Le lancement de l’offensive globale « Sinaï 2018 » dans le nord et le centre du Sinaï, ainsi que dans d’autres régions du pays a été annoncé par le porte-parole de l’armée au matin du 9 février1. Deux jours plus tard, un communiqué présentait un premier bilan, tandis que les suivants faisaient état de raids aériens, tirs d’artillerie, saisies et destruction de matériel, destruction de caches et de plantations de drogue, ainsi que d’arrestations et des morts enregistrés au cours des combats.
Avec les affrontements armés, la vie à Rafah et Cheikh Zouweid, près de la bande de Gaza, est devenue un véritable enfer, de même que dans les autres villes côtières d’Al-Arich et Bir Al-Abd. La situation est en revanche plus calme à Al-Hassana et Nekhel, dans le centre de la péninsule.
Mansour L.2, un habitant du Nord-Sinaï, décrit une situation de crise dans les quatre villes côtières :
(...) en raison de l’état de siège qui empêche tout ravitaillement en produits alimentaires depuis le 9 février dernier. Si la vie est un peu moins difficile pour les habitants de Bir Al-Abd, qui cultivent des légumes et élèvent du bétail et de la volaille, la pénurie de carburant y reste toutefois problématique.
Les répercussions de l’opération se font particulièrement sentir à Al-Arich, où se déroulent les combats. Avec l’attaque contre la mosquée d’Al-Rawda, Wilayat Sinaï a franchi les limites de la ville en direction de Bir Al-Abd, où elle avait déjà tendu quelques embuscades. L’opération militaire a en effet provoqué une pénurie de vivres et de produits de base, y compris le lait pour bébé, et les prix sont montés en flèche pour les denrées issues des cultures locales, déjà peu abondantes à l’origine. Une partie des produits qui parviennent de l’extérieur ont été distribués aux commerçants, qui les revendent très cher.
Rafah et Cheikh Zouweid, en état de siège depuis l’été 2016, étaient jusqu’au déclenchement de l’opération ravitaillées depuis Al-Arich, elle-même aujourd’hui victime d’une pénurie alimentaire : les produits n’y arrivent que de façon irrégulière et en quantité limitée. Alors que les accès aux deux villes sont coupés, celles-ci sont de plus divisées entre leurs parties nord et sud et plus rien n’y arrive depuis deux ans. Elles constituent en effet des fiefs de Wilayat Sinaï, qui y a tenu des positions fixes entre 2015 et 2016. Avec l’intensification des attaques sécuritaires, l’organisation a perdu le contrôle de la partie sud des deux villes, où elle reste néanmoins active. Il faut fournir aux habitants des denrées en quantité suffisante et en contrôler la distribution par le biais d’un mécanisme gouvernemental compétent.
Avec l’opération militaire en cours, Wilayat Sinaï fait preuve d’une certaine prudence. Selon Mansour L., l’organisation se serait en effet mise en veilleuse, même s’il y a des accrochages dans le sud de Rafah et Cheikh Zouweid. Mais étant donné la difficulté d’accès aux sources, il est impossible de savoir précisément ce qui se passe. Ce qui est attesté, en revanche, c’est l’opération contre le bataillon 101, qui est le siège du commandement des forces déployées à Rafah, Cheikh Zouweid et Al-Arich. C’est de là que partent les opérations de grande envergure et c’est là également que se déroulent les enquêtes préliminaires avec les individus arrêtés. « On ne connaît pas les détails de l’opération et l’armée a préféré faire évacuer les blessés par ses propres véhicules plutôt que par des ambulances, de façon à dissimuler les pertes ». Cette opération n’a fait l’objet d’aucun commentaire officiel, mais selon certains médias qui reprennent des sources policières non citées, les forces égyptiennes auraient déjoué l’attaque.
Villes | Nombre d’habitants |
Rafah | 81 617 |
Cheikh Zouweid | 60 038 |
Al-Arich | 179 981 |
Bir al-Abd | 91 876 |
Al-Hassna | 29 759 |
Nekhel | 12 241 |
TOTAL | 455 512 |
Source : site officiel du gouvernorat.
Les habitants du Sinaï ne sont pas contre des mesures exceptionnelles si cela peut contribuer à améliorer la situation, mais ils n’ont qu’une peur : c’est de voir se reproduire l’exode de Cheikh Zouweid et Rafah. Certains vivent aujourd’hui à Al-Arich, mais il est difficile pour les gens du désert de s’adapter en ville.
