Technion, université d’élite des étudiants-soldats en Israël

Les universités sont généralement considérées comme des institutions indépendantes, des lieux privilégiés favorisant les échanges intellectuels et la libre critique. Mais elles peuvent également faire partie d’un complexe militaro-industriel et contribuer ainsi à des activités répréhensibles, voire susceptibles de conduire leurs dirigeants devant des tribunaux pour crimes de guerre. Tel est le cas de l’Institut de technologie Technion, en Israël.

Technion, faculté d’ingénierie industrielle et de management.
Alex Jilitsky,16 mars 2009.

« Cet été, Israël est de nouveau contraint de se défendre face à un feu roulant de missiles visant des populations civiles. Une nouvelle fois, le système de défense anti-missiles “Dôme de Fer” a épargné d’innombrables vies civiles. “Dôme de Fer” a été développé par les excellents ingénieurs de Rafael Advanced Defense Systems, dont la plupart sont des diplômés du Technion. En outre, un vaste réseau de tunnels de la terreur, dont beaucoup menaçaient directement des enfants, des femmes, des hommes israéliens non armés, a été découvert et neutralisé. Dans ce domaine également, les scientifiques du Technion sont partie intégrante de l’effort pour mettre l’innovation scientifique en mesure de déjouer cette menace ». Ainsi s’exprimait au mois d’août 2014 Peretz Lavie, président de l’Institut israélien de technologie Technion situé à Haïfa, dans la newsletter de l’université.

Comme le laisse voir l’emphase martiale du propos, la participation du Technion à la guerre d’occupation tend à effacer chaque jour un peu plus la démarcation entre société civile et société en armes — et contribue à ruiner les chances d’une paix négociée au Proche-Orient. Le triomphe du concept de l’« étudiant-soldat » ne fait qu’exacerber encore plus le double clivage de la société israélienne : le clivage interne entre juifs et non juifs et le clivage entre Israël et son environnement géopolitique, dont bien sûr la Palestine occupée.

De fait, les idéaux du Technion n’ont plus grand-chose à voir avec ceux d’une institution universitaire ordinaire. Le raidissement se reflète tout d’abord dans sa composition : le Technion est l’université israélienne comptant la proportion la plus élevée d’étudiants et de professeurs militaires, anciens militaires ou réservistes. Selon Arnie Ludwick et Gary Goldberg, présidents de Technion Canada (l’une de ses associations de promotion dans le monde), on y trouve même le plus haut pourcentage d’étudiants réservistes appartenant « à la fois à l’élite académique du Technion et à l’élite militaire de l’Israel Defense Force (IDF) »1.

500 000 dollars pour les soldats à Gaza

L’Institut polytechnique du Technion est à l’origine une université publique de recherche, fondée en 1912 à Haïfa au temps de l’empire ottoman. Elle compte à l’heure actuelle un peu plus de 13 000 étudiants. Elle aurait pu (aurait dû) être un sanctuaire des valeurs universelles de la science, fonctionnant comme une université d’excellence également ouverte à tous les étudiants vivant sur le territoire de la Palestine de 1948. Elle n’a cependant pas échappé à la lame de fond nationaliste qui a marqué la société israélienne ces dernières décennies. Elle en est même, à bien des égards, le fer de lance technologique.

À l’occasion de l’opération militaire israélienne Bordure Protectrice qui a causé la mort d’environ 2 200 Palestiniens (dont 2/3 de civils), le Technion a levé plus de 500 000 dollars d’aide privée pour ceux de ses étudiants — un peu plus de 600 — qui faisaient la guerre à Gaza cet été2. Cet engagement en faveur des étudiants-soldats n’est d’ailleurs pas l’apanage du secteur privé. Au niveau le plus officiel, les mesures se sont multipliées pour accorder toujours plus d’avantages universitaires aux jeunes ayant servi dans l’armée. L’une des dernières en date (2010), l’amendement n° 12 à la loi sur la réintégration des soldats libérés du service, stipule que pour peu qu’ils soient résidents d’une « zone de priorité nationale », ils bénéficient d’un compensation package. Ces « compensations » incluent une participation à leurs frais d’inscription universitaire, une année propédeutique gratuite et des avantages additionnels, comme le logement universitaire. Certaines associations de défense des droits des Palestiniens citoyens d’Israël font remarquer que puisque ces derniers, pour des raisons évidentes, n’effectuent pas de service militaire, ils sont automatiquement exclus de ces avantages et donc défavorisés3.

Collaboration à l’occupation

Le problème est à la fois plus grave et plus général : c’est l’université israélienne elle-même qui, par sa participation au quadrillage carcéral des territoires occupés ainsi qu’aux opérations punitives récurrentes à leur encontre, pourrait bien se rendre coupable de complicité de crimes de guerre devant une cour de justice4. Au plan idéologique, elle est un facteur important du délétère statu quo actuel, en maintenant la fiction d’un État en danger, protégé du « feu roulant des missiles » par l’ingéniosité de ses étudiants-soldats.

