Il y a dix ans, le surgissement de la révolution syrienne surprenait le régime autoritaire de Bachar Al-Assad, bunkérisé derrière ses certitudes d’être un pouvoir différent de ceux qu’ébranlaient les révoltes en Tunisie et en Égypte. L’enthousiasme et le courage immenses de la société syrienne mobilisée contre l’autoritarisme avaient suscité bien des espoirs, depuis lors vaincus par la violence.
Dix ans après, le régime a repris le contrôle de deux tiers du territoire, à l’exception d’une partie du nord-ouest sous contrôle turc et le nord-est sous administration autonome arabo-kurde protégée par les États-Unis. Le prix payé par la population est particulièrement lourd : 500 000 morts, environ un million de blessés, des dizaines de milliers de disparus, la moitié de la population réfugiée à l’extérieur ou déplacée à l’intérieur, des dizaines de milliers de prisonniers torturés. Les deux procès de Koblenz1 intentés devant la justice allemande par compétence universelle rappellent l’horreur carcérale syrienne qui n’a pas cessé après le témoignage de César, ce photographe militaire de Homs qui a fait sortir du pays 30 000 à 50 000 clichés macabres2.
La Syrie est pourtant reléguée à la marge en ce printemps 2021, comme un conflit de basse intensité.
Une société écrasée par la faim
Si le pouvoir prétend, via sa propagande sur des affiches largement déployées dans l’espace public, avoir gagné la guerre contre les oppositions (armées comme pacifiques), il n’a sûrement pas gagné l’après-guerre. Il y a un caractère irréel derrière l’élection présidentielle qu’il s’apprête à gagner en grande pompe ce 26 mai 2021, car les Syriens sont d’abord préoccupés par leur survie.
Le quotidien est effroyable avec, selon le Programme alimentaire mondial (PAM), 9,3 millions de Syriens (sur 17 restant dans le pays) en insécurité alimentaire et 83 % sous le seuil de pauvreté. La vie est faite de queues, notamment devant des boulangeries grillagées contre le risque d’émeutes, pour les denrées de première nécessité dont les prix ont flambé. Même la crise de la Covid-19 est ressentie moins durement que les contraintes pour acheter du pain ou un peu de viande. La Syrie est devenue « la République des files d’attente » pour ceux qui n’ont pas de passe-droits.
Toute perspective de soulèvement semblable à celui de 2011 est à écarter. Le régime perdure par une forme de « dictature par les besoins » en distribuant de maigres quantités de biens subventionnés (pain, fioul, gaz, viande, sucre, huile...), bien loin de toute légitimité retrouvée avec une soi-disant « victoire ». La monnaie ne vaut plus rien, : 1 % de sa valeur en dollar d’avant-guerre, alors que les prix ont flambé suite à la crise économique au Liban, porte d’ouverture et des trafics pour l’économie syrienne, et des sanctions américaines du Caesar Civilian Protection Act. Ces dernières permettent au régime de nier ses responsabilités en dénonçant des complots extérieurs.
Gouverner à tout prix
Le pouvoir de Damas a remis en selle son appareil de contrôle policier avant la réélection de Bachar Al-Assad. Le déploiement de l’appareil sécuritaire n’est pas synonyme d’efficacité, mais d’abord d’une présence incontournable pour les Syriens. Il est désormais composé de multiples milices issues de la guerre, en particulier celles regroupées sous le chapeau de Quwat ad-Difa’a al-Watani, une nébuleuse de groupes miliciens sur lesquels le contrôle central est complexe.
Le régime a procédé à un réajustement parmi les élites, surtout dans les milieux économiques. Certains hommes d’affaires sont tombés de leur piédestal, notamment le cousin du président, Rami Makhlouf, magnat des télécoms. Les élections parlementaires de juillet 2020 ont couronné ce renouvellement purement interne, avec la montée en puissance de chefs de milices ou de ceux qui les ont financés entre 2012 et 2018. Les réseaux sociaux ont fait apparaître les récriminations des « perdants », un élément classique dans la longue histoire du régime Assad, coutumier de purges régulières.
Le pouvoir s’appuie aussi sur l’omniprésent appareil d’État, certes inefficace et corrompu, mais nécessaire pour obtenir les diverses autorisations permettant de répondre à de multiples régulations ou lois édictées par le régime, y compris pendant la guerre. Il y a là un élément essentiel qui à côté de « l’effort de guerre » a permis au régime de tenir par comparaison avec ses oppositions (pacifiques comme armées).
Le régime est à la recherche frénétique de ressources, en taxant durement en dollars les entrées dans le pays (100 dollars), en augmentant les sommes à verser pour obtenir des exemptions (badal) du service militaire, voire avec un amendement controversé à la loi menaçant de confiscation de leurs biens familiaux ceux qui ont fui le service militaire ou n’ont pas payé pour leur exemption.
