Transfert de population. Le projet Madagascar, solution initiale du « problème juif »

Le nettoyage ethnique de la bande de Gaza proposé par Donald Trump rappelle le projet des dirigeants nazis d’expulser les juifs européens à Madagascar, première étape de leur extermination.

L'image représente un carrefour avec plusieurs panneaux de signalisation. Au centre, une figure humaine semble accroupie et triste, assise au pied d'un poteau qui a des panneaux indiquant "GO" ainsi qu'un autre "STOP". L'une des indications est marquée "NON ARYEN", suggérant une exclusion. À l'arrière-plan, on peut voir un panneau indiquant "EVIAN CONFERENCE", ce qui renvoie à la conférence de 1938 sur les réfugiés juifs. L'ensemble illustre le dilemme et le désespoir face à l'absence de solutions pour les personnes rejetées.
États-Unis, 3 juillet 1938. Dessin publié dans le New York Times à l’occasion de la conférence d’Évian (6 au 16 juillet 1938), sous le titre «  La conférence d’Evian le guidera-t-elle vers la liberté  ?  »
Mémorial de la Shoah/CDJC

La plupart des observateurs ont balayé d’emblée le projet de « Riviera à Gaza » formulé par Donald Trump, début février 2025, en présence de Benyamin Nétanyahou : selon eux, il serait impossible de le réaliser, pour des raisons politiques et techniques. Irréaliste, cette transformation de la bande de Gaza n’a-t-elle pas pour principal objectif de matérialiser le nettoyage ethnique prôné par le premier ministre israélien et ses alliés suprémacistes ?

Voilà qui rappelle le projet Madagascar sur lequel ont travaillé des dirigeants nazis durant l’été 1940 : le « transfert » des juifs européens dans cette colonie d’une France vaincue ne représentait-il pas le moyen d’introduire une « solution initiale de la question juive » ?

Peu d’historiens prétendent encore aujourd’hui qu’une ligne droite aurait mené de Mein Kampf à Auschwitz. À peine arrivés au pouvoir, les nazis s’en sont pris effectivement aux juifs. Du premier boycott — d’ailleurs un fiasco — du 1er avril 1933 à la Nuit de cristal du 9 novembre 1938, des lois de Nuremberg de septembre 1935 à l’« aryanisation » des entreprises en 1937 et aux ultimes interdictions professionnelles de 1939, une escalade ininterrompue scande l’exclusion des juifs de la société allemande. Mais, jusqu’à la guerre, avec l’entrée de la Wehrmacht en Pologne, Berlin raisonne en termes d’expulsion des juifs — y compris vers la Palestine, sur la base d’un accord conclu dès août 1933 par l’Agence juive 1 avec le gouvernement du chancelier Hitler.

Les lois de Nuremberg introduisent un carcan juridique — et non plus religieux — pour les juifs d’Allemagne, qui perdent ainsi à la fois leur citoyenneté allemande et leurs droits fondamentaux. Cette discrimination vise aussi les Tsiganes et les Noirs.

Échec de la conférence d’Évian

L’invasion de l’Autriche en mars 1938 et, un mois plus tard, son annexion par le Reich accroissent considérablement l’afflux de migrants juifs d’origine allemande et autrichienne aux États-Unis, dont la loi Johnson-Reed (1924) ne prévoit pour eux que 27 000 visas par an. C’est pourquoi le président Franklin Delano Roosevelt décide de convoquer une conférence internationale sur la « question des réfugiés », en collaboration avec la Société des nations (SDN). Mais le pays hôte de cette dernière, la Suisse, refuse de l’accueillir, et c’est ainsi qu’Évian en est chargée du 6 au 16 juillet 1938. Les États-Unis informent les États invités qu’aucun d’entre eux ne sera contraint de recevoir des réfugiés. Tour à tour, l’Italie et l’URSS déclinent l’invitation. Finalement, trente-deux pays, dont vingt Latino-Américains, répondent à l’invitation, mais un seul accepte d’accueillir des réfugiés, en échange d’un financement international : la République dominicaine.

Titulaire depuis 1923 du mandat palestinien, le Royaume-Uni y exclut l’accroissement de l’immigration juive, de crainte de protestations arabes. La France invoque la même préoccupation avec l’Algérie et d’autres territoires d’outre-mer. Invitée à assister à la conférence et à s’y exprimer lors d’une sous-commission, l’Agence juive est représentée par Golda Meïr, future première ministre d’Israël. Elle écrira dans ses Mémoires 2 :

Être assise dans ce hall magnifique et devoir écouter chacune des trente-deux nations se lever tour à tour pour expliquer combien elles étaient affligées par le sort des malheureux juifs persécutés et combien elles auraient tellement voulu leur venir en aide mais qu’à leur grande tristesse elles ne voyaient vraiment pas comment faire pour intervenir, est une expérience terrible et il m’est difficile d’exprimer la colère, la frustration et l’horreur qui m’ont envahie. 3 

