Soudan–Israël–États-Unis. Le grand jeu de la normalisation

Après l’accord de paix entre les Émirats arabes unis et Israël, les États-Unis intensifient leur campagne pour entraîner d’autres pays arabes sur la même voie. Le Soudan est l’un de leurs objectifs. Mais, malgré un chantage à l’aide économique, Washington n’est pour l’instant pas parvenu à convaincre Khartoum, tant l’opinion publique soudanaise est hostile à l’établissement de relations avec Israël.

Khartoum, 25 août 2020. — Le secrétaire d’État américain Mike Pompeo rencontre le premier ministre soudanais Abdallah Hamdok
Alsanosi Ali/Ambassade des États-Unis à Khartoum/Flickr

C’est un message assez loin des subtilités du langage diplomatique usuel : mardi 25 août, le secrétaire d’État américain Mike Pompeo tweete : « Heureux d’annoncer que nous sommes sur le PREMIER vol DIRECT officiel Israël-Soudan ». Une carte aérienne comme celles qui permettent de suivre le vol à bord d’un avion illustre ce tweet triomphal, avec la silhouette d’un avion reliant, en ligne droite, Tel-Aviv à Khartoum. Un abonné à ce compte peu au fait des actualités de cette région du monde peut penser, premièrement, qu’une liaison aérienne entre les deux pays est inaugurée ; deuxièmement, que les relations entre Israël et le Soudan sont officiellement normalisées. L’un comme l’autre est faux. Le tweet en dit plus sur l’administration Trump et sa volonté de forcer la main de son interlocuteur soudanais que sur la réalité de terrain.

Redorer le blason de Donald Trump

« Ce message et cette tournée sont d’abord à destination interne américaine, analyse Abdulrahman Alamin, journaliste soudanais résidant depuis quatre décennies à Washington et connu pour ses enquêtes sur la corruption au sein de l’ancien régime d’Omar Al-Bachir. Le voyage de Mike Pompeo au Proche-Orient a eu lieu en même temps que la Convention républicaine de Charlotte, et son objectif était clairement de tenter un "coup" en politique extérieure. Parce que, sur le plan intérieur, le président Trump est en mauvaise posture : il est distancé par Joe Biden dans les sondages, dépassé par le mouvement contre les violences policières. Son ancien conseiller Steve Bannon vient d’être arrêté, des livres à charge contre lui sortent en rafale. La période n’est vraiment pas bonne pour lui. »

La manœuvre pour redorer le blason présidentiel a commencé par la révélation surprise de l’accord dit « Abraham » entre Israël et les Émirats arabes unis : il ne devait être signé qu’en septembre, mais le président américain en a fait la publicité le 13 août, prenant de court ses deux partenaires. La Maison Blanche pouvait se vanter d’avoir brisé le refus arabe de la normalisation avec Israël et la tâche de Mike Pompeo était bien d’entraîner d’autres pays de la Ligue arabe.

Le refus obstiné de Khartoum, depuis l’indépendance du pays en 1956, d’entretenir des liens avec lsraël fait du Soudan une prise de choix pour l’administration américaine et Tel-Aviv. Une partie de l’électorat de Donald Trump, les chrétiens évangéliques, alliés indéfectibles de la droite et de l’extrême droite israéliennes, s’intéresse de très près au Soudan.

C’est à Khartoum le 1er septembre 1967, lors d’un sommet de la Ligue arabe qui se tient dans la foulée de la défaite de juin, que neuf pays arabes adoptent les « Trois Non » : non à la paix avec Israël, non à la reconnaissance d’Israël, non à toute négociation avec Israël. Bien sûr, la « résolution de Khartoum » a déjà subi de nombreux accrocs, mais le symbole demeure. D’autant plus fort que la capitale soudanaise a vu défiler, du temps de la splendeur de Hassan Al-Tourabi1 pendant les dix premières années du règne d’Omar Al-Bachir, tout ce que la planète compte de mouvements, partis et pays islamiques hostiles à Israël.

