À Istanbul, impossible d’échapper longtemps à la bannière rouge frappée d’une étoile et d’un croissant. Le drapeau national flotte dans les rues, au fronton des échoppes, aux balcons des maisons. Le 4 octobre à Strasbourg, il était brandi par des milliers de sympathisants du Parti de la justice et du développement (AKP), à l’occasion d’un meeting baptisé « une seule voix contre le terrorisme ». « Un seul peuple, un seul drapeau, une seule nation et un seul État », proclamait à cette occasion Recep Tayyip Erdogan devant ses électeurs franco-turcs. Depuis la reprise des violences en juin avec la guérilla kurde du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), le président de la République et son parti islamo-conservateur, l’AKP, ont opéré un virage ultranationaliste. Il espère que ses nouveaux accents patriotiques lui permettront de remporter la majorité aux élections du 1er novembre, après son échec aux législatives de juin.
En quête du vote d’extrême droite
Alors que sa précédente campagne courtisait l’électorat kurde conservateur par ses références à la religion et à l’union au nom de la foi, celle-ci fait son lit du nationalisme. Pour compenser les inévitables pertes de voix dans le sud-est kurde, c’est sur celles des électeurs du Parti d’action nationaliste (MHP) qu’Erdogan entend s’appuyer pour obtenir la majorité absolue des suffrages. Une majorité qui lui est indispensable pour mener à bien son projet visant à modifier la Constitution pour établir un régime présidentiel conforme à ses ambitions. Pour les besoins de la nouvelle cause nationaliste, les traditionnels meetings électoraux ont été transformés, comme à Strasbourg, en meetings « contre le terrorisme » où les orateurs de l’AKP promettent la victoire finale et la vengeance contre le PKK. « Nous ne pardonnerons jamais à ceux qui mangent le pain de notre peuple tout en s’en prenant à son unité et à son intégrité »,a promis Erdogan à Strasbourg.
Non content d’infléchir son discours en direction des thèmes chers aux nationalistes, Erdogan est parvenu à obtenir le ralliement de certaines figures de l’extrême droite. Tugrul Türkes, le fils du fondateur du parti nationaliste, qui était depuis longtemps en conflit avec les structures dirigeantes du MHP, a fait défection en septembre pour rejoindre l’AKP. Autre ralliement symbolique, celui du chef mafieux ultranationaliste Sedat Peker. À la tribune, lors d’un meeting « condamnant la terreur » dans la région de la mer Noire le 9 octobre, ce dernier levait les bras en l’air pour réaliser d’une main le signe du loup gris, signe de ralliement de l’extrême droite, tandis que l’autre dessinait le symbole « rabia », celui des Frères musulmans égyptiens, particulièrement populaire chez les islamistes turcs.
Le retour de la « synthèse turco-islamique »
Ces deux symboles illustrent le sentiment d’un glissement de l’AKP de l’islam politique traditionnel vers la « synthèse turco-islamique ». Vieille idéologie d’extrême droite portée au pouvoir par les généraux lors du coup d’État de 1980, cette synthèse fait de l’islam le corollaire indispensable de la « turcité » et du peuple turc le dépositaire et le porte-drapeau de l’islam. Une combinaison efficace de la foi et du nationalisme dans laquelle beaucoup d’électeurs sont susceptibles de se retrouver. Cependant ses opposants soulignent qu’elle implique la marginalisation des non-sunnites, notamment des alévis, chiites hétérodoxes, et des non-Turcs ethniques, en particulier des Kurdes. Mais la nouvelle rhétorique de l’AKP ne semble pas suffire à convaincre l’électorat nationaliste qui nourrit toujours un certain nombre de griefs à son égard.
« Si Erdogan voulait en terminer pour de bon avec les terroristes du PKK, pourquoi a-t-il voulu faire la paix avec eux, pourquoi avoir négocié avec eux en secret pendant des années ? », s’interroge Latif. Ce cinquantenaire tient un garage dans le quartier stambouliote de Zeytinburnu. Comme beaucoup de petits artisans et commerçants de la classe moyenne inférieure, il est attiré par le discours du MHP. Il ne croit pas en la porosité de l’électorat nationaliste, « les gens voient bien qu’Erdogan n’est pas un vrai nationaliste, il nous insulte toute l’année, puis tente de nous amadouer le temps des élections ».
