Nous commémorons aujourd’hui le 78e anniversaire de la rafle de nos compatriotes juifs de Tunis par les nazis. Le 9 décembre 1942, un mois après l’invasion de la Tunisie par les forces de l’Axe, les soldats nazis sous l’autorité du colonel Walter Rauff arrêtèrent de nombreux Tunisiens juifs à Tunis, y compris à la Grande Synagogue et aux abords de l’école de l’Alliance israélite universelle.
Ce jour sombre de l’histoire de la Tunisie fut le prélude de plusieurs mois de persécutions. Au total, près de 5 000 juifs furent envoyés aux travaux forcés dans des camps de travail à Bizerte, Mateur, Zaghouan, Enfida, Kondar, Sfax, Kairouan, Nabeul et dans la région de Tunis. Les nazis organisèrent en avril 1943 un convoi aérien pour déporter des Tunisiens juifs vers les camps de concentration en Allemagne, en Autriche et en Pologne. Dix-sept déportés n’en sont pas revenus ; parmi eux le boxeur Young Perez, champion du monde poids mouche, arrêté en France, déporté et abattu au cours des « marches de la mort » le 22 janvier 1945.
« Le fait que les hommes tirent peu de profit des leçons de l’histoire est la leçon la plus importante que l’histoire nous enseigne », disait Aldous Huxley. Aujourd’hui plus que jamais, nous devons tirer les leçons de la rafle de nos compatriotes juifs de Tunis. Ce travail de mémoire nécessite d’une part de placer cet évènement dramatique dans son contexte historique, et d’autre part de condamner fermement tous ceux qui le profanent — ceux qui le nient comme ceux qui l’instrumentalisent. La rafle de nos compatriotes juifs de Tunis a eu lieu alors que la Tunisie était sous le joug du protectorat français et occupée par les forces de l’Axe.
Si la principale responsabilité incombe à l’Allemagne nazie, l’armée d’occupation française assume une part importante de responsabilité dans l’oppression des Tunisiens juifs pendant l’occupation allemande, et même avant. En effet, dès l’établissement du régime de Vichy en 1940, les Tunisiens de confession juive ont été soumis aux mêmes mesures discriminatoires que celles édictées en France contre les Français réputés juifs selon les critères nazis : l’article 9 de la loi du 3 octobre 1940 indique que les lois antisémites sont applicables aux « pays de protectorat », et donc en Tunisie où elles s’appliquaient « à tout israélite tunisien comme à toute personne non tunisienne issue de trois grands-parents de race juive ou à deux grands-parents de même race si le conjoint est lui-même juif ».
L’amiral Jean-Pierre Esteva, homme de confiance du maréchal Pétain, fut nommé résident général de France en Tunisie le 26 juillet 1940. Il succéda à Marcel Peyrouton, nommé secrétaire général du ministère de l’intérieur dans le gouvernement de Vichy. Le 9 novembre 1942, Esteva commença par condamner l’arrivée sur l’aérodrome d’El Aouina des premiers avions de la Luftwaffe. Mais très vite, il changea de position par fidélité au maréchal et sous la pression des consignes de Pierre Laval. Il mit à la disposition de l’aviation allemande plusieurs bases sur le territoire tunisien ainsi que des stocks de carburant.
Le 7 mai 1943, au moment où les troupes alliées entrèrent à Tunis, le résident général de France Jean-Pierre Esteva et le consul général du IIIe Reich en Tunisie furent rapatriés en France en avion par les Allemands.
Dès son intronisation le 19 juin 1942, Moncef Bey1 avait désapprouvé publiquement les mesures antisémites et exprimé publiquement sa sollicitude pour « toute la population de la Régence ». Dans les mois qui suivirent son intronisation, alors que les autorités françaises imposaient des humiliations à la population juive, il décida de décerner l’ordre royal du mérite, le Nishan Iftikhar, à plusieurs personnalités tunisiennes juives. Le bey évita aux juifs de Tunis le port de l’étoile jaune. Lorsque fut imposé aux jeunes Tunisiens de confession juive le travail obligatoire dans les camps allemands, il refusa de signer l’ordonnance, comme il le faisait pour toute ordonnance que souhaitait adopter l’administration française dans le pays.
