La résolution du Conseil de sécurité des Nations unies, adoptée pour la première fois à l’unanimité vendredi 18 décembre après presque cinq ans de guerre en Syrie — et qui prévoit une laborieuse feuille de route pour une sortie de crise par étapes de paix avec le régime — a vu le jour après trois conférences de représentants autoproclamés de l’opposition. La première s’est tenue à Damas, la deuxième dans le Kurdistan syrien et la troisième dans la capitale saoudienne, Riyad, principal soutien aux forces anti-régime. Cette résolution laisse entiers le problème du sort du président syrien Bachar Al-Assad et celui de la composition de la délégation de l’opposition aux futurs pourparlers.
Prévues en principe pour la fin janvier, les négociations de paix doivent encore faire face à de nombreux périls liés à l’évolution de la situation politico-militaire, comme l’a montré l’assassinat vendredi de Zahran Allouche, chef de l’un des plus importants groupes djihadistes, Jaish Al-Islam (L’Armée de l’islam), soutenu par l’Arabie saoudite, ainsi que douze dirigeants de sa mouvance, dans l’arrière-pays de Damas. Cet évènement constitue un choc d’autant plus potentiellement déstabilisateur que ce groupe armé était représenté à la conférence de Riyad.
Sous l’œil de Damas
La conférence de « l’opposition patriotique » qui s’est tenue à Damas avec l’agrément des autorités a regroupé quelques anciens opposants modérés, mais la majorité était issue des rangs de réformistes pro-Assad, de personnalités non révolutionnaires de la société civile, de chefs de tribus associés au gouvernement ainsi que d’autres opposants de la même tendance. Réunis sous la houlette de Sawt Al-Dakhel (La voix de l’intérieur), cette conférence a été soutenue par le régime dans le but de décrédibiliser celle de Riyad et de véhiculer l’image d’une soi-disant opposition politique regroupant des personnalités en exil soutenues par des pays étrangers. La réunion de Damas pouvait difficilement être taxée de réellement indépendante du pouvoir, nonobstant la sincérité de certains opposants. L’une des participantes les plus en vue à cette réunion, Majd Niazi, est en effet à ce point proche du gouvernement qu’elle a été discrètement écartée d’une série de négociations récentes organisées par le Kremlin.
Cette conférence a d’ailleurs attiré peu d’attention, à l’exception des médias du régime qui ont surtout mis en exergue les attaques des participants à la réunion de Riyad. L’essentiel des interventions — dont une prononcée par un diplomate iranien — a porté sur la condamnation de l’intervention étrangère en Syrie, selon le compte-rendu d’un journal appartenant à un cousin du président Al-Assad.
La contre-conférence kurde
Cette réunion mérite plus l’appellation d’« opposition » que la précédente, même si la centaine de participants avait peu de choses en commun avec ceux présents à Riyad. Il était prévu au départ qu’elle se tienne à Roumeilan, mais le choix s’est finalement porté sur un lieu près de Derik, connu sous le nom arabe d’Al-Malikiyah.
À l’instar de la réunion de Damas, cette conférence a également été organisée comme une riposte à celle de Riyad, après l’aboutissement des pressions turques sur l’Arabie saoudite pour empêcher les forces kurdes de Syrie d’y participer.
Depuis 2012, le Kurdistan syrien est sous le contrôle de groupes dirigés par le Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), basé en Irak. Ces groupes sont connus sous divers acronymes lorsqu’ils opèrent en Syrie, mais le plus récent d’entre eux — qui inclut des petits groupements arabes ou syriaques — est une organisation paramilitaire qui répond au nom de Forces démocratiques syriennes (FDS). De fait, le PKK a bien joué depuis le début du conflit syrien. Après avoir muselé ses rivaux, il bénéficie du soutien américain via le FDS tandis que d’autres groupes de sa mouvance, telle l’Union démocratique du Kurdistan (PYD), son parent syrien honni par Ankara, se coordonnent avec Moscou.
