En cette fin d’après-midi de printemps, Ahmed* profite du soleil au pied de son immeuble. Une fois de plus, il s’inquiète des démarches à suivre pour obtenir le droit d’asile en France. Chauffeur d’un ambassadeur qui a quitté le pays l’été 2014, comme beaucoup d’autres, il ne travaille plus depuis des mois et semble moralement à bout : « Je n’en peux plus de cette situation. Les coupures d’électricité, l’insécurité..., ce n’est pas une vie. »
Comme pour lui donner raison, des combats éclatent dans sa rue la nuit suivante. Les forces de sécurité de Fajr Libya (Aube libyenne), la coalition de brigades qui tient Tripoli, traquent des jeunes du quartier de Fachloum, accusés d’être des dealers de drogue. Certains le sont en effet, mais ce quartier populaire est surtout connu pour être favorable à l’opération Karama (Dignité) qui soutient le Parlement rival de Tobrouk (dans l’extrême-est libyen), comme en attestent de nombreux tags sur les immeubles.
Banalité de la guérilla urbaine
À 6 heures du matin, la scène prend des airs de guérilla urbaine. Les hommes de Fajr Libya investissent la rue d’Ahmed avec des chars et des blindés. Revêtus de gilets pare-balles et de cagoules, ils fouillent les maisons, mitraillette à la main. Les chars entrent dans la cour de l’école du quartier. Les tirs fusent et brisent des vitres aux fenêtres des maisons voisines. Des jeunes sont arrêtés, battus dans la rue, avant d’être poussés dans des fourgons.
Ces scènes de guerre sont à la fois rares et normales à Tripoli. Rares, car elles n’arrivent pas tous les jours, ni chaque semaine, ni même chaque mois. Simplement de temps en temps. Normales, car les habitants se sont habitués aux coups de feu plus ou moins proches et à les gérer. Ainsi, lorsque, suite aux combats, un magasin de feux d’artifice prend feu dans la rue d’Ahmed, ni lui ni ses voisins n’appellent les pompiers. Alors que les pétarades continuent au coin de la rue, ils se débrouillent pour relever le rideau de fer, malgré les feux d’artifice qui explosent à l’intérieur. Un hangar de bouteilles de gaz a beau se trouver juste à côté de l’incendie, aucune autorité ne se déplacera. Seul, un ambulancier apportera des masques chirurgicaux. Ahmed et ses voisins parviennent à maîtriser le feu, sans se scandaliser de cette absence de réaction des autorités. Vingt-quatre heures plus tard, la vie a repris son cours. Les enfants retournent à l’école, les commerces rouvrent, comme si de rien n’était. Seuls restent quelques bâtiments endommagés.
La manne tarie des salaires
La disparition qui scandalise le plus les Libyens est celle des salaires. Près de 75 % des travailleurs sont fonctionnaires, c’est-à-dire bénéficiaires d’un salaire de l’État. Beaucoup n’ont jamais mis les pieds dans « leur » ministère : « Sous Kadhafi, après les études on nous disait : “ Voilà, tu recevras un salaire de tel ministère ”. C’est tout », explique Mohamed*, un habitant de Sebha, la capitale du Fezzan, au sud du pays. Officiellement fonctionnaire du ministère de la santé, il n’y a jamais mis les pieds. Pour l’ancien « Guide », c’était une manière sûre et efficace d’acheter la paix sociale. Les traitements, pas forcément faramineux, permettent de vivre. Pour le reste, les Libyens ont tous un ou plusieurs « business » : épiceries, import/export avec la Tunisie, combines... Certains, profitant de la désorganisation de l’administration, arrivent même à cumuler plusieurs salaires.
Mazin*, lui, se fait une fierté d’être un « honnête homme » : il ne perçoit qu’un seul salaire du gouvernement en tant que policier. Le problème, c’est qu’il n’a rien touché depuis un an. Son cas n’est pas isolé, aucun des deux gouvernements rivaux qui tiennent le pays — celui de Tripoli comme celui de Beida, seul reconnu par la communauté internationale — n’explique ce retard. En attendant, Mazin fait comme tout le monde : son épicier lui fait crédit. Il travaille également comme chauffeur de taxi pour se faire un peu d’argent. Mais ce qui choque ce policier, ce n’est pas tant l’absence de salaire que l’insécurité et « ces milices qui font semblant d’être la police ou l’armée alors qu’en fait ce ne sont que des jeunes de 15-16 ans sans aucune formation. Ce n’est pas ça, un État ! »
L’État n’est guère plus présent ailleurs. Électricité et réseaux téléphoniques souffrent des combats. Fin avril, à Tripoli, les habitants ont subi des pannes d’électricité de plus de huit heures par jour à cause, notamment, d’une centrale électrique défaillante et d’un manque de réparateurs. Dans les zones urbaines comme dans la capitale où le réseau téléphonique fonctionne, les Libyens surveillent leurs paroles : chacun se sait susceptible d’être écouté.
Anarchie immobilière
Les grands projets immobiliers lancés avant la révolution sont au point mort. Si certaines des entreprises étrangères (principalement chinoises, coréennes et turques) étaient revenues après la révolution, elles ont de nouveau quitté le pays depuis le début de la guerre civile au printemps 2014. À Tripoli comme dans de nombreuses autres villes, ces squelettes de tours abandonnées flanquées de hautes grues immobiles font partie du paysage. Des Libyens déplacés de leur ville d’origine, comme les habitants de Tawergha, en profitent pour squatter les préfabriqués dans lesquels vivaient auparavant les ouvriers.
