Dominique Eddé. — Vous proposez un projet de transition pour le pays, notamment dans un livre qui vient de paraître1. Comment l’envisagez-vous concrètement ?
Charbel Nahas. — Vous insistez à juste titre sur le terme de « transition ». Le Liban a connu, plus tôt que les pays avoisinants, des mutations sociales lourdes de conséquences, bien qu’ignorées : l’expansion de l’éducation, en particulier des filles ; les changements dans les comportements démographiques, la nuptialité, la fertilité ; une migration rurale et une émigration intenses et précoces ; une mondialisation très poussée, que ce soit en termes de mouvement des personnes, de capitaux ou d’échanges de marchandises ; une financiarisation très avancée… Bref, le Liban a connu avec beaucoup d’avance un ensemble de phénomènes qui dominent aujourd’hui la scène mondiale.
Ces changements ont conduit à une guerre civile dont les prémices étaient là dès la fin des années 1960. Elle a duré pratiquement vingt ans, durant lesquels les changements produits dans la société se sont institutionnalisés.
Depuis, un nouveau régime s’est installé, non seulement au sens de Constitution et d’usages, mais aussi au sens où le pouvoir est partie intégrante de l’ensemble des relations sociales. Le pouvoir n’est pas une superstructure plaquée sur la société. Celle-ci, dans son comportement interne, dans les relations entre les personnes, y compris dans la compréhension par chacun de son statut, de son rôle, s’est configurée en fonction de ces développements que nous résumons en parlant de la guerre civile.
Ce système longtemps loué pour sa résilience a, dans sa logique, été extrêmement performant. Il a réussi à drainer, année après année, des transferts de capitaux nets de l’ordre de 20 à 25 % du PIB, tout en maintenant intact le stock des capitaux attirés auparavant. Il est parvenu à absorber des chocs politiques et économiques majeurs, telles plusieurs agressions israéliennes dont la guerre de 2006, l’invasion américaine de l’Irak en 2003 et ce qui s’en est suivi, les assassinats, ou encore le retrait de l’armée syrienne en 2005. Le Liban est pratiquement le seul pays au monde à recevoir en même temps des aides militaires de l’Iran et des États-Unis.
Un équilibre définitivement rompu
La transition n’est pas une position politique volontaire ou arbitraire de l’ordre du « je veux mettre en œuvre un changement ». Quand toute l’institution, réelle et imaginaire, de la société tombe, ce n’est pas parce que les gens se sont rebellés contre elle. Elle tombe parce que les conditions assurant sa survie se sont effondrées, indépendamment des prouesses et des artifices des opérateurs. Ces conditions sont au nombre de deux : un afflux persistant de capitaux et une bienveillance régionale pour encadrer les tensions internes consubstantielles au modèle communautaire. L’équilibre est définitivement rompu.
L’ensemble du mouvement Citoyens et Citoyennes dans un État a été créé précisément parce que nous avions clairement conscience que ce système était en fin de vie. Des prouesses incroyables ont été déployées pour étendre sa durée de vie, en amplifiant indéfiniment les pertes, mais la rupture est maintenant consommée. L’urgence de sa gestion est le point essentiel. Face à cette transition, les options sont multiples et les risques extrêmement élevés.
Tous ceux qui pensent que, dans une pareille configuration, un recours aux institutions existantes permettrait de gérer la situation se leurrent. Parlement, élections, justice..., ne sont que le reflet d’un système qui ne fonctionne plus. Par conséquent, la société se rabat sur des modes d’organisation a minima qui sont très dangereuses : les liens de parenté, les réseaux clientélistes, les services achetés, etc.
L’identité complexe de chacun
D. E.— Comment peut se faire le constat de décès de ce régime qui s’accroche encore à l’heure qu’il est, et dont vous dites qu’il est totalement infiltré dans la société ?
C. N. — Nous entendons par « transition » l’état dans lequel se trouve une société quand son imaginaire institutionnel s’effondre. Sa réaction naturelle est alors le déni. Elle tente de s’accrocher à la seule chose qu’elle a connue, et dans le cas du Liban, c’est la définition de l’identité et du statut de chaque individu qui est en jeu. On ne peut pas demander aux Libanais de s’imaginer autrement qu’ils ne se perçoivent eux-mêmes. Il y a l’identité confessionnelle, mais aussi les statuts sociaux, l’attachement aux titres, la gradation des positions à laquelle ils tiennent beaucoup, pour conjurer l’angoisse qu’ils pressentent autour d’eux. Leur dire que tout cela est fini est totalement injuste. C’est là ou l’action politique prend tout son sens : elle doit formuler une offre face à quelque chose qui n’est pas encore une demande, mais un besoin.