Ces groupes et partis entretiennent des relations hostiles avec l’essentiel de l’opposition arabe, y compris bien évidemment les djihadistes. Ceci est toutefois entravé par des relations tendues mais qui fonctionnent tant bien que mal avec le régime de Bachar Al-Assad. Bien qu’opposés à la plupart des participants à la conférence de Riyad, les Kurdes mériteraient d’être associés à d’éventuelles négociations de paix dans l’avenir. Toutefois, en raison de l’hostilité de la Turquie au PKK — quel que soit l’acronyme du jour — ils craignent de rester totalement exclus de tout processus.
Dès lors, afin de contrecarrer l’hostilité d’Ankara et d’assurer une participation dans des négociations de paix, que ce soit au sein de la délégation de l’opposition ou en tant que tierce partie — ce qui serait sans doute préférable —, le PKK a commencé à revoir son approche politique. Il le fait en utilisant son nouveau label de coalition FDS, incluant des non-Kurdes, ce qui lui permet de se présenter comme une alliance nationale d’opposition plutôt que comme un simple groupe ethnique. Ceci permettrait d’outrepasser le veto turc en réunissant d’autres vecteurs d’intérêt, américain, européen, russe, iranien, ainsi que le gouvernement syrien. À cette fin, la conférence de Derik a élu un organe politique de 42 membres : l’Assemblée démocratique syrienne, comprenant des Syriaques et des Arabes.
Au nombre des délégués non membres du PKK et non locaux, une grande majorité semble avoir des liens directs ou indirects avec l’opposant pacifiste et très actif qui vit en exil en France, Haytham Manna. Intellectuel de gauche et militant des droits humains, cet opposant a récemment rompu avec l’Organe de coordination nationale, une coalition modérée basée à Damas (dont le leadership s’est rapproché de Moscou, et qui a pris part à la conférence de Riyad).
Manna, rejoint par d’autres personnes en exil ou en Syrie, a depuis créé trois nouveaux organismes : son propre mouvement Qamh, le regroupement du Pacte pour la dignité et les droits, et un autre plus large, le Groupe du Caire. Ces trois mouvements étaient présents à Derik.
La conférence de Ryad
Après les hors-d’œuvre, place au plat principal : la conférence de Riyad qui s’est tenue le 10 décembre et qui fut autant acclamée que médiatisée par les organisateurs eux-mêmes, les participants et les pays soutenant l’opposition syrienne.
« Nous nous félicitons des résultats positifs de la réunion de l’opposition syrienne à Riyad », a ainsi affirmé le Département d’État dans un message qui saluait également le « groupe largement représentatif de 116 participants ».
À l’issue de la réunion, un communiqué final a été adopté, évoquant les principes des négociations futures avec le gouvernement de Bachar Al-Assad. Y figure notamment « la nature laïque de l’État syrien, sa souveraineté sur tout le territoire de la Syrie sur la base de la décentralisation administrative ».
Le document s’est également engagé en faveur d’un « mécanisme démocratique à travers un système pluraliste représentant tous les segments du peuple syrien, hommes et femmes, sans discrimination ou exclusion sur une base religieuse, sectaire ou ethnique », et organisé via « des élections justes et équitables ». Les délégués ont promis d’« œuvrer afin d’assurer (la pérennité) des institutions de l’État syrien, bien qu’il soit nécessaire de réorganiser la structure et la formation de ses institutions militaires et sécuritaires ». Le document condamne le terrorisme et souligne le rejet de « la présence de tout combattant étranger ».
Concernant les négociations à venir, les délégués ont exprimé leur engagement à s’impliquer dans un processus politique, sous la supervision de l’ONU, comme précisé dans le communiqué de la réunion du 14 novembre à Vienne qui appelle à des négociations syro-syriennes à partir de janvier 2016 et d’un cessez-le-feu dès le mois de juin. La conférence demande cependant à la communauté internationale d’« obliger le régime syrien à prendre des mesures pour prouver sa bonne volonté avant le début des négociations », en mettant fin aux exécutions, à l’attrition des populations et en libérant les prisonniers. Le début du cessez-le-feu est lié à la création d’un gouvernement de transition, tel qu’il a été prévu dans le communiqué de Genève en 2012.
À propos de la question la plus importante, la conférence a insisté sur le fait que « Bachar Al-Assad et sa clique » devront quitter le pouvoir au début de la transition, et non à la fin de la période, une exigence par la suite fortement critiquée par la Russie et l’Iran.