Les constructions privées, elles, fleurissent. Malgré l’incertitude, les Libyens font bâtir : villas luxueuses, ajout d’un étage sur un immeuble, ils n’hésitent pas à lancer les chantiers. Il faut dire que les coûts sont bas, grâce en particulier à l’embauche de migrants africains pour faire les travaux. Sans s’inquiéter du propriétaire du terrain, ni du fait d’empiéter largement sur un jardin public ou d’ajouter un nouvel étage à un immeuble malgré le risque d’un éventuel surpoids, chacun profite de l’anarchie ambiante. Depuis longtemps, la loi n° 4 tirée des préceptes du Livre vert de Mouammar Kadhafi donnait le droit aux occupants d’un logement d’en devenir propriétaires de fait.
Pauses et café
Finalement, ce qui n’a pas changé dans la vie quotidienne des Libyens, c’est l’importance des cafés. Ils sont partout, même à Benghazi pourtant en proie à une guérilla urbaine. Modestes ou luxueux (il existe ainsi un Nespresso Café à Gargaresh, l’artère commerçante de Tripoli et un Lavazza à Benghazi), traditionnels ou décorés aux couleurs de l’équipe de football favorite du propriétaire, ils font partie intégrante du quotidien d’un Libyen (et exceptionnellement de sa femme ou de sa fille à Tripoli). « Je peux aller dans trois ou quatre cafés différents chaque jour selon les amis que je retrouve », explique Salah*, un quadragénaire tripolitain. Pourtant, Salah n’est ni retraité, ni paresseux, mais le rythme des journées de travail dépend plus du bon vouloir des employés que des employeurs.
Il n’est pas rare qu’un salarié décide de prendre une pause de plusieurs heures. Le loisir avant le travail : un mode de vie qui a son charme mais qui désespère le directeur de l’hôpital central de Tripoli, Abdeljalil Graibi : « Je ne peux pas faire confiance aux infirmières libyennes, on ne sait jamais si elles seront présentes dans le service et combien de temps elles y resteront. C’est pour cela qu’il y a de nombreux membres du personnel médical philippins ou indiens ».
La rue interdite aux femmes
Cette mauvaise image de la Libyenne au travail n’améliore pas la condition féminine. Pour Estibrak Twat, la rue n’est plus qu’un souvenir. « À Tripoli, j’avais l’habitude de marcher avec ma mère. Maintenant, c’est impossible sans entendre des réflexions de la part des hommes », soupire la jeune militante de Phoenix, une association pour les droits des femmes. À ses côtés, son amie Aïcha Choukri renchérit : « La rue leur appartient. Et tu n’as pas intérêt à répondre ! » Plus politique, Aïcha Al-Magrabi, féministe revendiquée, poète et l’une des rares Libyennes non voilées, estime que la rue est un territoire à reconquérir. « Durant la révolution, nous étions partout : à la cuisine, au front, dans les hôpitaux. Tout ça pour qu’ensuite mon adolescent de fils refuse de m’accompagner dehors car je m’y fais draguer ! » Ou pire. À l’automne dernier, une jeune Libyenne non voilée d’une vingtaine d’année a été tuée en pleine journée à Gargaresh, en plein Tripoli, alors qu’elle revenait de chez une amie. Les circonstances ne sont pas entièrement éclaircies mais l’absence de voile aurait été le principal mobile de cet assassinat.
L’éducation contre la violence
Au-delà de ce macabre fait divers, les Tripolitains ressentent que le principal mal dont ils souffrent n’est ni l’angoisse permanente de la guerre civile, ni le manque d’argent, d’État ou d’infrastructure, mais le manque d’éducation. « On a vécu 42 ans sans véritable éducation. Kadhafi nous interdisait d’apprendre les langues étrangères de peur qu’on découvre des idées nouvelles. La révolution n’y a rien changé. À la télévision, la propagande des uns et des autres est la même que celle de Kadhafi : mentir tout le temps et dire que ce sont les autres qui mentent », résume un haut fonctionnaire qui audite les ministères.
Ces dernières semaines, la Libye a été le point de départ tragique de migrants généralement subsahariens qui fuyaient le pays pour l’Europe. À cette occasion, de nombreux reportages ont dévoilé leurs pénibles conditions de vie : racisme de la population, mauvais traitement de la part des patrons, violences dans les centres de rétention, etc. Tout cela est vrai mais une journaliste étrangère précise : « Bien sûr que les Libyens ne respectent pas les droits de l’homme avec les migrants, mais ils ne les respectent pas non plus entre eux. On ne peut pas leur demander d’appliquer sur-le-champ des principes qu’ils ne connaissent pas ! »
Dans la rue, les enfants passent leur temps à s’affronter durement à coups de bâtons et de tubes de plastique. Ils appellent ça « jouer à la guerre ». « C’est normal, à l’école les instituteurs nous frappent avec des tuyaux flexibles de gaz si on répond faux ou qu’on ne se comporte pas bien », explique un journaliste libyen. Une éducation que (quasiment) tous les Libyens, révolutionnaires comme nostalgiques de Kadhafi, jeunes comme anciens, hommes comme femmes, trouvent normale.
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