La collaboration du Technion avec Elbit Systems, l’entreprise d’armement et de fabrication de drones la plus importante d’Israël, est active. En 2008, Elbit s’est officiellement engagé à offrir des bourses à des étudiants-chercheurs du Technion à hauteur de 500 000 dollars par an pendant cinq ans5. Son emblématique président entre 1996 et 2013, Yossi Ackerman, a d’ailleurs reçu un doctorat honoris causa du Technion, tandis que Haim Russo, qui dirige une branche d’Elbit spécialisée dans l’équipement militaire, a été nommé au directoire6. Un laboratoire conjoint Technion-Elbit dédié à la vision artificielle7 met au point les technologies employées par les drones pour la surveillance du mur « de séparation » en territoire palestinien occupé et celle des colonies. La violation du droit international est bien sûr totale.

De même, Technion est liée au conglomérat d’État Rafael Advanced Defense Systems Ltd, l’une des plus grandes entreprises d’armement israéliennes : même interpénétration des structures, même mobilité des individus de l’une à l’autre, même influence des choix militaires sur l’orientation de la recherche que dans le cas d’Elbit. De nombreux anciens élèves de Technion travaillent chez Rafael8 et il existe un MBA conçu spécifiquement par Technion pour les managers de Rafael9. Enfin, Rafael a lancé en 2013 un appel d’offre pour recruter 150 étudiants du Technion, appelés à diriger les recherches en armement de l’avenir. Il est prévu qu’ils partagent leur temps d’étude entre Rafael et le Technion10.

Un double langage

Dans un communiqué du Technion de 2009 rapidement disparu de la Toile — mais que l’on peut retrouver grâce à web.archiv11 — on pouvait lire : « Dans un très proche avenir, l’armée de défense israélienne (IDF) commencera à utiliser un bulldozer D-9 télécommandé, mis au point ces dernières années par les experts du Technion. Ce bulldozer viendra épauler une jeep Hummer sans pilote télécommandée, elle aussi mise au point par le Technion ». Le document précise que, d’après les spécialistes militaires, « ce développement innovant rendra le bulldozer capable d’être télécommandé sous le feu par un pilote demeurant hors d’atteinte. À l’heure actuelle, les conducteurs de bulldozer courent de grands risques lorsqu’ils démolissent des bâtiments où des terroristes se dissimulent ou lorsqu’ils essaient d’ouvrir des routes ».

Comme toutes les institutions israéliennes engagées dans des partenariats avec l’étranger12, le Technion, peut être sous la pression de la campagne internationale Boycott, désinvestissement et sanctions (BDS), est passé maître dans l’art du double discours. Sur les prospectus destinés à l’international, il vante son ouverture, ses pelouses vertes et ses étudiants décontractés, voire un pourcentage non dérisoire (à l’aune des standards nationaux) d’étudiants palestiniens citoyens d’Israël, quand, par ailleurs, il bénéficie de financements externes, de crédits de recherche et d’un terrain d’expérimentation qui permettent ensuite d’exporter le savoir-faire israélien dans plus de 70 pays13.

Le Technion, ses professeurs, ses chercheurs et ses étudiants sont devenus des rouages essentiels d’une politique dure israélienne, justifiant les appels internationaux de plus en plus nombreux au boycott académique de cette institution14.

1The Scope, newsletter de la Canadian Technion Society, été 2006.

2Communiqué du Technion du 3 septembre 2014 publié sur sa page Facebook.

3Voir le site d’Adalah, le centre juridique pour les droits de la minorité arabe en Israël.

4Le droit international considère que la fourniture d’armes et de matériels à l’auteur d’un crime de guerre ou d’un crime contre l’humanité revient à aider et encourager la perpétration du crime et donc à engager la responsabilité pénale du fournisseur en tant que complice (art. 25 § 3 et 30 du Statut de la Cour pénale internationale ; tribunal spécial pour la Sierra Leone, jugements des 16 mars 2006, § 40 et 26 avril 2012, § 149).

5Communiqué d’Elbit Systems du 15 juin 2008.

7Communiqué d’Elbit Systems, du 15 juin 2008.

8En 2011, sur les 6 500 employés de Rafael, 2 000 sont des anciens du Technion, auxquels il faut ajouter 350 étudiants.

9Communiqué du Technion du 7 janvier 2001 : « Technion MBA Program Delivered In-House to 40 Rafael Managers. »

10Yuval Azulai, « Rafael hiring 150 Technion students », 1er janvier 2013, Israel Global Arena.

12Dernièrement, par exemple, avec l’École polytechnique française. Une pétition contre les accords conclus entre l’École et le Technion en 2013, lancée le mois dernier par l’Association des universitaires pour le respect du droit international en Palestine (Aurdip), a recueilli en deux semaines plus de 600 signatures, essentiellement parmi les chercheurs, enseignants, élèves et anciens élèves de l’École polytechnique.

13Rania Khalek, « Une conférence israélienne sur le drone expose les armes qui ont servi à tuer les enfants de Gaza », The Electronic Intifada, 18 septembre 2014, traduction pour l’Aurdip.

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