Les Libanais ont besoin d’un État, car il leur faut gérer une catastrophe économique exceptionnelle par sa dimension, et agir dans le cadre des reconfigurations régionales avec tous les risques militaires que cela comporte, non plus comme des parieurs, mais comme des acteurs. Or, au Liban il n’y a pas d’État, au contraire de l’Iran, de la Turquie ou encore des États-Unis. Les autres pays le savent. Il peut leur sembler plus facile de traiter en l’absence d’État, en intervenant directement au niveau des populations. Il suffit de voir ce qui s’est produit dans la région pour comprendre que ce choix n’est pas le plus intelligent. La transformation de l’action publique en chirurgie sociale sans protection étatique est porteuse de risques pour les populations elles-mêmes, mais aussi pour les États extérieurs.
D. E. — Quelles sont les étapes de cette transition, dans le cadre d’un scénario optimiste : un gouvernement doté de pouvoirs spéciaux qui disposerait d’une période de 18 mois pour légiférer sans en recourir à la Chambre ?
C. N. — Notre proposition est d’imposer la négociation sur un transfert pacifique du pouvoir. Concernant la forme, il s’agirait d’un gouvernement provisoire disposant de pouvoirs législatifs très étendus. Sa fonction serait double : d’une part, imposer un moratoire sur l’ensemble des contrats financiers, répartir les pertes et les risques accumulés de la manière la plus équitable possible, éviter l’effondrement des entreprises en mesure d’exporter ; d’autre part, adopter des mesures prioritaires dans le domaine de l’assurance maladie et de l’éducation. Cette mission suppose des choix douloureux et un effort soutenu, car la situation est calamiteuse
En contrepartie, nous exigerions, dès les négociations, et par conséquent, bien avant que ce gouvernement n’en mette en place les dispositions pratiques, l’établissement de la légitimité laïque de l’État. Cela signifie un pouvoir qui traite avec la société telle qu’elle est, et non telle qu’il l’imagine, et qui traite avec le monde extérieur dans le cadre de relations interétatiques.
Un système communautaire qui ne fonctionne plus
D. E. — Beaucoup d’intellectuels et de politiques qui tentent de débloquer la situation pensent que vous allez trop vite dans ce domaine. Pourquoi ne pas se contenter de l’application de la Constitution qui fait de l’État libanais un État laïque ?
C.N.- Notre Constitution est pleine d’ambiguïtés. Et sur les 120 articles qu’elle comporte, 80 % ne sont pas appliqués. Pour ce qui est de la formation du gouvernement, de la validité même du Parlement, de la mise à l’ordre du jour de tel ou tel sujet, un droit de veto est explicitement reconnu aux grandes communautés. Ainsi un gouvernement est jugé illégitime si l’une d’elles le boycotte. C’est un système très rodé, qui est allé en s’affinant jour après jour.
On voit donc que l’État est régulé à partir d’autres institutions qui lui sont antérieures, et donc supérieures en termes de souveraineté, à savoir les trois grandes communautés : les sunnites, les chiites et les maronites (qui tendent à se faire appeler chrétiens, parce qu’ils ont réussi à faire croire qu’ils ont absorbé les autres communautés chrétiennes. Ces dernières se fâchent de temps en temps, mais sont vite rappelées à l’ordre). Quant aux Druzes, ils naviguent entre tout cela, et on ne sait pas exactement où les placer.
Ces communautés institutionnalisées s’auto-désignent comme les « Constituants » (en arabe, moukawinat) c’est-à-dire que leur est donné le choix de constituer ou non, à chaque échéance, cette chose qu’on appelle, avec un peu de facilité, l’État. Elles peuvent bloquer les élections ou la formation du gouvernement, le vote du budget, etc.
C’est cette façon de procéder qui a conduit à la faillite. Ce n’est pas pour des raisons philosophiques ou idéologiques que nous nous opposons à ce système — encore que ces raisons existent —, mais parce qu’il ne fonctionne plus. Le système s’est effondré. Lorsque nous parlons d’instaurer la légitimité laïque de l’État, qui n’est rien d’autre que la capacité à mobiliser des ressources sans coûts excessifs tels que la violence —, nous voulons dire que l’État ne peut être opérationnel et répondre aux besoins évidents de sa population après toutes les débâcles successives que nous avons connues que si sa légitimité est indépendante de celle de toutes les institutions communautaires, et qu’elle leur est supérieure. Est-ce que pour autant celles-ci ne continueront pas probablement pour un certain temps à avoir prise sur la façon dont les gens se perçoivent et se comportent les uns avec les autres ? Bien sûr que si.