Longtemps allié de l’Iran, le Soudan a aussi soutenu le Hamas et, accusé de livrer des armes au mouvement palestinien, a même été visé par des raids sur son territoire. Le dictateur soudanais avait rompu formellement avec l’Iran en 2016. Mais il n’était pas allé plus loin. Une normalisation des relations entre Khartoum et Tel-Aviv serait donc d’un plus bel effet.

Une rencontre à Kampala largement contestée

Le fruit semblait mûr. En février 2020, le chef du Conseil de souveraineté, présidence collective transitoire sans réel pouvoir exécutif, le général Abdel Fattah Burhan, avait créé à la fois la surprise, la confusion et l’énervement en rencontrant secrètement dans la capitale ougandaise Kampala le premier ministre israélien Benyamin Nétanyahou. Il s’agissait, proclamaient les dirigeants israéliens, de poser les jalons pour une normalisation des relations entre les deux pays.

L’initiative revenait, affirmait-on à Khartoum, au général Abdel Fattah Burhan et à lui seul, et aucun civil membre des organes de transition — encore moins le premier ministre Abdallah Hamdok — n’avait été mis au courant. Les communiqués officiels de condamnation de la rencontre fleurirent de tous côtés, aussi bien de mouvements membres de la coalition des Forces de la liberté et du changement (FFC), colonne vertébrale du gouvernement civil provisoire, que des partisans du Congrès national soudanais, le parti islamiste pilier de l’ancien régime. « Le général Burhan a outrepassé son mandat », assénait un communiqué du gouvernement, qui rajoutait que le pays n’avait pas changé de position vis-à-vis d’Israël. Fermez le ban. Officiellement, en tout cas.

Mais l’administration Trump ne raccroche pas les gants. La visite de Mike Pompeo ce 25 août, la première d’un officiel américain de haut rang depuis 2005, se plaît-on à souligner côté américain et dans la presse israélienne, montre que la Maison Blanche usera de tous les arguments pour arriver à ses fins. Et il en est un majeur : l’argent. « Le Soudan est très fragile aujourd’hui, reprend Abdulrahman Alamin. Son économie est exsangue, il a absolument besoin de fonds. Il peut être sensible, du coup, aux pressions des Émirats arabes unis et des États-Unis. » Abou Dhabi était un des partenaires les plus importants de Khartoum sous l’ancien régime et l’est resté.

Après avoir soutenu puis lâché Omar Al-Bachir, les Émirats et l’Arabie saoudite ont parié sur les généraux du Conseil militaire de transition (TMC) qui ont organisé la répression de la révolution soudanaise. Puis, celle-ci ayant pris le pas sur les militaires, ils ont fini par offrir leur aide, sonnante et trébuchante, aux instances de transition issues de la Déclaration constitutionnelle d’août 2019. La moitié des trois milliards de dollars prévus ont été versés. On comprend que Khartoum, acculé par une terrible crise économique, ne puisse pas se fâcher avec des « alliés » si précieux.

Encore une fois, la question du « terrorisme »

Les États-Unis ont en leur possession une carte redoutable : l’inscription du Soudan, depuis 1993, sur la liste des États soutenant le terrorisme, qui empêche Khartoum d’avoir accès à de nombreux fonds d’investissement et d’aide, et à des prêts. Depuis son établissement en septembre 2019, le gouvernement de transition demande que le pays en soit retiré. Le processus traîne en longueur. « Pour lui, c’est vital, donc il tient à être dans les petits papiers de l’oncle Sam. Ni les États-Unis ni Israël n’hésitent à se servir de ce levier », assure Othman Ismaïl, économiste et consultant. « Bien sûr qu’il y a du chantage, renchérit Abdulrahman Alamin. Ce que Washington dit, c’est : ‟ si vous voulez être retirés de la liste, alors normalisez vos relations avec Israël ” ! »

