Reportage

Tunisie. À Zarzis, les candidats au départ à flots continus

C’est de Zarzis, la station balnéaire du sud du pays désertée par les touristes, non loin de la frontière libyenne, que s’embarquent de nombreux candidats au départ vers l’Europe. Le port recueille aussi des migrants partis de Libye, vivants et morts mêlés.

L'image montre un cimetière avec des tombes marquées par des plaques en terre cuite. Le sol est sablonneux et légèrement irrégulier, avec quelques plantes éparses. En arrière-plan, on remarque des structures en construction, probablement des bâtiments ou des monuments. Le ciel semble nuageux, créant une atmosphère calme mais mélancolique. Les inscriptions sur les plaques indiquent les noms et des dates, suggérant que ces êtres chers ont été récemment enterrés.
Zarzis, 1er juin 2021. Tombe anonyme dans le « Jardin d’Afrique », cimetière pour les migrants noyés au large des côtes tunisiennes et libyennes
Fathi Nasri/AFP

À l’heure où le soleil se couche et que le centre-ville de Zarzis se vide, les familles affluent vers les plages de cette cité littorale du sud de la Tunisie. Nattes, tables basses et casseroles de nourriture sont transportés au bord de l’eau où l’air est un peu plus frais. Impassible au milieu des gens qui s’égayent dans le sable, Malek, 26 ans, observe au large les projecteurs du patrouilleur de la garde nationale. « Je suis arrivé de Sfax il y a trois jours. Pour l’instant, le vent est trop fort, mais si la mer est plus calme je partirai la semaine prochaine », explique le jeune homme.

Il a 900 dinars (environ 280 euros) en poche : 500 pour payer la traversée vers Lampedusa et le reste pour rejoindre la France en remontant l’Italie. Il croit savoir que, depuis la visite du président Kaïs Saïed à Rome en juin 2021, il ne risque plus d’être renvoyé en Tunisie en cas d’arrestation par les autorités italiennes. Depuis cette visite, les relations entre les deux pays se sont réchauffées. En réalité, l’accord bilatéral qui prévoit l’expulsion des migrants tunisiens est toujours en vigueur et a même été mis à jour en 2020. Si le président s’est déplacé, c’est pour faire suite aux deux visites à Tunis de la commissaire européenne aux affaires intérieures et de la ministre de l’intérieur italienne, notamment à l’occasion du fonds de relance européen post-Covid. Trois milliards d’euros d’aide avaient été consentis par l’Union européenne (UE) à ses voisins.

Un emballement des départs en 2021

En substance, il s’agit d’aider la Tunisie à consolider le dispositif de contrôle de ses harraga, ces jeunes « brûleurs de frontières » qui tentent de rejoindre l’Europe par la mer en passant par l’île de Lampedusa, à seulement 200 km de la côte. L’inquiétude des Européens vis-à-vis de l’émigration irrégulière en provenance de Tunisie va croissant : entre janvier et juillet 2021, la Tunisie constitue toujours le deuxième pays de provenance des 38 500 migrants ayant rejoint l’Italie (37 %, après la Libye), tandis que les Tunisiens représentent la première nationalité représentée, avec 24 % des identités relevées. À Zarzis, il ne fait aucun doute qu’un emballement des départs a été provoqué par les conséquences de la Covid-19… mais pas uniquement.

À l’été 2021, les touristes ont pratiquement disparu des plages de Zarzis comme de celles de l’île de Djerba voisine. Seuls quelques Russes et des habitués français occupent des établissements hôteliers à demi-fermés. Autrefois pilier de l’économie tunisienne, à l’époque où Leïla Ben Ali, la femme de l’ancien dictateur, s’appropriait une partie de la côte pour y faire bâtir des hôtels, le tourisme a connu un long déclin depuis la révolution et les attentats de 2014 qui visaient spécifiquement des touristes. Après une reprise en 2018 et en 2019, soulevant un mince espoir de résorber un déficit commercial estimé à hauteur de 15 % du PIB, 2020 et 2021 ont été des années quasi blanches.

Pas de touristes, mais une diaspora qui fait son grand retour cette année après avoir déserté, elle aussi, en 2020. Malgré une flambée épidémique inédite en Afrique et un pic à 9 000 nouveaux cas par jour début juillet, elle a afflué par ferry depuis Marseille au port autonome de Zarzis inauguré en 2017. La très courtisée communauté des « Tunisiens résidents à l’étranger » (TRE) représente au total 1,4 million d’individus selon la Banque centrale de Tunisie, et permettait un afflux financier de près 2 milliards d’euros avant la crise sanitaire. Ainsi, les TRE sont affichés partout en ville, sur des publicités vantant projets immobiliers et investissements spécialement prévus à leur attention. Sur la route du bord de mer, les SUV flambant neufs des TRE aux plaques bleues et blanches croisent les vieux taxis rouillés.

L’inégalité se lit aussi dans la politique sanitaire. Alors que la vaccination gratuite dans les pharmacies sur l’ensemble du territoire n’est proposée que depuis le 16 août 2021, les TRE ont pu bénéficier de la couverture vaccinale de leur pays de résidence. Mais malgré la menace d’une saturation du système de santé national, à Zarzis les discussions tournent moins autour du risque sanitaire que d’un niveau de vie qui s’étiole.

