « Climats, forêts et désertification de l’Afrique tropicale », Société des éditions géographiques maritimes et coloniales, 1949).
10Tor A. Benjaminsen et Boubacar Ba, « Why do pastoralists in Mali join jihadist groups ? A political ecological explanation, » The journal of peasant studies, volume 46, 2020.