Depuis le début des contestations en Iran en septembre 2022 fleurissent des lectures par trop essentialistes, comme sous la plume de Norma Costello1 ou dans l’émission « Le Dessous des cartes », sur la chaîne Arte2. Ces lectures, pétries de clichés concernant le mouvement social, réduisent les Kurdes à un groupe homogène. Elles utilisent sans le savoir des grilles d’analyse ethniques héritées des études coloniales et orientalistes. Elles se font également les porte-voix des idéologies nationalistes kurdes ou perses qui ne reflètent pas la réalité du terrain. L’ethnie ne fait pas tout : il existe une diversité d’aspirations politiques au sein même des ethnies, car il y a tout un ensemble d’autres identités et appartenances qu’il faut prendre en compte.
Le contre-exemple de Kermanchah
Un Kurde de Téhéran ne vit pas la même réalité qu’un Kurde de Marivan, ville moyenne du Kurdistan iranien. Un Kurde chiite de Kermanchah, au pied des monts Zagros, diffère beaucoup d’un sunnite de Javanroud, à 80 kilomètres plus au nord. Un Kurde issu de la classe moyenne n’a absolument rien à voir avec un portefaix du bazar.
Par exemple, la ville de Kermanchah (1 million d’habitants), située au sud de l’aire de peuplement kurde et à majorité chiite, est relativement développée et bien connectée aux autres métropoles du pays. Les slogans à dimension nationale — voire nationalistes — iraniens y sont très fréquents, audibles dans les vidéos des manifestations sur place. On y entend ainsi de nombreux : « Ma vie pour l’Iran » (« Jânam fadâ-ye Irân »). Roya Piraei, l’une des opposantes reçues par le président Emmanuel Macron, et Mohamad Moradi, l’étudiant qui a mis fin à ses jours à Lyon en se jetant dans le Rhône pour sensibiliser l’opinion sur la répression violente en Iran, sont tous deux des « Kurdes » de Kermanchah. Cependant, le paramètre kurde est quasiment absent de leur discours du fait de leur socialisation particulière : urbains, de culture chiite, connectés aux autres grandes métropoles.
Ce paramètre chiite est insuffisamment pris en considération par les observateurs et les médias occidentaux. Si un Kurde est très souvent un citoyen de seconde zone (marginalisé politiquement, juridiquement, économiquement), ou discriminé à l’embauche, c’est souvent du fait de son identité sunnite. Il est ainsi intéressant de voir le ralliement de nombreux oulémas sunnites (en particulier baloutches et kurdes) au mouvement de contestation3. La République islamique, dont le chiisme duodécimain est religion d’État, est en effet marquée par une sous-représentation politique des populations sunnites depuis son avènement4.
Les régions sunnites vivent également une marginalisation socio-économique ; leurs ressources naturelles sont sujettes à la prédation par le pouvoir, et elles sont très souvent reléguées au second plan dans le discours historique national. À l’inverse, les Kurdes de Kermanchah ou les Azéris turcophones du pays, de confession chiite, sont bien mieux intégrés5. Les Azéris sont par exemple très présents dans la fonction publique et dominent même le Bazar de Téhéran.
Le cadre de vie davantage que l’origine
Il est donc important de joindre à l’analyse d’autres paramètres comme la classe sociale, le référentiel culturel ou l’origine géographique, par exemple. Le mouvement protestataire en Iran ne revendique pas uniquement l’abolition du voile obligatoire. De nombreux manifestants issus des classes les plus pauvres et à fort référentiel islamique militent avant tout contre le régime, et placent au centre de leurs revendications la lutte contre la corruption, la violence d’État, la cherté de la vie ainsi que les blocages politico-économiques. En cela un « Persan » religieux et appartenant aux classes populaires pourra avoir les mêmes revendications qu’un manifestant d’une autre origine ethnolinguistique, car religieux et pauvre comme lui. Les villes kurdes de Javanroud ou Baneh, fers de lance de la contestation, sont aussi les berceaux du salafisme iranien. À Zahedan, dans le Sistan-Baloutchistan, où l’on voit chaque vendredi les fidèles sortir en masse dans les rues après la prière, des revendications anti-régime résonnent dans les cortèges aux côtés de nombreux « Allah Akbar ».