Fin 2014, le conseil des ministres avait décidé d’évacuer la population vivant dans la zone frontalière avec Gaza.
Ceux dont les maisons ont été bombardées n’ont pas été indemnisés, et il n’y a pas eu non plus de dédommagement pour les cultures, les terres et les commerces. Les indemnisations n’ont concerné que les habitations touchées lors des deux premières phases, et après, plus rien. Personne ne se soucie des 40 000 personnes dont les habitations ont été détruites et qui sont aujourd’hui sans abri. Quand on se souvient d’elles, c’est pour leur verser des sommes dérisoires alors qu’elles ont tout perdu, maison et source de revenus.
Si le but de l’embargo est d’empêcher les combattants de Wilayat Sinaï d’étendre leur périmètre d’action, on s’interroge cependant sur le sort réservé aux civils innocents, qui auraient pu être épargnés. Et pourquoi avoir choisi de déclencher une opération d’une telle envergure précisément à la veille des présidentielles, qui ont démarré à l’étranger le 16 de ce mois ?
Une campagne de propagande ?
Pour Ahmed Salem, spécialiste du Sinaï,
il s’agit avant tout but d’une opération de propagande. Présentées comme devant mettre un terme au terrorisme et permettre de contrôler la situation, les interventions menées au Sinaï (Aigle 1 et 2, Droit du Martyr 1, 2, 3 et 4) n’ont pas donné de résultats probants. Il n’a été fait aucun compte-rendu des événements et personne n’a expliqué pourquoi les opérations avaient échoué. Le président, qui arrivait en fin de mandat, a tenté de détourner l’attention d’une situation électorale grotesque, tous ses adversaires — y compris l’ancien chef de l’état-major — se trouvant en état d’arrestation.
L’autre raison qui, selon Ahmed Salem, a conduit le régime à déclencher cette campagne est à chercher dans « les critiques des alliés contre son incapacité à éradiquer la violence dans la région. » Il parle de « crimes de guerre » au Sinaï, et conclut :
L’embargo s’applique en effet aussi bien à la population, puisque personne ne peut ni entrer ni sortir, qu’aux denrées alimentaires (y compris le lait), et à Rafah et Cheikh Zouweid, certains en sont réduits à manger des plantes sauvages. Les aides alimentaires annoncées par le porte-parole de l’armée se sont avérées insuffisantes et la plupart des convois ont d’ailleurs été envoyés par des hommes d’affaires originaires de la région. Comme si l’armée entendait ainsi manifester son désengagement envers le Sinaï.
Evacuation de la population
La population d’Al-Arich vit dans la hantise des événements de Rafah et Cheikh Zouweid, « lorsque la route avait été ouverte pour que les habitants, privés d’aides alimentaires après des semaines d’embargo, s’enfuient sans percevoir d’indemnisation. Seuls ceux qui étaient concernés par la décision officielle d’évacuer la bande frontalière ont été dédommagés lors des deux premières phases, puis plus rien à compter de la troisième phase », confirme Ahmed Salem.
La profondeur de l’intervention pour chaque phase — dont quatre ont été annoncées — avait été fixée à 500 mètres. Mais certains éléments contradictoires amènent à s’interroger sur la superficie réellement évacuée, ainsi que sur le nombre de phases menées à terme. En janvier 2016, le chef du service de la cartographie avait fait savoir que la troisième phase était terminée et que la quatrième phase, qui devait concerner la bande frontalière sur une longueur de 15 km et une profondeur de 5 km, attendait l’ordre de lancement. Or, le gouverneur du Nord-Sinaï a annoncé la fin de cette même phase en octobre 2017, soit 22 mois plus tard. Sur un autre plan, le porte-parole de l’armée avait indiqué de son côté que l’État allait débloquer 900 millions de livres (41 millions d’euros) en soutien aux habitants.
Après la tentative d’assassinat des ministres de la défense et de l’intérieur à l’aéroport d’Al-Arich, Al-Sissi a, lors de la conférence « Histoire d’une patrie » au cours de laquelle il a officiellement annoncé sa candidature à la présidence, décrété la mise en place d’un périmètre de sécurité de 5 km autour de l’aéroport d’Al-Arich. Avant d’opter pour l’évacuation de la moitié de la ville, il s’était pourtant opposé à un plan similaire proposé en février 2017 sous le mandat de son prédécesseur Mohamed Morsi, et avait privilégié des frappes dites chirurgicales.