Critiques du MHP à l’égard du pouvoir
Parmi les critiques récurrentes des nationalistes à l’encontre du gouvernement de l’AKP figure sa gestion de la crise syrienne. « Erdogan est allé soutenir l’opposition anti-Assad, et maintenant on se retrouve avec plus de deux millions de Syriens en Turquie, qui mettent en danger notre économie, créent de l’inflation, font monter le prix des loyers », se désole Latif. Fatih Bak, un des responsables du MHP dans le quartier populaire et cosmopolite de Güngören tient le même discours : « les migrants sont employés pour une bouchée de pain, à cause d’eux nos propres citoyens n’arrivent plus à trouver du travail, ils dorment par terre, créent de l’insécurité ». L’homme se radoucit lorsqu’un enfant s’approche : « lui, c’est différent, c’est un Turkmène de Syrie, l’État turc aide les Arabes syriens et ne fait rien pour lui, heureusement que nous sommes là pour aider nos semblables ».
Bak et son supérieur Fuat Gül, à la tête du MHP dans l’arrondissement, affichent fièrement leur couleur politique. Leurs longues moustaches taillées en pointe redescendent vers la commissure des lèvres. En forme de « crocs de loup », elles font référence à l’animal symbole du peuple turc, et avec les sourcils, elles composent trois arcs de cercle qui évoquent les trois croissants de lune, symbole du parti que les deux hommes ont épinglé à leur veston. Militants de longue date, ils sont très critiques de la politique de l’AKP, y compris pour ce qui concerne la reprise des combats avec le PKK. « Le processus de paix engagé par l’AKP a permis au PKK de se renforcer, et maintenant, dans le sud-est, des villes entières ont fait sécession », s’alarme Fuat Gül. « Et qui envoie-t-on mourir au front ? Les pauvres, les fils du peuple. Les députés AKP exaltent le martyre pour les enfants des autres, mais ils payent pour que les leurs soient dispensés de service militaire », renchérit-il
Un gouvernement de coalition contraint et forcé ?
Les efforts du président en vue de séduire l’électorat nationaliste ne lui suffiront probablement pas à s’assurer une majorité absolue au Parlement. Le dernier sondage réalisé par l’institut Konda le 10 septembre plaçait en effet l’AKP à 40,9 % des voix, un score identique à celui des élections de juin (40,7 %). Mais ses accents patriotiques pourraient faciliter la constitution d’une coalition entre l’AKP et le MHP.
À la suite des élections de juin, le MHP avait déjà posé ses conditions pour la constitution d’une coalition. Jugées trop contraignantes, elles avaient été rejetées par l’AKP, et elles n’ont toujours pas changé. Parmi celles-ci, l’une sera particulièrement difficile à accepter. Le parti nationaliste exige en effet que les anciens ministres AKP impliqués en décembre 2013 dans un vaste scandale de corruption soient traduits devant la justice. Il s’agit là d’une revendication difficilement acceptable pour l’AKP, car elle reviendrait à reconnaître que le parti au pouvoir a couvert deux années durant des dignitaires corrompus. Sans compter que l’enquête de la justice pourrait s’étendre à des proches d’Erdogan lui-même — et notamment à son fils Bilal. En dépit de cet obstacle de taille, cette coalition reste encore le scénario le plus probable, et surtout le plus souhaité par les électeurs des deux partis. « Nous partageons la même base électorale, nationaliste et conservatrice, souligne Gül, une coalition entre nous est le scénario le plus logique au plan idéologique, mais cela suppose qu’ils fassent des concessions. » Les tractations post-électorales s’annoncent difficiles, mais si elles aboutissent, la synthèse turco-islamique risque d’avoir de beaux jours devant elle.
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