La première question qu’on pose en Iran n’est pas : « Tu es de quelle ethnie ? », mais « Tu es d’où ? » (« Ahl-e kojâyi », « Bache kojâyi ? »). La réponse permet de placer l’individu dans un système de valeurs et de perceptions souvent basé sur des appréciations stéréotypées. Le peuplement, en particulier des villes, est très composite. À Hamedan notamment, située à l’ouest du pays, la population est linguistiquement tripartite : kurde, persane et turque. Un Kurde d’Hamedan ressemblera plus à un Persan ou un Turc de sa ville, eu égard à sa socialisation, qu’à un Kurde de Paveh, à la frontière irakienne…
On trouve également au Kurdistan des royalistes. Dans les villes tout d’abord, là où des Kurdes peuvent s’informer et se politiser, via des chaînes satellitaires martelant la « grandeur » de la période pré-1979, et suivent les réseaux sociaux et les médias de la diaspora, en l’occurrence monarchistes. Ici le Kurde royaliste fera donc davantage fi de sa « kurdité » en privilégiant le projet politique monarchiste. On trouve aussi beaucoup de royalistes dans les espaces kurdes à forte tradition soufie, historiquement liée au système féodal et donc souvent aux royautés6.
À l’inverse, la répression dans les régions kurdes a également été menée par des miliciens locaux (appelés jâsh par la population, terme péjoratif qui signifie « ânon »). De même, les cartes d’identité récupérées sur les dépouilles des Gardiens de la Révolution tués lors des affrontements montrent que leurs villes de naissance étaient parfois kurdes. Il y a donc des Kurdes au cœur du pouvoir, et même au sein de son appareil de répression.
En somme, un individu peut se penser hors de son groupe ethnique, car il est une somme d’autres « identités ». L’analyse de terrain montre qu’il peut en privilégier certaines au gré de ses intérêts. On ne peut donc réduire « le Kurde », « le Perse » ou « le manifestant » à un singulier, et il est regrettable que les autres paramètres (parmi lesquels la religion, la classe sociale, l’obédience politique, l’origine urbaine ou rurale...) et les dynamiques spécifiques (marginalisation économique, histoire locale, socialisation par les médias, liens clientélistes…) soient si rares dans les analyses qu’on peut lire ici et là.
De multiples phénomènes d’identification
Dans un contexte économique catastrophique préparant les conditions d’une mobilisation, il semblerait que l’embrasement du pays, à la suite du meurtre de Jina Mahsa Amini, ait « bénéficié » de la lumière des projecteurs de Téhéran. Les deux journalistes de la capitale qui ont médiatisé l’affaire, Niloofar Hamedi et Elahe Mohammadi, ont été suivies par un grand nombre de personnes sur les réseaux sociaux. D’autre part, le fait qu’il s’agisse d’une jeune femme issue de la classe moyenne urbaine et non conservatrice, en qui beaucoup d’autres pouvaient se reconnaître, a également joué. Enfin, l’affaire a largement bénéficié de l’origine kurde de Jina. La présence de mouvements politiques de gauche dans la ville kurde de Saqqez, qui ont repris le slogan « Jin-Jîyan-Azadî » (« Femme, Vie, Liberté ») lancé par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) bien avant le drame, a permis d’apporter un écho puissant dans tout le Kurdistan et même dans les autres régions périphériques et marginalisées, comme au Baloutchistan. Aux premiers jours des manifestations, on pouvait entendre des Baloutches scander : « La fille7 des Kurdes est aussi la fille des Baloutches ! » (« Nâmous-e kord, nâmous-e baloch e ! »), et ce, dans un esprit de solidarité entre groupes ethniques marginalisés ou traversés par un sentiment d’oppression.
Tous ces phénomènes d’identification très distincts ont permis de mener à la forte mobilisation d’un large spectre de la population.
