« Imaginez que des djihadistes deviennent agents locaux et secrétaires dans les ministères. » Telle était la menace proférée dans « Bindas Bol » (« Parlons librement »), une émission produite par la chaîne indienne Sudarshan News. Sur dix épisodes, le show prétendait révéler comment les musulmans infiltraient le gouvernement indien. Sa thèse ? Le concours de l’Union Public Service Commission (UPSC), porte d’entrée pour la fonction publique en Inde, favoriserait largement les musulmans. Ceux-ci seraient de plus en plus nombreux à postuler, bénéficieraient d’un âge limite supérieur au reste de la population, de concours préparatoires gratuits, d’une plus grande clémence dans la notation… Un complot baptisé « UPSC jihad » par Suresh Chavanke, directeur de la chaîne, présentateur vedette de l’émission et membre revendiqué du mouvement extrémiste hindou Rashtriya Swayamsevak Sangh (RSS) (Organisation volontaire nationale).
Manipulation avérée
Dès la diffusion de la bande-annonce de l’émission, de nombreuses voix s’élèvent et la Cour suprême est saisie. Il faudra cependant attendre quatre épisodes pour que l’émission soit interrompue pour violation du code des programmes, le 15 septembre 2020. Car dans cette « enquête », tout est faux, explique Geeta Seshu, membre du Free Speech Collective. « Ce n’est absolument pas du journalisme, mais de la propagande. Ils prétendent par exemple que l’université Jamia Millia avait monté une cellule dédiée uniquement aux musulmans pour cet examen, alors qu’il n’en est rien. Aujourd’hui, on compte seulement 3 % de musulmans dans l’administration indienne1. On est donc loin d’une invasion ! »
Au côté du Free Speech Collective, de nombreux médias ont débusqué les contre-vérités. Pourtant, l’émission n’est pas interdite ; juste suspendue. Sudarshan News doit s’expliquer devant la Cour suprême, qui se penchera sur son cas le 26 octobre. « On n’est même pas sûrs que la diffusion s’arrête. Pourtant l’émission aurait dû être interdite avant même de commencer ! », juge Geeta Seshu. Ce d’autant que le résultat était prévisible. Suresh Chavanke a déjà été condamné plusieurs fois pour incitation à la haine. Quant à sa chaîne, fondée en 2005, elle multiplie les cas de désinformation et de manipulation. Ainsi en 2019, elle mélange une vidéo de procession musulmane pacifique avec des slogans appelant à tuer des hindous. Le site Altnews en fait la démonstration sans que Sudarshan News ne soit inquiété pour autant.
L’arbre qui cache la forêt
Il aura donc vraiment fallu que Bindas Bol passe les bornes pour que les autorités réagissent. Mais l’affaire de l’« UPSC jihad » n’est que l’arbre qui cache la forêt. « La vérité est qu’une grande partie de la télévision indienne est entrée dans une surenchère islamophobe avec l’arrivée de Narendra Modi au pouvoir », explique Teesta Setalvad. Activiste et journaliste, elle est membre du mouvement Citizen for Justice and Peace, qui surveille les discours haineux dans les médias et sur les réseaux sociaux. « Le parti BJP2 est idéologiquement engagé pour l’hindutva, qui prône la suprématie de l’hindouisme en Inde. C’est ainsi qu’il a peu à peu légitimé aux yeux du public de graves attaques contre les minorités et en particulier les musulmans. »
Peu avant l’épidémie de la Covid-19, des manifestations éclatent en Inde contre plusieurs lois jugées antimusulmanes. Le nouveau Registre national des citoyens risque de priver de leur nationalité une partie des musulmans pendant qu’un amendement à la loi sur la citoyenneté de 1955, le Citizenship Amendment Bill (CAB) favorise la naturalisation des réfugiés non musulmans. L’ensemble fait suite à la révocation de l’autonomie du Cachemire à majorité musulmane le 5 août 2019. Dans la capitale New Delhi, l’affrontement entre partisans et détracteurs des lois dégénère en émeutes. Un membre du BJP appelle à « tirer sur les traîtres » à la nation. Des quartiers sont incendiés et 53 Indiens, principalement musulmans, trouvent la mort. Pour le gouvernement, ce sont pourtant les victimes de ce pogrom qui sont responsables de complot. De nombreux étudiants, professeurs et intellectuels passent sous les verrous pour sédition. Une véritable chasse aux sorcières, qui continue aujourd’hui.
Sorti en septembre 2020, le rapport The Wages of Hate : Journalism in Dark Times montre comment une partie des médias indiens ont relayé sans filtre cette propagande nationaliste hindoue du gouvernement central. Il étudie ainsi le traitement de ces manifestations dans les médias de l’État du Karnataka. « Le désir de caractériser les manifestants comme des dissidents dans le cadre d’une “conspiration” visant à “diffamer la nation” est évident dans plusieurs reportages […] Ainsi en est-il du cas d’Ardra Narayan, arrêtée devant la mairie de Bangalore pour avoir prétendument crié “Vive le Pakistan”. L’accusation venait de membres de groupes d’extrême droite et ne s’appuyait sur aucune preuve. Pourtant, les journalistes et les présentateurs ont choisi d’en parler comme un fait incontestable. »
Corona jihad, love jihad
Autre épisode marquant : les accusations de « super contaminateurs » contre les musulmans durant l’épidémie. Tout part d’un rassemblement géant de la congrégation religieuse Tablighi Jamaat dans la mosquée Nizamuddin Markaz de Delhi, au début du mois de mars 2020. Alors que les rassemblements sont interdits le 13, il n’en faut pas plus pour que les fidèles soient rendus responsables de la diffusion du virus en Inde, y compris par le ministre de la santé. Sur les réseaux sociaux, une vidéo où un groupe d’hommes musulmans lèche des ustensiles et des couverts prétend même qu’ils propagent l’infection à dessein. Elle date en réalité de 2018. Le terme de « corona jihad » est popularisé par de nombreuses chaînes, comme Republic TV, dont le présentateur vedette Arnab Goswami est connu pour ses diatribes fiévreuses. « Pendant le confinement, pourquoi la foule se rassemble-t-elle uniquement près des mosquées ? », hurle-t-il ainsi à l’antenne.