Enfin, les délégués se sont mis d’accord pour la création d’un Haut Comité de négociations ayant pour rôle d’élire une équipe de 15 négociateurs qui feront face à la délégation gouvernementale pour décider de l’avenir du pays. Et c’est là, bien entendu, que l’affaire s’est compliquée.
Ahrar Al-Cham se retire
Les réunions de l’opposition sont habituellement marquées par des coups d’éclat, des départs précipités, mais dans ce cas il n’y en a eu que deux. Le premier a été l’annonce de boycott à la dernière minute par Haytham Manna. Mais il était déjà évident que ses alliés se préparaient à se rendre à la conférence kurde. La plupart des participants l’ont ignoré.
Autrement néfaste a été la réaction du puissant groupe islamiste armé, Ahrar Al-Cham, le plus radical des groupes armés présents, lorsque est venu son tour de signer l’accord. Ayant déjà critiqué la participation de groupes pro-russes tels l’Organe de coordination nationale, Ahrar Al-Cham s’en est pris au document remanié dans un sens plus modéré et au Haut Comité de négociations, qu’il voyait comme un organe bourré de factions anti-islamistes, voire quasiment pro-régime.
Les groupes armés présents à la réunion — des groupes de l’Armée syrienne libre (ASL), Ahrar Al-Cham, Jaish Al-Islam et autres — poussaient pour obtenir la moitié des sièges au sein du Haut Comité. Ils n’en ont obtenu qu’un tiers, mais la majorité semblait s’en satisfaire. Cependant, alors que les discussions approchaient de la fin, vers 4 ou 5 heures de l’après-midi, Ahrar Al-Cham a publié un communiqué annonçant son retrait de la conférence. Et suscitant une vive inquiétude, car l’inclusion de ce puissant groupe armé rebelle était un des principaux objectifs de la conférence.
Différentes interprétations m’ont été fournies de diverses sources sur la chronologie et ce qui s’est réellement passé, mais il apparaît que le délégué du mouvement des Ahrar Al-Cham, Labib Nahhas, l’un des dirigeants politiques les plus connus et considéré comme un modéré, a décidé de rester à la réunion et d’assister malgré tout à la cérémonie de signature à laquelle il a apposé la sienne comme représentant du mouvement, probablement après s’être assuré de l’accord d’un ou plusieurs autres responsables.
Et ce fut le début de la confusion.
Après la diffusion par les médias de la nouvelle selon laquelle Nahhas avait signé le document, plusieurs responsables d’Ahrar Al-Cham (absents de la conférence) ont réagi en confirmant leur décision de ne pas signer. À ce stade, il apparaîtrait — mais cela n’est pas confirmé — que Nahhas n’engageait que sa propre signature alors que le leadership du groupe en Turquie et en Syrie avait opté pour le boycott. Mais d’autres éléments extérieurs auraient également joué dans la confusion dans les rangs d’Ahrar Al-Cham divisés entre faucons et colombes, et dont des dirigeants en Syrie ainsi que le front d’Al-Nosra exerçaient des pressions afin qu’ils s’excluent des négociations de paix. Dans le même temps, le leadership du groupe se trouvait sous la pression de leurs parrains étrangers qui tenaient à leur participation au processus de paix de l’ONU, faute de quoi le mouvement se retrouverait sur la liste noire des groupes terroristes.
Malgré l’incertitude ambiante, il ne fait pas de doute qu’un départ du groupe constituerait un revers pour ceux qui souhaitent qu’une délégation unie et crédible émerge de la réunion de Riyad.
Le Haut Comité de négociations
Aux dernières nouvelles, et bien que rien ne soit encore définitif, le Haut Comité serait composé de 34 membres. Sur ce nombre, neuf sont issus de la Coalition nationale, principale plateforme des opposants politiques en exil, tels son président actuel, Khaled Khodja, son prédécesseur George Sabra, des vétérans de l’opposition comme Riad Seif et Souheir Al-Atassi, Mohammad Farouk Tayfour pour les Frères musulmans, le politicien kurde Abdelhakim Bachar et l’ancien premier ministre Riad Hijab.
