
À Damas, la vieille ville abrite un réseau où s’entrelacent magasins d’alcool, bars dissimulés à l’arrière de salons de coiffure, et lieux de rendez-vous miteux où se retrouvent quinquagénaire en costards et jeunes femmes en mini-jupes. Des baisers secrets sont échangés furtivement dans des ruelles sombres. Masqués et armés, les soldats de la révolution veillent au « maintien de la paix » au milieu de l’effervescence nocturne des célébrations du Nouvel An. De subtils sourires atteignent leurs yeux au contact des drapeaux et des chants révolutionnaires qui résonnent autour d’eux : « Erfaa’ Rasak foug, enta souri Horr » (Gardez la tête haute, vous êtes un Syrien libre).

Mais qu’implique réellement la libération pour les minorités syriennes ? Lorsque des islamistes accèdent au pouvoir dans le monde arabe, l’Occident tend à focaliser son attention, souvent de manière exclusive, sur la question des droits des minorités. Après cinquante ans de dictature, la réalité pour les Syriens queers, comme pour l’ensemble des Syriens, est que l’autonomie — clé de la libération — ne pourra être atteinte qu’une fois leurs besoins fondamentaux pleinement satisfaits.
Une position paradoxale
Ahmed Al-Charaa, ancien bras droit d’Abou Bakr Al-Baghdadi, ex-leader de l’Organisation de l’État islamique (OEI), groupe tristement célèbre pour avoir exécuté des homosexuels en les jetant du haut d’immeubles, dirige désormais la Syrie post-révolution. L’organisation qu’il représente, Hayat Tahrir al-Cham (HTC), porte également une sombre histoire en matière de violences contre les homosexuels. Avant la révolution, le groupe aurait commis des agressions, des meurtres et des actes de torture dans des zones sous son contrôle, notamment à Idlib. Cette gouvernance, héritière d’un mouvement djihadiste, devra aussi se confronter à la question des droits des minorités alors qu’elle cherche à s’intégrer progressivement dans la sphère internationale.
Après la tyrannie du régime de Bachar Al-Assad, de grands changements sont attendus au sein du nouveau gouvernement. De nombreux Syriens se retrouvent dans une position paradoxale : tout en réjouissant de la chute d’Assad, ils craignent que leurs droits ne soient à nouveau bafoués sous HTC. En plus des préoccupations liées aux droits des femmes et à la protection des minorités religieuses (alaouites, druzes, chrétiennes et chiites), une inquiétude croissante se fait jour parmi certains Syriens quant à la sécurité de la communauté LGBTQ+. Cette inquiétude s’est intensifiée après les arrestations violentes — et filmées — par les autorités contre des femmes transgenres le 6 février.
Des divergences entre queers syriens et exilés
Les Syriens queers qui n’ont pas disparu sous le régime d’Assad ont souvent quitté le pays et vivent aujourd’hui en exil. Basé à Londres, l’écrivain syrien gay Khaled Alesmael a partagé ses espoirs lors d’une interview avec Sky News, le 18 décembre 2024, à la suite de la prise de Damas : « Comme Al-Assad n’est plus là, il y a de l’espoir, il y a une opportunité de changement. » Rappelant le passé violemment homophobe de HTC dans le nord de la Syrie, il a été clair dans ses revendications politiques : « Ce que nous demandons maintenant, c’est de mettre fin à la criminalisation de l’homosexualité. »
Pour la communauté queer toujours présente en Syrie, les priorités sont différentes. Après un échange de messages sécurisés via des applications cryptées, je rencontre Jad (prénom changé) dans la vieille ville de Damas. Ce jeune gay d’une vingtaine d’années se prépare à poursuivre ses études à l’étranger. Il me raconte la « grande scène » des hammams gays et des parcs pour rencontres homosexuelles qui existaient avant 2011, avant que Bachar Al-Assad ne durcisse son contrôle sur le pays. Bien que cette scène se soit repliée davantage dans la clandestinité, elle existe toujours. Jad rêve de pouvoir vivre son homosexualité au grand jour, de tenir la main de son copain dans la rue, et même de créer un « safe space » (espace sûr)1 pour les jeunes LGBTQ+ en Syrie. Il souligne cependant : « C’est quelque chose dont nous avons besoin, mais pas pour l’instant. »
Le plaidoyer pour les droits des queers lui apparaît comme « un luxe ». Organiser une marche des fiertés et mobiliser un mouvement libérateur ne peut être la priorité de la communauté LGBTQ+ lorsque le peuple souffre de la faim, du traumatisme et de la misère. Sharif (prénom changé), un Damascène queer bisexuel, exprime également son désintérêt pour un « mouvement queer ». Bien qu’il soit ouvert sur sa sexualité avec ses amis et fréquente les poches queers de la ville, il considère comme futile d’avoir cette conversation avec son père, par exemple, qui a été exilé de Palestine avant de vivre sous le régime d’Assad. « Il a ses propres problèmes à gérer », justifie-t-il.