Selon un document du Centre de documentation juive contemporaine (CDJC) à Paris, le 12 octobre 1942, au moment de la réception traditionnelle donnée à l’occasion de l’Aïd el-Fitr, le bey réclama la présence du représentant de la communauté juive et s’adressa alors au cheikh El-Médina, le maire de Tunis, en ces termes : « Dites aux juifs de ce pays qu’ils sont mes enfants, à l’instar de tous les autres Tunisiens ; je demande qu’ils vivent en paix avec les autres habitants du pays et s’adonnent tranquillement à leurs activités. » Le document indique que « cette proclamation du bey à l’époque de Vichy produisit une forte impression et influença l’opinion publique dans l’ensemble du pays, pendant toute l’occupation. » Il mentionne aussi que des personnalités musulmanes embauchaient prétendument des compatriotes juifs pour leur éviter le travail obligatoire.
Des personnalités musulmanes comme Mohamed Tlatli à Nabeul, Ali Sakkat à Zaghouan et Khaled Abdul-Wahab à Mahdia aidèrent ou protégèrent des membres de la communauté juive au péril de leur vie. Moncef Bey lui-même aida et cacha des compatriotes juifs dans ses propriétés, tout comme le font des membres de sa famille et des dignitaires notamment le premier ministre, Mohamed Chenik, Bahri Guiga, le Docteur Materi et la famille Sakka.
« Chaque calamité humaine est différente, il ne sert donc à rien d’essayer de rechercher une équivalence entre l’une et l’autre. Mais une vérité universelle sur l’Holocauste n’est pas seulement que cela ne devrait plus jamais arriver aux Juifs, mais qu’en tant que châtiment collectif cruel et tragique, il ne devrait arriver à aucune personne », écrivait Edward Saïd.
En commémorant aujourd’hui la rafle de nos compatriotes juifs de Tunis, nous partageons la préoccupation des 122 universitaires, journalistes et intellectuels palestiniens et arabes exprimée récemment dans le Guardian concernant la définition de l’antisémitisme par l’Alliance internationale pour la mémoire de l’Holocauste (IHRA) :
La lutte contre l’antisémitisme a été de plus en plus instrumentalisée, ces dernières années, par le gouvernement israélien et ses partisans dans un effort pour délégitimer la cause palestinienne et réduire au silence les défenseurs des droits des Palestiniens. Détourner la lutte nécessaire contre l’antisémitisme pour servir un tel programme menace d’avilir ce combat et donc de la discréditer et de l’affaiblir.
L’antisémitisme doit être démystifié et combattu. Quel qu’en soit le prétexte, aucune expression de haine envers les Juifs en tant que tels ne devrait être tolérée où que ce soit dans le monde. L’antisémitisme se manifeste par des généralisations et des stéréotypes sur les juifs, sur le pouvoir et l’argent en particulier, ainsi que sous forme de théories du complot et de la négation de l’Holocauste. Nous considérons comme légitime et nécessaire la lutte contre de telles attitudes. Nous pensons également que les leçons de l’Holocauste ainsi que celles des autres génocides des temps modernes doivent faire partie de l’éducation des nouvelles générations contre toutes les formes de préjugés et de haine raciale.
Qui nie l’Holocauste nie la Nakba. Nous refusons le négationnisme et l’exploitation odieuse de la mémoire de l’Holocauste pour déposséder les Palestiniens. Cette instrumentalisation qui fait le jeu de l’antisémitisme nécessite au préalable l’appropriation de la mémoire de l’Holocauste. C’est ainsi que chaque année, des représentants du gouvernement israélien participent à Paris à la cérémonie commémorative de la rafle de nos compatriotes juifs de Tunis, à côté de représentants des gouvernements tunisien, allemand et français. Le gouvernement tunisien se déshonore en cautionnant par sa participation cette instrumentalisation odieuse et en manquant à son devoir d’honorer la mémoire de nos compatriotes sur les lieux mêmes des crimes qu’ils ont subis sur le sol national.
On ne nous fera taire ni sur l’Holocauste ni sur la Nakba ; nous n’acceptons ni la négation de l’Holocauste, ni son instrumentalisation au service de la normalisation avec l’État qui opprime le peuple palestinien.
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1NDLR. Bey de Tunis du 19 juin 1942 au 15 mai 1943. Il a été « déposé » à cette date sur ordre du général Giraud, plus exactement il a été exilé de force en Algérie, puis en Pau où il est mort. Il a été l’avant-dernier bey de Tunis.