Toxicomanie. La septième plaie de la Syrie

La décennie de guerre en Syrie a profondément bouleversé la société. Outre les morts, la violence, le ressentiment et les fléaux économiques, la santé mentale est un enjeu central qui obère la reconstruction. Or, la toxicomanie touche de plein fouet un pays déjà dévasté. Là comme ailleurs, une solution autre que répressive est nécessaire.

L'image montre une route qui s'étend à l'horizon, traversant un paysage désertique. De chaque côté de la route, il y a des champs secs aux teintes jaunâtres. En arrière-plan, un grand mur au look usé et décoloré s'élève, présentant des traces de peinture écaillée et des taches, probablement en raison de l'humidité ou de l'érosion. Le ciel au-dessus est d'un bleu vif, contrastant avec les teintes terreuses du sol et du mur. L'ensemble de la scène évoque une atmosphère de solitude et d'abandon.
Tammam Azzam, The road, photomontage 2015

En Syrie, les populations meurtries par la guerre et l’effondrement économique sont désormais confrontées à une épidémie de toxicomanie. La vague qui a commencé sur les champs de bataille et dans les casernes a maintenant déferlé dans les boîtes de nuit, les foyers et les salles de classe. Dans les régions durement touchées, elle érode un tissu social déjà en lambeaux, alimentant la dissolution des familles en même temps que la criminalité et l’exploitation sexuelle.

Elle déborde également au-delà des frontières de la Syrie, dans une région proche-orientale plus vaste en proie au désespoir. La réaction frénétique de la communauté internationale n’a guère permis d’endiguer ce flux. En effet, toute solution à cette crise régionale doit commencer à l’intérieur de la Syrie, que les donateurs étrangers sont plus désireux de quitter que de réinvestir. Elle doit également aller plus loin que des mesures de répression sécuritaires et s’attaquer aux problèmes sociaux et économiques qui sont au cœur du problème.

La stigmatisation se dissipe

Dans les années 2000, la consommation de drogue était confinée aux marges syriennes. « La drogue était présente avant la guerre, mais seulement dans certains quartiers », se souvient une femme de la classe moyenne âgée d’une trentaine d’années, originaire de la ville centrale de Homs. « Autour de moi, ce n’était même pas un sujet de discussion ». Une cinéaste des environs de Damas abonde dans le même sens : d’après son expérience, le haschich1 était l’apanage des groupes libéraux et branchés, des groupes de rock aux travailleurs du secteur de la technologie. À l’autre extrémité du spectre social, les jeunes hommes des quartiers pauvres traînaient au coin des rues et consommaient des pilules comme le tramadol, un analgésique qui crée une dépendance et qui est en vente libre. Alors que d’autres Syriens se tournaient vers des produits pharmaceutiques comme le xanax pour gérer leur anxiété, l’usage récréatif était rare et tabou.

Cette stigmatisation a commencé à se dissiper dans la ferveur révolutionnaire de 2011. Le haschich s’est banalisé et a été rendu disponible, en particulier chez les jeunes laïques et de gauche. Avec l’escalade du conflit, de nombreux membres de ces cercles ont fui vers le Liban, où les drogues récréatives circulaient depuis longtemps beaucoup plus librement qu’en Syrie. Cette pollinisation croisée a sans doute contribué à accélérer l’évolution vers une plus grande acceptation sociale.

Pendant ce temps, sur le champ de bataille de plus en plus vaste de la Syrie, une autre série de drogues était en train de se répandre. Alors que la violence s’intensifiait, les factions distribuaient des stupéfiants pour maintenir les combattants en état d’alerte. Le captagon, une amphétamine qui crée une dépendance, est devenu l’une des drogues préférées de la ligne de front. Bien que de nombreuses personnes en dehors de la Syrie aient fini par l’associer à l’Organisation de l’État islamique, il est considéré comme tout aussi vital pour les forces pro-gouvernementales.

« Les dirigeants nous donnaient du captagon gratuitement pour que nous puissions nous battre toute la nuit », a déclaré un ancien combattant d’une milice loyaliste, qui lutte aujourd’hui contre son addiction. « De 2013 à 2018, nous prenions tous de la drogue plus souvent que nous ne recevions de repas chauds. »

De nombreux habitants affirment que l’afflux de combattants étrangers a accéléré la vague de toxicomanie. « Les miliciens étrangers ont développé le commerce de la drogue en Syrie », explique un enseignant de la banlieue de Damas, qui a vu la consommation et le trafic de drogue s’immiscer dans son école. Certains tiennent l’Iran pour responsable de l’apparition, ces dernières années, de la méthamphétamine, un stimulant qui crée une forte dépendance. D’autres accusent le groupe armé libanais Hezbollah, réputé pour s’être taillé une place lucrative dans la contrebande de biens et de personnes entre la Syrie et le Liban. De telles accusations sont répandues, bien qu’il soit difficile d’en trouver les preuves.

