De l’aube au crépuscule, ils ont arpenté le chemin de terre rouge qui mène du territoire du gouvernement à celui contrôlé par les rebelles — petits groupes d’hommes en djellabas, de femmes aux vêtements colorés et d’enfants à dos d’âne ou ballotés dans des paniers à balanciers portés par leurs mères. Ils ont emporté des chèvres surveillées par de jeunes bergers, des bidons d’eau vides, des ustensiles de cuisine et des armes — épées du XIXe siècle et lance-grenades, parfois arrimés à la même épaule. Parmi eux, des rebelles les protègent d’éventuels raids des milices gouvernementales. Tous ont marché quatre jours depuis les monts Ingessana, encerclés par les forces gouvernementales. À présent, des véhicules rebelles viennent à leur rencontre et embarquent des civils à bout de force. Mais les plus faibles — les vieux, les aveugles, les invalides — ont été abandonnés dans les montagnes. Les survivants continueront vers Al-Fuj, à la frontière entre leur région en guerre, l’État soudanais du Nil Bleu et le nouvel État indépendant du Soudan du Sud né en 2011.
Un conflit de trente ans
Le conflit soudanais, commencé en 1983 est souvent considéré comme le plus ancien du continent africain. En 2005, un accord de paix reconnaît au Soudan du Sud (mais pas au Nil Bleu ni au Kordofan du Sud) le droit à l’autodétermination. En 2011, la plupart de ses habitants, qui ne croient plus en l’unité, votent pour l’indépendance. En juin 2011, un mois avant la proclamation de l’indépendance du Soudan du Sud, la guerre recommence, d’abord au Kordofan du Sud puis au Nil Bleu. Depuis, près de 200 000 Soudanais ont franchi la frontière vers les camps de réfugiés du sud.
L’idée même de frontière est étrangère à beaucoup. Transformée brutalement en frontière internationale longue de deux mille kilomètres, la limite administrative tracée à l’indépendance en 1956 et entérinée par l’accord de 2005 semble plutôt arbitraire. En la longeant, on rencontre surtout des minorités qui craignent d’être encore plus marginalisées dans ce qui reste du Soudan et des nomades inquiets de perdre l’accès à leurs pâturages désormais situés dans le Soudan du Sud.
Chali, le principal village de la tribu Uduk, l’une des rares minorités chrétiennes du Soudan, est presque entièrement déserté. La veille, des avions soudanais ont largué quatre bombes, atteignant l’hôpital abandonné. Des branches d’arbres fument encore sur le sol noirci devant la mosquée voisine. Construite en 1983 grâce à des fonds saoudiens, le bel édifice de brique aux allures de château oriental a été reçu comme une provocation par les Uduk, et nombre d’entre eux ont alors rejoint la jeune rébellion contre Khartoum. « Ils voulaient convertir nos enfants à l’islam ! », confie dans l’église Polis Macha, un rebelle, assis dans l’église, sa kalachnikov sur les genoux. Martin Luin, le seul des sept prêtres à être resté est à ses côtés. Les Uduk craignent de ne plus avoir de place dans un Soudan dont le pouvoir revendique de plus en plus une identité arabe et musulmane. Avant la sécession, son président Omar Al-Bachir avait averti : si le sud obtient son indépendance, il ne sera plus temps de « discuter de diversité culturelle et ethnique. (...) L’islam sera la religion officielle et l’arabe la langue officielle ». Après avoir perdu un tiers de son territoire et les trois quarts de ses réserves de pétrole, il n’est plus enclin aux concessions. Ces menaces ont fortement inquiété les derniers chrétiens du pays, mais aussi des millions de musulmans non arabes dont beaucoup habitent des zones en guerre le long de la frontière.
L’Union africaine propose que la nouvelle frontière devienne une « frontière souple » (soft border), avec des droits spécifiques reconnus aux communautés vivant de part et d’autre. Idée séduisante, mais sa mise en œuvre demandera davantage de la part de Khartoum et de Juba que la valse-hésitation entre déclarations pacifistes et provocations bellicistes qui dure depuis deux ans.
L’un des points chauds est la zone dite des « Mile 14 », objet d’épineuses tractations en 2012. Ses pâturages sont fréquentés par des éleveurs de bovins dinka mais aussi des nomades arabes venus du Nord. Sur la rivière que les Arabes appellent Bahr al-Arab, « la rivière des Arabes », et que les Dinka nomment simplement Kiir, « rivière », un pont de métal sert toujours de point de passage pour les marchands et les nomades venus du Nord, malgré les trois chars sud-soudanais pointant leurs canons vers le Soudan. Depuis la fin 2010, Juba a déployé des troupes sur ce point stratégique. Quand les Arabes Rizeigat ont demandé à Khartoum de répondre à ce qu’ils estiment être une occupation de leurs terres, on leur a conseillé d’envoyer leurs milices de cavaliers — les mêmes janjawid qui ont ensanglanté le Darfour. « Cela signifie : faites la guerre », me dit un chef arabe.