Les États présents à Évian vont jusqu’à éviter de nommer les juifs allemands et de qualifier la politique de Berlin à leur égard. Seul résultat de la conférence, la création du Comité intergouvernemental pour les réfugiés (CIR) dissimule mal l’échec de cette ultime tentative pour permettre aux juifs allemands et autrichiens d’échapper au sort que leur prépare le régime nazi…

Un transfert déjà proposé par la France et la Pologne

D’autant qu’avec l’invasion de la Pologne le 1er septembre 1939, la « question juive » n’a plus rien de théorique. Au demi-million de juifs du grand Reich s’ajoutent plus de 3,5 millions de juifs polonais, que les autorités d’occupation entreprennent de ghettoïser. Gouverneur du Gouvernement général des territoires polonais occupés, le juriste Hans Frank ne cessera de peser sur Berlin en faveur d’une « solution finale du problème ». En attendant, Berlin envisage un transfert de 4 millions de juifs européens vers la colonie française de Madagascar.

Ce projet avait déjà été évoqué dès 1936 par la Pologne, puis par la France en 1937. À l’origine, l’île devait permettre pour Varsovie et Paris d’y mettre en sécurité les juifs européens. Les Polonais organisent même une commission pour préparer l’opération et envoient une délégation sur place. Mais ce plan est définitivement refusé par le ministre français des colonies Georges Mandel. Le ministre allemand des affaires étrangères, Joachim von Ribbentrop est alors informé du projet par Varsovie. Lequel fait l’objet d’un mémorandum allemand le 3 juin 1940 : ce document est transmis à Heinrich Himmler, puis à Adolf Hitler, qui en discutera même avec Benito Mussolini.

Déclencher le génocide

Pour Berlin, il ne s’agit pas de mettre les juifs européens en sécurité, mais au contraire de déclencher leur génocide, d’abord pendant la traversée, puis sur place. En fait, les Einsatzgruppen (groupes de tuerie mobile) commencent déjà en Pologne leur œuvre de mort, puis, à partir du 22 juin 1941, en Union soviétique : c’est ce qu’on appellera la « Shoah par balles ». Près d’un million de juifs y succomberont avant que Hitler n’informe, mi-décembre 1941, les préfets nazis (Gauleiter) de sa décision de lancer l’extermination industrielle des juifs. Fin janvier 1942, la conférence de Wannsee à Berlin coordonne la participation de l’ensemble des institutions étatiques nazies au judéocide.

Le « projet Madagascar » avortera définitivement pour une raison simple : contrairement aux attentes de Hitler, la Blitzkrieg (guerre éclair) ne contraint pas le Royaume-Uni à capituler. Faute d’avoir conquis la maîtrise des mers, l’Allemagne doit renoncer à affréter les navires nécessaires pour déporter les juifs du Reich et de Pologne dans cette île française.

Pour la plupart des historiens, le judéocide commence dans l’Union soviétique occupée, lorsque la Wehrmacht et les Einsatzgruppen exterminent non seulement les hommes juifs, mais aussi les femmes et les enfants. Puis ils font appel aux camions à gaz utilisés lors de la tuerie des handicapés (de 1939 à août 1941)4, et enfin aux chambres à gaz — les premiers tests datent de novembre-décembre 1941 à Chelmno et Auschwitz, puis dans les autres centres d’extermination : Belzec, Sobibór, Treblinka, Majdanek et Natzweiler-Struthof…

Le 4 octobre 1943, à Posen en Pologne, devant un groupe de dirigeants de la SS, Heinrich Himmler, parlera ouvertement de la « solution finale » :

 Je parle maintenant de l’évacuation des juifs, de l’extermination du peuple juif. C’est une de ces choses qu’il est facile de dire : Le peuple juif sera exterminé, dit chaque camarade du Parti. C’est assez clair, c’est dans notre programme : l’élimination des juifs ; c’est ce que nous faisons (…) Cette page glorieuse de notre histoire n’a jamais été écrite et ne le sera jamais … Nous avions le droit moral, nous étions obligés de tuer ces gens qui voulaient nous tuer. 

1NDLR. Organisation créée en 1929 sous le nom d’Agence juive pour la Palestine pour être l’exécutif de l’Organisation sioniste mondiale en Palestine mandataire britannique.

2Golda Meïr, Ma vie, Les Belles Lettres, 2023

3NDLR. Cité dans l’ouvrage de Marcel Bervoets-Tragholz, La Liste de Saint-Cyprien : l’odyssée de plusieurs milliers de juifs expulsés le 10 mai 1940 par les autorités belges vers les camps d’internement du sud de la France, antichambre des camps d’extermination, Alice, 2006, page 42.

4NDLR. L’extermination par gazage des adultes handicapés physiques et mentaux allemands et autrichiens, menée par le régime nazi et connue sous le nom Aktion T4 (1939 — 1941), a fait de 70 000 à 80 000 victimes.

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