La criminalité en temps de paix

Si l’escalade de la guerre a alimenté le boom de la drogue en Syrie, le déclin des affrontements armés n’a rien fait pour l’arrêter. C’est même le contraire qui s’est produit. En 2018, une série de victoires gouvernementales — d’abord dans la Ghouta orientale, puis à Deraa et enfin dans le nord de Homs — a fait pencher la balance en faveur de Damas. Au fur et à mesure que les combats s’apaisaient, les distributions de drogue diminuaient également. Mais à ce stade, de nombreux combattants étaient déjà accros. Cela a donné naissance à un marché en pleine expansion, comme le rappelle un jeune homme qui a été recruté comme revendeur : « Après l’arrêt des combats en 2019, tous ces miliciens ont cessé de recevoir de la drogue gratuitement et ont dû commencer à en acheter auprès des revendeurs locaux. Le marché est devenu très actif. »

Le ralentissement des combats n’a pas seulement apporté des clients à un commerce florissant : il a aussi produit ses propres entrepreneurs. Pour les combattants qui avaient passé des années à piller les zones conquises, le commerce des stupéfiants est devenu comme une suite logique. Un administrateur d’école de Sweida — dont la situation à la frontière jordanienne en fait un point névralgique pour le trafic de drogue — explique cette transition :

Après l’arrêt des combats, les miliciens n’avaient plus assez d’argent pour acheter leur drogue. Ils se sont donc lancés dans la criminalité en temps de paix : contrebande de stupéfiants, contrebande de carburant, enlèvements contre rançon.

Cette transition a également profité à des factions entières, des deux côtés du conflit. Des chefs de milice entreprenants se sont taillé une place dans la nouvelle économie de la drogue : « On ne peut pas vraiment dire si un trafiquant de drogue était à l’origine avec ou contre le gouvernement », explique un père de famille du gouvernorat de Deraa, qui, comme Sweida, se trouve en première ligne de la crise de la drogue en Syrie. « Certains anciens rebelles sont devenus des miliciens pro-gouvernementaux et, à l’heure actuelle, tous les camps vendent de la drogue. »

En effet, la croissance rapide de l’industrie est due en grande partie au fait que presque tout le monde semble dans le coup. Fréquemment, les Syriens désignent comme responsables autant les gangs locaux que les hauts fonctionnaires. Un avocat de la Syrie contrôlée par le gouvernement a fait part d’une opinion aussi répandue qu’invérifiable : « Avant la guerre, les trafiquants de drogue étaient méprisés. Aujourd’hui, ils boivent le thé avec les responsables de la sécurité dans leurs bureaux ! »

« Les milices s’installent près des lycées pour attirer les adolescents avec de la drogue bon marché »

Si les groupes armés sont au cœur du commerce, la toxicomanie et ses effets d’entraînement se sont rapidement propagés dans la société. « La consommation de drogue s’est répandue comme une traînée de poudre », explique l’enseignant de la banlieue de Damas. Cette contagion a commencé pendant la guerre. Les jeunes combattants, qui disposaient d’un stock régulier de pilules ou de haschich, le partageaient avec leurs pairs civils. « Les adolescents recevaient de la drogue gratuitement et la distribuaient à leurs amis ». Mais cet effet secondaire du conflit s’est ensuite transformé en stratégie commerciale en temps de paix : « Les milices s’installent près des lycées pour attirer les adolescents avec de la drogue bon marché », explique l’enseignant de Sweida : « Elles recrutent également des étudiants pour les vendre à leurs camarades de classe. »

La descente dans la misère de la Syrie a grandement facilité la recherche de jeunes clients. Les traumatismes sont nombreux et les perspectives bien sombres. Les parents sont souvent accaparés par les luttes quotidiennes et les réseaux familiaux ou de voisinage se sont effondrés. Par conséquent, de nombreux jeunes n’ont pas besoin d’être convaincus pour s’auto-médicamenter : « Les jeunes s’évadent en buvant et en fumant du haschich », explique une jeune femme de 23 ans à Damas. Ces mécanismes d’adaptation, ajoute-t-elle, ont dépassé les cercles laïques pour s’étendre aux cercles religieux conservateurs, où ils auraient été autrefois l’objet d’anathème : « Même de nombreuses personnes très religieuses fument du haschich. »

Les difficultés ne poussent pas seulement les gens à prendre de la drogue, mais aussi à la vendre. Le jeune homme qui a été recruté comme dealer explique son parcours :

Je gagnais cinq dollars par jour en travaillant dans le bâtiment de 8h à 18h. Pour vendre de la drogue, un chef de milice m’a proposé 30 dollars par jour et m’a offert une moto et un pistolet. J’ai accepté, car j’avais besoin d’acheter des médicaments pour ma mère malade. C’est mon cas, mais des milliers de personnes en Syrie ne mangent pas à leur faim, les associations caritatives manquent de nourriture et les pères sont prêts à tout pour nourrir leurs enfants.