La démilitarisation programmée, un vœu pieux ?
La multiplication des incidents frontaliers a conduit l’Union africaine à intensifier les négociations, si bien qu’en septembre 2012 Khartoum et Juba ont accepté de démilitariser la zone frontière. Après avoir renâclé pendant des mois, l’armée du Soudan du Sud a commencé l’évacuation de « Mile 14 » en mars 2013, pour y revenir deux semaines après. Les deux camps savent que la zone ne sera jamais démilitarisée. Les rebelles soudanais sont chez eux dans la zone frontière, dont ils disent contrôler plus du tiers. Et depuis la récente rébellion de l’ancien vice-président du Soudan du Sud, une partie en est contrôlée par les opposants du président Salva Kiir, dont certains sont hostiles à un rapprochement avec Khartoum.
Quel que soit le pragmatisme des deux côtés, les pouvoirs à Khartoum, et désormais plus encore à Juba sont trop faibles pour se mettre à dos leurs populations frontalières et leurs éléments les plus radicaux. Tandis que les Dinka de la zone frontière formaient l’avant-garde du Mouvement populaire de libération du Soudan (Sudan People’s Liberation Movement, SPLM), qui conduisait la guerre au sud contre Khartoum pendant la guerre civile, des tribus arabes comme les Rizeigat ont fourni le gros des forces paramilitaires de Khartoum pour combattre au Soudan du Sud puis au Darfour. Se sentant manipulés, un nombre croissant de combattants arabes ont rejoint les rebelles au Nord. Ils opèrent en toute liberté dans la province sud-soudanaise d’Unité, ainsi baptisée car elle devait symboliser l’union du nord et du sud. On y atterrit dans une plaine noircie par les feux de brousse et par les installations pétrolières.
Même au plus fort du conflit qui a conduit à la division du Soudan, les échanges entre frontaliers n’ont jamais cessé. Tout au long de la guerre, des nomades arabes comme les Misseriya commerçaient secrètement avec les rebelles, au sud comme au nord. Certains de ces souq-al-salam (« marchés de la paix ») subsistent encore, non sans peine. « Nous, les Arabes, voulons établir de bonnes relations aussi bien avec les rebelles du nord qu’avec les Soudanais du Sud, pour conduire notre bétail dans leurs territoires », m’explique Yahya Mohammed, un marchand du Nord.
Au nord comme au sud, des divisions perçues comme arbitraires
Il est impossible de construire une paix durable entre Soudan et Soudan du Sud, ainsi qu’à l’intérieur des deux pays, sans un processus global. De leur propre aveu, les acteurs internationaux, notamment l’Union africaine, se sont concentrés sur les relations entre les deux États, oubliant le Darfour et incapables de prévenir l’explosion au Soudan du Sud. Ils ont compris trop tard que la paix demeurera fragile tant que chacun des deux États restera affaibli par des divisions internes et des rébellions.
Quelles que soient leur affiliation politique ou leur tribu, les Soudanais ne cachent pas leur frustration quant à la division, vue comme un échec collectif à intégrer les sudistes et à « rendre l’unité attractive », une promesse clé de l’accord de 2005. Un rebelle de la tribu arabe des Misseriya m’explique qu’Abyei, principal point d’achoppement entre sa tribu et les Dinka, devrait être « un lieu de coexistence et un exemple pour tout le Soudan ». Pourquoi un Dinka ne pourrait-il être un citoyen soudanais, et un Arabe un Soudanais du Sud ? Notre conversation est interrompue par le bourdonnement d’un avion Antonov du Nord qui trace des cercles autour de nous avant de larguer huit bombes non loin de la piste reliant le Soudan du Sud et les bastions rebelles des monts Nuba tout proches — un axe vital pour la rébellion.
Les deux régimes doivent d’abord retrouver la confiance de leurs citoyens, particulièrement dans ces zones frontalières. Au Soudan, en particulier, un processus de dialogue national, que beaucoup appellent de leurs vœux pourrait donner davantage de pouvoir aux périphéries. En octobre 2013, un embryon de « printemps arabe » à Khartoum et dans plusieurs villes a rendu l’idée d’une transition démocratique de plus en plus populaire parmi des Soudanais de tous bords et les acteurs internationaux qui se tournent en urgence vers le Soudan du Sud. Mais là aussi, la crise, plutôt qu’un nouveau partage du pouvoir entre chefs de guerre tribaux devrait être une opportunité pour commencer à construire l’État sans exclure personne.
De retour au Nil Bleu, un chef de tribu, Uweisa Madi Zima, me confie : « Nous n’avons pas été à l’école et nous ne comprenons pas grand-chose à la politique. Mais le gouvernement qui nous traitera bien sera comme notre père, peu importe qu’il s’agisse du Soudan ou du Soudan du Sud. »
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