« Après Assad, ce n’est pas un homme masqué avec une barbe qui va me faire peur »
Malgré la prise de pouvoir de HTC, l’ancien régime continue de hanter les Syriens, qu’ils soient homosexuels ou non. S’identifiant comme « d’abord Syriens, et LGBTQIA+ ensuite », la première association queer de Syrie, le Mouvement des gardiens de l’égalité (Guardians of Equality Movement, GEM), fondée en 2021, concentre ses efforts sur les droits et la protection de sa communauté. Leurs actions récentes ont été « adaptées au contexte », donnant priorité à l’aide humanitaire et à l’autonomisation de la communauté (en offrant du soutien psychologique, de l’aide au relogement et d’autres services sociaux), tout en faisant profil bas pour garantir leur impact.

La crainte des autorités décourage également la mobilisation queer. Reposant sur le fondamentalisme tout en étant ouverte à l’engagement avec l’Occident, la ligne politique de HTC demeure ambiguë. Incertains des principes et de l’orientation du nouveau gouvernement, les Syriens queers hésitent sur la marche à suivre : « Nous ne savons pas ce que nous pouvons ou ne pouvons pas faire. Nous ne savons pas si nous pourrons porter des shorts en été, aller à la mer en bikini ou maillot, ou si ce sera plutôt comme la charia… rien n’est clair », confie Jad.
« Mais le plus gros problème, c’est la société », ajoute-t-il. Aussi menaçante que les condamnations et les arrestations, demeure la crainte que des citoyens ne se fassent justice eux-mêmes, à un moment où les forces de HTC sont finement éparpillées dans tout le pays. François Zanikh, Syrien résidant à l’étranger et fondateur de GEM, dénonce les « crimes d’honneur » commis en Syrie. Autrefois exilées dans d’autres zones du pays pour s’éloigner de leurs familles violentes, des personnes LGBTQ+ se retrouvent désormais en fuite, en raison de l’ouverture des frontières entre les régions syriennes.
Selon Malik Al-Abdeh, analyste politique syrien ayant des liens avec les nouveaux dirigeants, « l’atténuation des tensions entre communautés est un exercice par lequel la nouvelle gouvernance devra commencer ». Jad partage cet avis : les Syriens doivent encore déconstruire « la peur instillée entre les communautés après 50 ans de dictature ». GEM, qui appelle à soutenir « tous les Syriens, en particulier ceux qui sont les plus vulnérables dans la lutte actuelle », insiste également sur cette exigence de solidarité.
Les récentes violences confessionnelles ont malheureusement démontré que ces priorités ne sont pas partagées par tous. Dans la frénésie du Nouvel an, Sharif plaisantait : « Après Assad, ce n’est pas un homme masqué avec une barbe qui va me faire peur. » Mais son optimisme s’est éteint à la suite de ces massacres : « Assad, on savait tous que c’était un meurtrier. Mais découvrir la présence de nouveaux tueurs parmi nous n’est pas rassurant. » Aujourd’hui, le doute plane sur toute perspective de libération pour celles et ceux, queers ou non, qui sont pris au cœur de ces brutalités.
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1NDLR : L’expression « safe space » désigne un lieu où les personnes victimes de discrimination peuvent se réfugier, trouver une oreille attentive et se ressourcer loin du harcèlement quotidien.