Syrie — Russie. Un rapprochement pragmatique

La première visite officielle d’Ahmed Al-Charaa à Moscou s’est déroulée sous le signe de la realpolitik. Le président syrien par intérim a mis au second plan ses reproches à la Russie pour son soutien au régime d’Al-Assad. Ses priorités sont de combattre l’instabilité interne et régionale.


Réunion officielle dans une salle luxueuse, avec des drapeaux et des personnes en uniforme.
Moscou, le 15 octobre 2025. Le président russe Vladimir Poutine et le président intérimaire syrien Ahmed Al- Charaa se serrent la main lors de leur rencontre au Grand Palais du Kremlin.
Alexander Zemlianichenko / POOL / AFP

Ce 15 octobre au Kremlin, Ahmed Al-Charaa aurait aimé convaincre le président russe Vladimir Poutine d’extrader l’ancien président syrien Bachar Al-Assad (ainsi que des officiers et responsables de son régime), réfugié en Russie avec sa famille depuis sa chute voilà bientôt un an. L’information a été confirmée par le chef de la diplomatie syrienne, Assaad Al-Chibani. En septembre 2025, un tribunal de Damas avait émis un mandat d’arrêt contre Assad, accusé de meurtre avec préméditation et de torture ayant entraîné la mort.

Mais il n’en a rien été. À Moscou, on veut croire qu’il y a plus important dans la relation bilatérale, comme l’a précisé Vladimir Poutine le 15 octobre :

Nous entretenons des relations diplomatiques depuis plus de 80 ans. Pendant cette période, les relations entre la Syrie et la Russie ont toujours été amicales. En Russie, nous n’avons jamais entretenu de relations avec la Syrie liées à des circonstances politiques ou à des intérêts particuliers.

Dans cette déclaration, le maître du Kremlin fait référence aux relations entre Moscou et Damas nouées depuis les années 1950. Celles-ci reposaient notamment sur des sentiments anti-occidentaux et s’exprimaient par une aide militaire, politique et économique de la part de l’Union soviétique.

Demande d’extradition de l’ancien président Assad

Des mots qui n’ont pas plu partout en Syrie. L’opposition à l’ancien régime, notamment celle des combattants islamistes, reste profondément hostile à Poutine à cause de l’intervention russe de 2015 et des milliers de morts qu’elle a entraînés. « La relation est plus complexe que cela », précise Vasily Kuznetsov, le directeur adjoint de l’Institut des études orientales de l’Académie des sciences russe :

Il n’y a pas eu une négociation qui aurait visé le maintien des bases militaires russes contre l’extradition de Bachar Al-Assad. Chacun sait que Moscou ne l’extradera pas. Mais Ahmed Al-Charaa se devait de faire la demande et de le faire savoir compte tenu de sa base politique et sociale qui nourrit de la haine contre l’ancien président.

Cette demande d’extradition avait été curieusement précédée d’une rumeur sur une hospitalisation d’Al-Assad après une tentative d’empoisonnement orchestré par un ancien officier syrien, rapportée par l’Observatoire syrien des droits humains (OSDH) dans un rapport daté du 2 octobre. Selon l’OSDH, le gouvernement russe ne serait en rien impliqué dans l’incident, mais il pourrait s’agir d’une tentative de l’incriminer pour « suggérer que le président Poutine est incapable de protéger » Bachar Al-Assad. La rumeur, démentie par les autorités russes, y compris par le chef de la diplomatie en personne, Sergueï Lavrov, n’a quasiment pas été relayée par les grands médias russes d’opposition.

Une visite longuement préparée

Le plus important, pour l’ancien chef djihadiste, est ailleurs. Son silence sur le soutien politique et militaire de Moscou au régime d’Assad, tout comme sur les bombes russes tombées sur ses propres troupes il y a moins d’un an, s’explique par la situation particulièrement délicate en Syrie et la fragilité du nouveau pouvoir. Al-Charaa fait face à de multiples défis. Parallèlement aux affrontements meurtriers opposant forces gouvernementales et minorités locales, comme les alaouites en mars 2025 et les Druzes en juillet , la Syrie subit l’ingérence d’acteurs régionaux, tels que la Turquie ou Israël qui frappe le territoire syrien et s’approprie certaines zones, notamment dans le gouvernorat de Quneitra dans le sud-ouest du pays. À cela s’ajoute une situation économique difficile.