Une pilule d’autant plus difficile à avaler pour le gouvernement de transition que Mike Pompeo a présenté aussi la douloureuse : pour être retiré de la liste, le Soudan devra payer 330 millions de dollars (275 millions d’euros) aux victimes américaines du terrorisme. Le pays est en effet jugé coupable d’avoir apporté un soutien crucial à Oussama Ben Laden lors de son séjour à Khartoum de 1991 à 1996. Soutien sans lequel Al-Qaida n’aurait pu commettre le double attentat contre les ambassades américaines au Kenya et en Tanzanie en 1998, ni celui contre l’USS Cole dans le port d’Aden en 2000. Au Soudan, bien sûr, on s’étrangle : le pays, déjà à genoux, devrait donc payer pour un régime qu’il vient de renverser…

L’enjeu est double. Une normalisation des relations soudano-israéliennes constituerait pour les États-Unis un joli coup diplomatique et donnerait un coup de canif supplémentaire à l’Initiative arabe pour la paix présentée à Beyrouth en 2002 par celui qui était alors le prince héritier saoudien Abdallah, qui offrait à Israël la paix avec les pays arabes en échange de la création d’un État palestinien sur les territoires occupés en 1967 et avec Jérusalem-Est comme capitale. Mais pas seulement. « Le jeu est plus vaste, affirme Othman Ismaïl. Israël veut se positionner alors que la Chine souhaite faire de Khartoum une tête de pont africaine pour ses nouvelles routes de la soie. Il y a le marché africain à prendre, il est énorme, et rien ne dit que ce sont les États-Unis qui vont emporter la mise. Alors, autant pour Israël jouer sur les deux tableaux, et avoir un pied au Soudan ! »

Les partisans de l’ancien régime en embiuscade

Ce qui n’est pas tout-à-fait réalisé. Le 19 août, Haïdar Badawi Al-Sadiq, alors porte-parole du ministère soudanais des affaires étrangères, déclare à la chaîne de télévision Sky News Arabia basée à Abou Dhabi, qu’« il n’y a pas de raison à la poursuite de l’hostilité entre le Soudan et Israël » et reconnaît devant l’AFP des contacts entre les deux pays. Il est révoqué immédiatement. Quant au secrétaire d’État américain, il n’a pas eu l’occasion de donner une suite à son tweet triomphal sur le premier vol direct Tel-Aviv–Khartoum. À l’issue de la rencontre entre les deux hommes, le premier ministre Abdallah Hamdok a déclaré : « La phase de transition au Soudan est menée par une large coalition avec un agenda spécifique : achever le processus de transition et parvenir à la paix et à la stabilité dans le pays, conduisant à des élections libres. Le gouvernement de transition n’a pas de mandat au-delà de ces tâches pour décider de la normalisation avec Israël. Cette question sera décidée après que les tâches du gouvernement de transition seront achevées. »

Il suit en cela la déclaration des FFC qui, la veille de l’arrivée de Mike Pompeo à Khartoum, avaient réitéré leur rejet de toute normalisation, comme en février 2020. « Dans cette affaire, Abdallah Hamdok est dans une position inconfortable. Au sein de sa coalition, les composantes de gauche, les baasistes et les communistes sont sur cette ligne, ainsi que le parti Umma de Sadiq Al-Mahdi, qui pense ainsi suivre sa base, religieuse et conservatrice, affirme Abdulrahman Alamin. En dehors, les islamistes partisans de l’ancien régime sont en embuscade, prêts à crier à la trahison religieuse, et à l’affût de tout ce qui peut faire échouer la transition. Enfin, Abdallah Hamdok a ouvert un nouveau front avec les militaires, en critiquant leur mainmise sur une partie de l’économie. Eux aussi seraient ravis de le voir déstabilisé. » En somme, ce n’est pas un secrétaire d’État qui est descendu de l’avion en provenance de Tel-Aviv. Mais un éléphant, qui a mis le pied dans un magasin de porcelaine.

1Dirigeant des Frères musulmans soudanais, il fut l’idéologue du régime après 1989, avant de rompre avec lui.

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