Salem souligne également « le décalage entre le nombre de combattants de l’organisation de l’Etat islamique — quelques milliers tout au plus — et les 4 à 5 000 morts listés par l’armée en l’espace de 5 ans, ce qui signifie que des milliers de civils sont morts pour rien ». Selon le directeur des renseignements de guerre, l’opération « Droit du martyr » avait fait 500 morts dans les rangs de Wilayat Sinaï.
L’offensive a reçu le soutien de la plupart des partis politiques et des institutions religieuses — Al-Azhar et Église orthodoxe en tête —, ainsi que des organisations syndicales et civiles. Le ministère de l’éducation et de l’enseignement a ordonné que l’hymne des commandos égyptiens soit diffusé dans les écoles au moment de l’entrée en classe et des récréations, tandis que le porte-parole de l’armée a posté sur sa page Facebook une vidéo montrant des soldats qui, bien qu’ayant terminé leur service obligatoire, ont refusé de partir en pleine opération.
Lors de sa visite au siège du commandement des forces de l’est du canal de Suez, le chef d’état-major de l’armée a demandé à Al-Sissi de prolonger l’intervention. Requête apparemment acceptée puisque l’offensive, prévue pour une durée de trois mois, aurait dû se terminer fin février. Au début du mois de mars, Israël a manifesté son soutien à l’opération — sans toutefois faire de déclaration officielle — en donnant son accord pour que le nombre de bataillons égyptiens dans le Nord-Sinaï passe de 41 (25 000 hommes) à 88 (42 000 hommes).
De faux terroristes
L’opération ne fait cependant pas l’unanimité, et certains craignent que l’armée ne recoure à des armes prohibées. Amnesty International a ainsi affirmé que l’Égypte a utilisé des bombes à sous-munitions, visibles sur une vidéo du porte-parole de l’armée, et que des massacres étaient à craindre. Mekameleen TV, une chaîne d’opposition à Al-Sissi, a montré en avril 2017 des éléments portant l’uniforme de l’armée égyptienne qui posent en armes à côté d’hommes présentés comme ayant été tués lors des combats, tandis que des photos de cadavres de « terroristes » ont été publiées sur la page du porte-parole de l’armée. Des familles de la région ont protesté contre un communiqué publié au début de l’année dernière par le ministère de l’intérieur et qui faisait état de la mort d’une dizaine d’hommes dans des combats, alors qu’en réalité six d’entre eux avaient été arrêtés avant d’être exécutés.
Les communiqués de l’armée concernant l’opération en cours s’appuient essentiellement sur les combats aériens. Ils font état de 209 cibles atteintes et fournissent un décompte des morts, des arrestations, des destructions de caches et des saisies de ceintures explosives. Des tirs d’artillerie ont ainsi détruit 598 cibles, tandis que seulement 24 armes à feu ont été saisies, ce qui est peu eu égard aux 121 morts déclarés. D’autres saisies sont également signalées, mais le nombre d’armes n’est pas précisé.
Ville | Surface (m2) | Nombre d’habitants |
Al-Arich | 762 | 179 981 |
Bir al-Abd | 91 876 | |
Rafah | 633 | 81 617 |
Cheikh Zouweid | 60 038 | |
Nekhel | 11270 | 12 241 |
Al-Hassana | 29 759 | |
TOTAL | 27000 | 455 512 |
On relève quelques légères différences entre les conférences de presse du porte-parole de l’armée et la quinzaine de communiqués publiés de façon plus ou moins régulière : ainsi, au 11 mars, on comptait 14 officiers et éléments tués3, alors que la conférence de presse du 8 mars avait fait état de 16 décès. Une différence qui n’est apparue dans aucun communiqué détaillé. Dans tous les cas, aucune source indépendante n’est en mesure de confirmer les chiffres émanant tant de l’armée que de Wilayat Sinaï. En Terre de turquoise — les Égyptiens appellent ainsi le Sinaï —, la violence n’a fait que croître avec les mesures d’exception et les attaques policières et les massacres se multiplient. Les épreuves des habitants, exclus des postes gouvernementaux depuis des décennies, ne semblent donc pas près de prendre fin.
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