Les négociations sont également serrées avec les Kurdes de l’Administration autonome (Forces démocratiques syriennes [SDF]/Parti de l’union démocratique [PYD] pour l’obtention de livraisons de pétrole par camions depuis les zones de production pétrolières majoritairement situées au nord-est. Le ministère des affaires sociales et du travail a resserré les « contrôles » sur les ONG, quand ce ne sont pas directement les services d’Asma Al-Assad, l’épouse du président, qui a repris ce secteur-clé des mains de Rami Makhlouf.
Même les soutiens du régime dans des régions restées loyales, comme les alaouites, souffrent de déclassement et expriment colère et désespoir sur les réseaux sociaux, ce qui donne lieu à des arrestations. Le régime se maintient en redistribuant ses faibles ressources non détournées par la corruption abyssale. Il a par exemple accordé en mars 2021 de maigres compensations aux militaires, aux fonctionnaires, aux retraités et aux familles des nombreux « martyrs ».
Manœuvre délicate avec la Turquie
La Russie a un contrôle quasi complet sur le dossier syrien, même si des forces résiduelles américaines que le président Donald Trump a par deux fois voulu rapatrier sont toujours déployées dans le nord-est. Mais la complexité du dossier syrien l’a conduite à un affrontement diplomatique non pas avec les États-Unis, mais avec la Turquie, entrée sur le terrain à la suite du retour de la question kurde syrienne et qui a mené trois opérations militaires d’envergure le long de sa frontière pour découper des zones de sécurité.
Depuis une escalade en février 2020 suivie d’un cessez-le-feu, les Turcs et les Russes ont adopté la voie d’une négociation complexe dans le cadre du processus dit d’Astana auquel est associé l’Iran pour le nord-ouest (Idlib), dans lequel les Turcs ont concentré 7 000 militaires, des véhicules blindés, de l’artillerie et des drones. Le sort d’Idlib, encore rebelle et qui abrite des djihadistes de tous types, est en jeu dans ces négociations, ainsi que par des débats à venir en juin 2021 au Conseil de sécurité des Nations unies sur le renouvellement du dernier point d’aide humanitaire à Bab Al-Hawa.
La Russie est à la manœuvre diplomatique sans qu’on voie comment elle va opérer avec la Turquie, installée le long de sa frontière avec la Syrie dans une réaction obsidionale à toute présence du PYD syro-kurde. D’autant que la Turquie a montré en 2020 sa capacité à se projeter en Libye ou en Azerbaïdjan pour faire pression sur la Russie. L’Iran est présent, mais avec d’autres préoccupations : protéger son accès au Liban et au Hezbollah depuis Bagdad.
En fait, Russie et Iran cohabitent adroitement en Syrie, et les milices soutenues par l’un ou l’autre travaillent ensemble sur le terrain. En 2021, la Russie est en discussion avec l’Irak, la Jordanie, l’Égypte, les Émirats arabes unis et l’Arabie saoudite pour préparer le retour de la Syrie dans la Ligue arabe. Selon le modèle élaboré en 2017-2018 [les « réconciliations » par morceaux], la Russie négocie le retour de la « souveraineté » du régime zone après zone dans des pourparlers avec quelques puissances régionales, la Turquie au nord-ouest, potentiellement la Turquie et les États-Unis au nord-est, en forçant les avancées en jouant de la politique régionale et de l’épuisement des intervenants en Syrie.
Maintenir un État sur pied
La Russie semble ne pas avoir d’autre choix que de soutenir la réélection de Bachar Al-Assad, avec des réformes constitutionnelles qui permettent de maintenir à flot des discussions avec la Turquie, même si le régime Assad n’entend faire aucune concession à ses oppositions. Les Russes, officieusement ou même officiellement, ne sont pas avares de critiques à l’égard du régime syrien, mais de là à y voir un désaveu, il y a un pas. L’objectif russe est d’abord de maintenir un État syrien sur pied, autour de l’armée du régime, et de faire baisser les tensions locales, en particulier dans le sud, à Deraa et Soueïda.
L’objectif suivant est la reconstruction du pays en essayant d’obtenir de l’argent de l’Occident, en particulier de l’Union européenne, traditionnel financier des « reconstructions post-conflit ». Mais cette dernière conditionne fermement tout financement à une transition politique. La reconstruction se fera donc vraisemblablement a minima, grâce à l’argent que les Syriens rapatrieront pour reconstruire localement, ce qui a déjà modestement commencé, compte tenu des contraintes déployées par le régime.
Dix ans après, la Syrie n’est plus la puissance régionale créée par Hafez Al-Assad à partir de novembre 1970, mais un pays affaibli, proie de jeux régionaux, fracturé intérieurement par des milices plus ou moins affiliées à l’armée syrienne et qui se partagent le faible butin de la « victoire », et sous la férule du grand ordonnateur russe qui peine à trouver une solution globale. Et les souffrances de la population persistent, à bas bruit...
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1« Inside the Raslan Trial, Syria Justice and Accountability Centre, mai 2021.
2Garance Le Caisne, Opération César, au cœur de la machine de mort syrienne, Stock, 2015.