Plusieurs délégations ministérielles avaient préparé la visite présidentielle ces derniers mois. Celle du 31 juillet 2025, notamment, avait conduit à Moscou le ministre des affaires étrangères, son collègue de la défense, Mourhaf Abou Qasra, ainsi que le chef des renseignements, Hussein Al-Salama. Ces échanges marquaient de véritables concessions de la part du président par intérim.

De récentes révélations ont dévoilé l’existence de négociations secrètes entre Moscou et le groupe djihadiste Hayat Tahrir Al-Cham (HTC), dirigé par Al-Charaa, pendant l’offensive qui avait précipité la chute du régime de Bachar Al-Assad. Les pourparlers avaient poussé le Kremlin à rester « neutre » pendant ces jours décisifs. Ainsi, les forces russes avaient laissé celles d’Al-Charaa s’emparer de Homs, tandis que ces dernières avaient épargné la base militaire russe de Hmeimim, au sud-est de Lattaquié. Pour la Russie, cela représentait un abandon en bonne et due forme d’Al-Assad.

De ce fait, lors des négociations d’octobre au Kremlin, les discussions se sont recentrées sur les questions fondamentales. « Il a d’abord été question de relancer, de revoir et éventuellement de corriger les textes normatifs des liens entre Damas et Moscou, les traités qui depuis des décennies parfois régulent nos relations bilatérales », résume Vasily Kuznetsov. À l’issue de l’entretien, Ahmed Al-Charaa a promis de respecter tous les accords antérieurs entre les deux pays, sous-entendu le maintien des deux bases militaires russes en Syrie. La partie syrienne soulignant qu’elle n’excluait pas de signer des accords pour relancer la relation, à condition, toutefois, que ce soit sur une « base mutuellement bénéfique ».

La question cruciale des bases

Cependant, malgré la bonne entente affichée, les deux pays ne sont pas encore parvenus à un accord formel au sujet du maintien de la base navale militaire russe de Tartous et celle aérienne de Hmeimim. Tenant souvent des propos plus durs que son président sur la Russie, Assaad Al-Chibani a, lui, souligné après la visite que tous les accords conclus avec Moscou sous l’ancien régime étaient « suspendus et inacceptables ». Le chef de la diplomatie a aussi rappelé la volonté de Damas de voir Bachar Al-Assad extradé afin d’être jugé dans son pays. Par ailleurs, il a suggéré que Moscou paie des réparations pour les dommages que l’ancien président a causés à l’économie du pays, avec le soutien de la Russie. « La visite du président syrien par intérim à Moscou n’a pas abouti à un accord immédiat sur le maintien des bases militaires russes (…). Le seul résultat public a été la reconnaissance par Poutine des résultats des élections législatives en Syrie », constatait le 16 octobre le média indépendant russe The Insider.

Côté russe, la question du maintien des bases militaires est perçue comme cruciale. Vasily Kuznetsov précise :

Ce sont les seules dont la Russie dispose en Méditerranée. Elles offrent un atout stratégique tant en Syrie que pour tout le Proche-Orient, et même en Afrique du Nord et subsaharienne. Elles peuvent servir de relais vers le Mali, la République centrafricaine, le Soudan ou le Burkina Faso.

Perdre ces bases, comme les déclarations de Damas le laissaient entendre en début d’année, serait considéré par Moscou comme un énorme revers stratégique. Pour l’heure, les deux bases russes demeurent opérationnelles, bien qu’elles soient moins fournies en hommes et en équipement que ces dernières années. Nikita Smaguine, expert indépendant spécialiste de la politique russe au Proche-Orient, explique :

La présence militaire de la Russie en Syrie a décru, mais elle reste suffisante pour soutenir la logistique de sa politique en Afrique. Pour ce qui est de Proche-Orient, c’est plus compliqué. Là, ces bases jouent un rôle plus symbolique : contribuer à maintenir l’image de grande puissance de la Russie dans la région.