Les dangers d’une lecture essentialiste
On le voit, l’utilisation de catégories essentialistes néglige une réalité complexe et plurielle. Pour autant, la grille d’analyse ethnique est-elle à rejeter absolument ? Non, car elle demeure pertinente dans une certaine mesure : l’identité ethnique participe aussi aux dynamiques en cours dans la contestation. Elle s’additionne ou entre parfois en contradiction avec d’autres strates de l’identité, en raison d’appartenances multiples. Cela produit en fin de compte des discours différents, voire antagonistes au sein d’un même groupe ethnique, et parfois même à l’échelle d’un individu. Il faut donc se garder de faire des catégories ethniques l’unique facteur explicatif et mobilisateur, car ces discours ont des conséquences importantes sur les acteurs au cœur du terrain.
En raison de la censure, de la répression violente et de la traque des opposants par le régime, les réseaux sociaux et chaînes satellitaires basés à l’étranger demeurent les principaux espaces d’expression et d’information. La particularité de l’Iran est que l’information sort du pays, est ensuite reçue, interprétée et médiatisée à l’étranger, en particulier par sa diaspora, avant de revenir au pays. Cette diaspora est le plus souvent composée de citadins des grandes villes, issus des classes moyennes et supérieures. Leur socialisation et leurs intérêts peuvent donc différer d’une partie de la population mobilisée.
De même, des observateurs étrangers (journalistes, politiques, membres d’ONG…) relaient des discours de la diaspora ou les interprètent eux-mêmes sans avoir une fine connaissance du terrain. Mais plus encore, le risque est d’invisibiliser une partie des manifestants en relayant la perspective des classes les plus aisées, autrement dit les acteurs maîtrisant les codes de communication des réseaux sociaux et qui promeuvent des courants de pensée proches des nôtres.
Pour permettre à la mobilisation de trouver de nouvelles idées et de s’organiser, les voix doivent pouvoir circuler pour rendre audible chaque strate du mouvement, et en particulier les classes dominées qui sont en première ligne de la répression. Plus de la moitié des morts depuis le début des manifestations sont des Kurdes et des Baloutches, qui forment environ 13 % de la population. Le chiffre peut aussi être posé autrement : la moitié des victimes sont issues des zones sunnites, alors qu’elles ne représentent que 10 % de la population. Mais il y a une troisième façon de compter : les manifestants tués appartenaient, pour la plupart, aux classes les plus pauvres.
Rappelons également que la militarisation de la répression dans les régions du Kurdistan et du Baloutchistan est due au fait que le pouvoir sait qu’elles ont des connections transnationales importantes, que les réseaux politiques ont perduré même après 1979, et qu’il existe un savoir-faire insurrectionnel au sein de ces populations. À l’inverse, si les confédérations tribales, qui ont pourtant une histoire insurrectionnelle importante, ou si les grandes métropoles persanophones ne sont pas touchées par une telle répression militaire, c’est en raison de la désintégration des réseaux de solidarité à même d’impulser des modes opératoires violents. Les grands partis politiques anti-régime — le parti communiste iranien Toudeh, les Moudjahidines du peuple, l’Organisation des fedayin du peuple iranien, le Front national, etc. — ont été éliminés, et l’esprit de corps tribal a été amoindri, notamment par une intégration à l’État.
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1« How Iran’s protests erased the Kurds », Unherd, 23 janvier 2023
2« Iran, une révolution ? », Arte, 21 décembre 2022
3Le 4 novembre 2022, le plus grand clerc baloutche, Mowlana Abdolhamid, a demandé la tenue d’un référendum sur l’avenir du régime. Il sera rapidement suivi par des dizaines de dignitaires religieux kurdes.
4En l’absence de statistiques officielles, on estime à 6 % le nombre le nombre de parlementaires sunnites depuis 1979, pour une population qui constituerait environ 10 % de la population totale du pays.
5Groupe ethnolinguistique de langue turque, ils sont répartis principalement dans le nord-ouest du pays et à Téhéran.
6La domination des seigneuries et maisons féodales (qui se superposaient souvent à des lignages de cheikhs soufis au Kurdistan) s’est prolongée à l’époque contemporaine par le biais d’ententes avec le centre royal et a été rompue après l’avènement de la République islamique en 1979.
7Comprendre : l’honneur à défendre.