Imaginer la laïcité
D. E. — Qu’entendez exactement par l’instauration de la légitimité laïque de l’État ? Comment l’envisager concrètement ?
C. N. — Cela relève de la motivation, de la justification de l’action. Nous disons par conséquent que l’État traitera avec les citoyens, les citoyennes et les résidents non libanais, indépendamment de leur appartenance communautaire. Mais il tolérera qu’individuellement, ces personnes choisissent, à titre exceptionnel, de réclamer que leur relation à l’État soit intermédiée par une institution communautaire.
D. E. — Cela suppose un dispositif extrêmement compliqué …
C. N. — Non. Le principe de base est que personne n’appartient à aucune communauté. Dans un deuxième temps, chacun a la latitude de proclamer, par un acte positif, son désir de ne pas avoir de relation directe avec l’État, mais à travers sa communauté. En résumé, la validité d’un acte communautaire sera reconnue comme telle par l’État à deux conditions. La première est que cet acte procède du choix explicite des personnes. La seconde est que l’ordre communautaire ne contrevienne pas aux principes d’ordre public. .
D. E. — Quelles missions en ce sens assignez-vous au gouvernement de transition pendant les 18 mois qui lui seront impartis ?
C.N. — Il devra entreprendre trois actions immédiates :
➞ le recensement de la population existante complété par le recensement des émigrés. Ce recensement de la population, le premier depuis 1932, assignera à chaque habitant un lieu de résidence, mais aucune appartenance communautaire. Au-delà de ce qu’il signifie pour la gestion des politiques publiques, en matière de chômage, de fiscalité, de santé, etc., cette action a une portée fondatrice, parce qu’elle démantèle les relations de parentèles qui sont le socle sur lequel l’édifice communautaire politique est assis ;
➞ la mise en place d’un régime de droit personnel qui instaure dès le départ :
- les principes généraux du statut personnel qui s’appliquent à tout le monde ;
- le fait que chaque adulte aura le choix de rester par défaut citoyen en relation directe avec l’État, ou bénéficier de la tolérance dérogatoire qui lui est reconnue de s’affilier à un statut personnel communautaire ;
- les règles du statut personnel s’appliquant à ceux qui n’auront pas choisi, par un acte volontaire, de passer par l’intermédiation des communautés.
➞ La promulgation d’une loi électorale fondée sur le principe que les candidats quand ils se présentent et les électeurs au moment où ils votent auront le choix entre une représentation directe non communautaire, avec tous les effets que cela entraîne, et une représentation communautaire qui sera régie par des règles strictes empêchant que les communautés n’entrent en conflit les unes avec les autres.
Ces trois actions sont la traduction concrète de la mise en place irrévocable de la légitimité laïque de l’État.
D.E. — Comment constituer un front politique suffisamment fort et fédérateur pour avoir les moyens d’une telle négociation ? Les Libanais sont très impatients de voir les différents partis, tel que le vôtre, le Bloc national et bien d’autres, se fédérer.
C.N. - La négociation, ça veut dire arriver avec des partenaires à un accord fondé sur des attentes différentes. Dans une transaction commerciale, l’acheteur et le vendeur veulent tous deux faire une bonne affaire. En politique, c’est la même chose. Une grande partie de la population continue d’être attachée aux chefs communautaires, mais ceux-ci, en particulier les plus forts d’entre eux, sont exposés à des risques énormes, et aujourd’hui incapables de faire face à cette situation pour des raisons fonctionnelles. Il ne s’agit pas d’aliéner les communautés confessionnelles, mais de les mettre face à la situation. La transaction consisterait donc à gérer la faillite générée par l’incompétence, et à provoquer une transition en rupture avec le mode actuel de légitimité sociopolitique. Les chefs communautaires pourront penser : « Ce sont des fous, nous les utiliserons comme des fusibles et nous reviendrons dans 18 mois ; s’ils réussissent, nous n’aurons que des pertes relatives ». C’est un double pari politique essentiel, et l’une des raisons pour lesquelles nous réclamons un gouvernement provisoire de 18 mois. Il s’agit de bâtir le premier État laïque de cette région du monde.
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1Un État et une économie pour le Liban, Riad El Rayess Books, Beyrouth (versions arabe et français).