À mesure que le trafic et la toxicomanie se répandent, les histoires sur la criminalité alimentée par la drogue et d’autres maux sociaux se multiplient. Bien des Syriens insistent sur le fait que les stupéfiants accélèrent l’effondrement du tissu social de nombreuses façons, en particulier dans les régions où la drogue est la plus répandue : « J’ai rencontré de jeunes femmes qui vendent des services sexuels pour acheter de la drogue », déplore un médecin de Sweida. « Les jeunes hommes volent les bijoux de leurs mères. Les pères se droguent et frappent leurs femmes et leurs enfants. »

Au lieu de les aider, « nous les emprisonnons »

Le plus inquiétant est peut-être que la Syrie dispose de très peu d’infrastructures pour gérer cette crise. Le secteur de la santé mentale du pays était déjà sous-développé avant la guerre, et il s’est encore érodé dans un contexte de fuite incessante des cerveaux. « La Syrie n’a pas de psychologues spécialisés dans le traitement de la toxicomanie », affirme le médecin de Sweida, sans doute avec un brin d’exagération. « Ces personnes ont besoin d’une aide médicale. Au lieu de cela, nous les emprisonnons souvent. »

En l’absence d’infrastructures de traitement formelles, les liens sociaux informels — entre les familles, les quartiers et les écoles — peuvent contribuer à empêcher les jeunes d’être happés par la vague. L’enseignant de Sweida explique :

Les enseignants sont attentifs aux signaux, par exemple, si un élève est souvent malade, fatigué ou ne fait pas ses devoirs. Ils en informent alors la famille pour discuter de ce qui se passe et des personnes avec lesquelles l’élève passe du temps. S’ils craignent que l’élève ne se drogue, ils commencent à être plus attentifs.

Mais cette attention n’est pas toujours au rendez-vous. Les classes sont surchargées, les enseignants et les parents sont souvent débordés par la vie quotidienne. Certains parents en concluent que la meilleure solution est de déménager. « Je connais des familles qui ont déplacé leurs enfants d’une école à l’autre pour les éloigner de la drogue », explique l’enseignante de Sweida. D’autres ont déménagé à Damas. Plusieurs interlocuteurs se sont fait l’écho de ce point de vue : une famille a déménagé de Deraa à la capitale, tandis qu’une autre a essayé de changer d’école dans la banlieue de Damas. Mais beaucoup n’ont pas les moyens d’ainsi déménager. Les plus vulnérables sont donc laissés à eux-mêmes pour subir ce nouveau fléau, qui s’ajoute à ceux qui l’ont précédé.

Pas de solution militaire

Laissé libre, le trafic de drogue en Syrie s’est propagé dans toute la région. Soucieux d’endiguer ce flux, les États arabes ont cherché à obtenir des autorités syriennes qu’elles scellent les frontières du pays. Dans le cadre de cette initiative, les puissances régionales ont mis fin, en 2023, à la suspension de Damas de la Ligue arabe, qui durait depuis 12 ans. Cette tentative s’est avérée vaine — ce qui n’est pas surprenant, étant donné que la drogue fait partie intégrante de l’économie brisée de la Syrie. En outre, ce secteur est devenu tellement tentaculaire et sophistiqué qu’il n’est pas certain que Damas puisse le maîtriser, même s’il le souhaitait. Frustrée par l’absence de progrès, la Jordanie voisine a décidé de bombarder les itinéraires supposés de contrebande dans le sud de la Syrie : une escalade désespérée et inutile, qui a peu de chances d’endiguer le trafic de drogue, même au prix de vies civiles.

Cette approche frénétique évoque les crises de la drogue ailleurs dans le monde, surtout aux États-Unis où des décennies de « guerre contre la drogue » ont fait des ravages dans les communautés pauvres sans jamais atteindre leurs objectifs. Ces parallèles sont porteurs d’enseignements importants, notamment le fait qu’il n’est pas possible de lutter contre une vague de toxicomanie par des moyens militaires.

En effet, il y a beaucoup à faire pour aider la Syrie et les pays voisins à gérer cette crise, en particulier en augmentant massivement le soutien aux traitements de l’addiction, aux centres de réhabilitation, aux campagnes de sensibilisation et, plus généralement, aux soins de santé mentale. Jusqu’à présent, ces mesures de bon sens ont été quasi absentes des discussions sur le trafic de drogue en Syrie. Elles se concentrent sur les moyens de contenir les débordements, plutôt que d’aider la société à s’attaquer au problème à la racine. Le risque est grand de perdre de nombreuses années avant de réaliser que cela ne fonctionnera pas en Syrie, pas plus qu’ailleurs. À l’inverse, il est sans doute permis d’espérer gagner du temps en commençant à lutter dès maintenant là où il le faut.

1NDLR. Résine de cannabis

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