« Si Republic TV, aux côtés de ZeeNews ou Times Now sont connues pour leur proximité avec les thèses du pouvoir, même des chaînes supposées respectables comme India Today ont fait circuler ces accusations complotistes contre les musulmans pendant l’épidémie », déplore Teesta Setalvad. India Today relaie aussi des messages de propagande de l’organisation de l’État islamique (OEI) appelant les musulmans indiens à faire circuler le virus. Ces reprises ont des conséquences tragiques : depuis mars, plusieurs musulmans ont été lynchés au motif qu’ils étaient des contaminateurs. Dans le Punjab, les haut-parleurs de temples sikhs ont diffusé des messages incitant la population à boycotter le lait « contaminé » des producteurs musulmans.
La TV indienne se voit aussi censurée lorsqu’elle diffuse des programmes supposés promusulmans. Dans l’État de l’Assam, une série mettant en scène une femme hindoue sauvée par un homme musulman en a fait les frais. En juillet, elle a été interdite, deux mois après que des fondamentalistes hindous ont crié au « love jihad ». Selon cette théorie, les musulmans ciblent les femmes hindoues pour les convertir. Là encore, le présentateur Arnab Goswami popularise largement le terme sur Republic TV. Et c’est au nom du love jihad que le célèbre bijoutier Tanishq a ce mois-ci dû retirer une de ses publicités des antennes. Elle montrait une famille hindoue musulmane, mais la pression des fondamentalistes sur les réseaux sociaux et les menaces sur ses magasins l’ont fait reculer.
Absence de régulation
Derrière cette proximité des théories fondamentalistes hindoues avec la télévision indienne, pouvoirs politiques et puissances financières s’entremêlent. « Republic TV et ZeeNews appartiennent à des soutiens du parti BJP », explique Teesta Setalvad. « Plus une chaîne est fidèle au gouvernement, plus elle reçoit de privilèges, renchérit Geeta Seshu. Par exemple un accès facilité aux officiels, des publicités juteuses de la part de groupes industriels proches du pouvoir, ou même des postes au sein de certains comités gouvernementaux. » Le premier ministre Narendra Modi, qui n’a pas tenu une seule conférence de presse depuis son élection, choisit de s’exprimer seulement auprès des médias qui lui sont favorables.
L’absence de cadre légal facilite également ces dérives. Il existe autour de 400 chaînes d’information en Inde, mais pas d’équivalent du Conseil supérieur de l’audiovisuel (CSA) français. Des sections du Code pénal permettent en principe d’agir contre la diffamation ou le mensonge. L’article 153A rend ainsi passible de sanction « une personne qui encourage la haine entre différents groupes pour des motifs tels que la religion, la langue ou la caste ». Cependant, il est rarement utilisé dans les faits. « Avec Citizen For Justice and Peace, nous essayons bien d’engager des procédures contre les médias de haine, raconte Teesta Setalvad. Mais très peu aboutissent, car les politiques sont main dans la main avec eux. »
Course à l’audience
Les contenus agressifs — qu’ils visent les musulmans ou d’autres — permettent enfin d’attirer une large audience autour de sujets non essentiels. C’est ainsi qu’en pleine pandémie, les télévisions indiennes, Republic TV en tête, ont consacré deux mois de couverture au suicide d’une star de Bollywood. Sa petite amie a été accusée de tous les maux, avant d’être finalement innocentée. « Pendant ce temps, la gestion de la Covid du gouvernement, et d’autres sujets bien plus importants pour les Indiens passaient à la trappe », déplore Geeta Seshu.
« Grâce à la répétition constante, on construit un récit politique, moral et historique qui devient finalement la vérité. Dans ce voyage vers l’abîme de l’intolérance, des journalistes deviennent des agents de l’État, et même des destructeurs de société. Ces ingrédients existaient en Allemagne nazie et au Rwanda », déplore le rapport The Wages of Hate. De nombreux journaux papiers et numériques, ainsi que quelques chaînes vidéos web équilibrent encore heureusement le paysage médiatique Indien. Comme The Quint, dont le journaliste Rohit Khanna s’interroge. « Vaut-il mieux combattre la Covid-19 ou un Love Jihad imaginaire ? Le monde embrasse le multiculturalisme, tandis que nous semblons coincés dans un siècle passé et embrassons la haine. » Le modèle économique de la presse indépendante est cependant de plus en plus fragile et son audience limitée face au média de masse que constitue la télévision.
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