Cinq autres membres sont issus de la petite organisation rivale et plus modérée, la Coordination nationale, qui compte dans ses rangs Safwan Akach, politicien communiste et secrétaire général du groupe, ainsi que les vétérans nassériens dissidents Mohamed Hejazi et Ahmed Al-Esraoui. Neuf autres sont classés indépendants bien que plusieurs d’entre eux soient liés à des groupes politiques. On y trouve Louay Hussein, figure alaouite de l’opposition laïque, emprisonné en 2014 pour avoir prédit la chute de Bachar Al-Assad et qui est à la tête du Mouvement pour la construction de l’État syrien, un petit groupe pacifiste, ainsi que Ahmad Jarba, ancien président de la Coalition nationale ayant des liens étroits avec l’Arabie saoudite.
Enfin, onze membres appartiennent aux groupes rebelles armés, contre six lorsque la conférence a commencé, mais on ignore encore comment leurs sièges seront effectivement distribués. Plusieurs noms ont déjà été mentionnés, comme celui de Zahran Allouche, qui vient d’être tué, et de Labib Nahhas. Mais il faudra désormais tenir compte des incertitudes de plus en grandes liées à l’évolution de la situation politique et militaire et de la partie qui se joue en ce moment, notamment après la mort du chef de la puissante Armée de l’islam.
À cette liste s’ajoutent des représentants de factions de l’ASL, incluant apparemment Bachir Menla du bataillon Jabal Turkman et Hassan Hadj Ali de la brigade de Souqour Al-Jabal.
Dans l’attente de la liste définitive, plusieurs problèmes se distinguent, parmi lesquels le fait qu’un seul Kurde se trouve élu au Haut Comité des négociations. Il s’agit d’Abdelhakim Bachar, un dirigeant de la Coalition nationale très lié au Parti démocratique kurde (PDK) d’Irak et qui soutient son Conseil national kurde.
Militant de la cause nationale kurde depuis des décennies, Abdulbaset Sieda exprime la déception de sa communauté en affirmant qu’il est « totalement inacceptable qu’un seul Kurde siège au sein d’un Comité de 33 ou 34 membres ». Sieda en fait porter la responsabilité en partie au fait que le CNK n’ait pas tenté d’envoyer sa propre délégation à la conférence de Riyad.
« Chaque délégation avait la possibilité de nommer ses propres représentants après avoir négocié un nombre de sièges au sein du Haut Comité des négociations. La coalition nationale s’est retrouvée avec neuf sièges à sa disposition ; donc nous avons tenté un ticket pluraliste en s’assurant de la nomination d’un Kurde, un alaouite, un chrétien, un Frère musulman etc. Parmi les neuf, nous avons désigné Abdelhakim Bachar. »
« La délégation de l’Organe de la coordination nationale à Riyad comprenait aussi un membre kurde, Khalaf Dahoud — lié au PYD —, mais on ne l’a pas mis dans le quota de cinq personnes. J’ignore pourquoi. De même, il y avait des Kurdes parmi les indépendants, mais là non plus il n’y a pas eu de Kurdes sur ce ticket car ils étaient issus de groupes différents et il leur était impossible de décider à l’avance qui siègerait au sein des huit ou neuf sièges, ce qui aurait nécessité des votes internes », selon Sieda.
Étant donné qu’il appartient au Haut Comité des négociations de nommer la délégation qui doit discuter avec le gouvernement, il nous reste à espérer qu’il y aura un Kurde parmi les négociateurs, a-t-il dit sans cacher sa déception.
Pour l’heure cependant, le Haut Comité des négociations est très majoritairement arabe, malgré la présence de deux Turkmènes dissidents (Khaled Khodja et Bachir Menla). D’autre part, il y a aussi des représentants des principales minorités religieuses, dont des alaouites (comme Monzer Makhous), des chrétiens (Hind Kabawat), et des druzes (Yahya Qodmani). Les tribus bédouines sont aussi représentées, Salam Al-Meslet étant une importante figure de la tribu des Jabbour et Ahmad Jarba, un des chefs de la confédération orientale des Chammar.
Quant à la regrettable sous-représentation des femmes, à l’exception, pour autant que je sache, de Hind Kabawat et Souheir Al-Atassi, cela tient au rôle qui leur est imparti dans les affaires politiques en Syrie, mais pas seulement dans ce pays.
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