Il aurait été question aussi de la base de Qamishli, comme le rapporte la lettre confidentielle de la firme d’analyse politique russe R. Politik datée du 27 octobre :

Alors que la base aérienne de Hmeimim sert actuellement de ravitaillement pour le « corps africain » russe (qui a succédé à la milice Wagner) celle de Qamishli fait office à la fois de plage tournante logistique pour l’acheminement de matériel militaire et de plate-forme de dialogue avec les Kurdes dans une perspective d’avenir. Parallèlement la base de Qamishli complique toute opération militaire turque dans la région. (...) Le site a été renforcé par les Russes cet été (...). Si Damas décide d’exiger une paiement ou de nouvelles conditions pour l’utilisation de Hmeimim et d’autres installation, Qamishli offrirait une plate-forme de rechange.

En complément, Moscou se dit prête pour cela à fournir aussi de l’équipement militaire à Damas, mais Smaguine nuance ces affirmations officielles :

La Russie pourrait contribuer à la réparation du matériel de fabrication russe restant, hérité de l’époque d’Assad et non détruit par Israël, mais il est trop tôt pour parler de livraisons d’armes plus importantes. Moscou a elle-même besoin de systèmes de défense aérienne et d’autres armements pour ses propres besoins dans le cadre de la guerre contre l’Ukraine.

Face aux ambitions turques et israéliennes

La question de ces bases est compliquée par la situation géopolitique et sécuritaire régionale. Israël s’emploie à affaiblir et à diviser ses voisins, à commencer par la Syrie qu’il bombarde régulièrement. Le 28 février 2025, Reuters a révélé l’effort de lobbying d’Israël « aux États-Unis pour maintenir la Syrie faible et décentralisée [sous-entendu fragmentée], y compris en laissant la Russie y conserver ses bases militaires pour contrer l’influence croissante de la Turquie dans le pays ». Pour tenir debout, le régime est donc contraint de tolérer des bases militaires d’un pays honni à cause du lobbying d’un autre pays faisant tout pour l’affaiblir.

La présence armée russe pourrait cependant limiter les frappes et occupations de territoires par Israël, comme cela avait été le cas à plusieurs reprises sous Bachar Al-Assad. Dans cette optique, Damas aurait proposé à Moscou de redéployer sa police militaire dans le sud de la Syrie, afin de limiter les avancées israéliennes dans la zone démilitarisée du Golan.

Paradoxalement, dans ce contexte, la force de la Russie est son affaiblissement en Syrie. « La Russie est moins engagée, moins puissante, comparée à la Turquie, à Israël et certaines monarchies du Golfe. Ce qui fait que pour Al-Charaa, cela représente un moindre coût de traiter avec elle qu’avec ces autres pays », estime Kuznetsov. Dans un texte publié le 17 septembre 2025 par le Conseil russe des affaires internationales (RSMD, selon l’acronyme russe), un think tank proche du ministère des affaires étrangères, le chercheur Kirill Semenov spécule :

Une condition essentielle au succès des réformes indispensable au sortir de la guerre est d’empêcher tout acteur extérieur, et en particulier la Turquie, de dominer la sphère sécuritaire syrienne. Dans ce contexte, la Russie, de concert avec ses partenaires arabes (Arabie saoudite, Émirats arabes unis, Qatar et Égypte), pourrait apporter une contribution significative à l’avancement des réformes en proposant des solutions de rechange et en fournissant un cadre multilatéral pour soutenir le processus de transformation.

Pour mettre de l’huile dans les rouages diplomatiques russo-syriens, Moscou propose aussi son aide économique dans les domaines de l’énergie, de l’approvisionnement en céréales, des infrastructures portuaires ou autres. Pourtant, il n’est pas sûr que Moscou en ait les moyens financiers à l’heure de la guerre en Ukraine et du durcissement des sanctions occidentales. Peut-être se contentera-t-elle d’une aide économique plus symbolique avec l’entreprise publique Goznak qui aurait signé un contrat avec la Syrie pour l’aider à imprimer sa monnaie nationale ? La Russie le fait depuis plus de dix ans, après que les sanctions de l’Union européenne et des États-Unis ont contraint l’ancien régime à mettre fin à sa coopération avec le prestataire européen.

On ne peut donc exclure que Bachar Al-Assad et sa famille poursuivent leur vie en exil dans la vingtaine d’appartements qu’ils posséderaient à Moscou et dans ses environs, selon les révélations publiées le 12 octobre par journal allemand Die Zeit. Comme le rapporte le quotidien, Al-Assad pourra ainsi continuer à passer ses journées à jouer aux jeux vidéo et à se déplacer librement dans la capitale, sous la protection d’une société privée engagée par le gouvernement russe.

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