Car en parallèle, la Tunisie est soumise à une instabilité sociale et politique depuis plusieurs années, qui a entériné le scepticisme vis-à-vis d’une jeune démocratie déjà sclérosée et n’a pas tenu ses promesses sociales. Alors que Tunis concentre l’essentiel des pouvoirs et une grande partie de la richesse tunisienne (83 % des ressources financières), la contre-révolution a eu davantage d’écho dans les bassins populaires, excentrés et mal connectés tel que Zarzis. Dans la ville et ses alentours, la sensation d’isolement, voire de déclassement est prégnante.

Un quasi-rite pour beaucoup de jeunes hommes

En juillet 2021, dernier épisode en date de la crise politique qui court depuis l’élection du président Saïed en 2019, la Tunisie a connu un « coup d’État constitutionnel ». Les débats politiques ayant suivi cet événement majeur ont largement instrumentalisé la question migratoire. Dans la foulée du 25 juillet, le président du Parlement suspendu, Rached Ghannouchi, déclarait au quotidien italien Corriere della Sera : « Si la démocratie n’est pas rétablie prochainement en Tunisie, nous allons rapidement sombrer dans le chaos. […] Plus de 500 000 migrants tunisiens pourraient tenter de rejoindre les côtes italiennes en très peu de temps ».

Il est cependant peu probable que ce soubresaut politique provoque dans l’immédiat des départs supplémentaires de jeunes Tunisiens, au-delà de tous ceux pour qui la migration est depuis longtemps une nécessité de subsistance. À Zarzis, le départ relève à présent d’un quasi-rite pour les jeunes hommes, tant ces derniers vivent dans l’ombre de cousins établis à l’étranger, de proches ou d’amis d’enfance dont le destin s’est brutalement séparé du leur, et dont ils entendent les échos de réussite à l’étranger.

Pour la plupart, le projet consiste à gagner à toute force ce continent européen auquel ils sont biberonnés sur les réseaux sociaux et à la télévision, pour y travailler et s’y bâtir une situation sociale inaccessible au pays. Demeure la volonté de rentrer s’installer en Tunisie sous des jours meilleurs. Dans le projet de Malek, « la France, c’est le temps d’envoyer un peu d’argent à la famille et de revenir pour construire une maison. Personne ne veut rester vivre là-bas. ». Ici, les dinars font vivre et achètent aussi une existence à moindre mal. « Les policiers, tu passes au large à moins d’avoir de l’argent ». Pour Malek, « plus tu es pauvre, plus on te juge et la société est violente. Tu vaux uniquement ce que tu as dans la poche. ».

Une situation que comprennent les générations plus âgées, ayant elles-mêmes séjourné en France, en Allemagne ou en Italie lorsque les frontières offraient davantage de porosité. « Les harraga sont déjà partis dans leur tête » expliquent les aînés, seulement préoccupés par les risques de la traversée. Les parents regrettent également l’augmentation du coût de la vie et le désespoir de grands enfants qui demeurent plus longtemps qu’à leur tour à la charge du foyer. Quelques anciens constituent la mémoire d’un temps où les familles de pêcheurs partageaient leur vie entre plusieurs rives de la Méditerranée, en suivant les saisons.

Des campagnes de « sensibilisation » inefficaces

À Zarzis, on parle de migration et non d’expatriation chez ces jeunes, pour qui le canal légal, celui du visa, semble inatteignable. Alors que le revenu moyen tourne autour de 250 euros, il faut compter au minimum 80 euros pour un visa Schengen, auxquels s’ajoutent des frais de dossier, une garantie financière, ainsi que des allers et retours administratifs à la capitale (ni le dossier ni le visa ne circulent par courrier). Selon Mongi Slim, ancien coordinateur régional du Croissant rouge tunisien, le refus ou l’impossibilité d’accès au visa est vécu comme un « défi au départ », c’est-à-dire une invitation à braver la norme d’un cadre de mobilité dont ces jeunes sont exclus de facto.

En outre, la traversée est moins périlleuse pour les Tunisiens que pour les migrants originaires d’autres pays ou venant de Libye. On dénombre en effet moins de morts tunisiens que d’autres nationalités en Méditerranée. Selon Mongi Slim, cela tient aux réseaux de passeurs locaux et aux candidats aux départ eux-mêmes, mieux au fait de l’itinéraire à emprunter et des caprices de la mer face à laquelle ils ont grandi.

Ainsi se fait de plus en plus criante l’impuissance des multiples projets de sensibilisation aux risques de la migration irrégulière, élaborés sur la base d’arguments pragmatiques, quand l’aspiration au départ se joue sur des tenants profondément ancrés dans le projet de vie des harraga : Arise financé par les Pays-Bas, Aware Migrants financé par l’Allemagne, ou encore les projets Esshih et Une autre voie possible, derniers-nés respectivement de l’Organisation internationale pour les migrations (OIM) et de l’Organisation internationale du travail (OIT) en 2021.

Le cimetière « Jardin d’Afrique »

À 80 km de Zarzis, la Libye opère une attraction continue des migrations internationales. Alors que les premiers mois de la pandémie semblaient avoir freiné le phénomène, le pays agit toujours comme un carrefour des migrations irrégulières en Méditerranée. Les personnes qui y transitent sont issues d’Afrique subsaharienne (Côte d’Ivoire, Guinée, etc.), mais aussi d’Asie (Bangladesh) et d’autres pays du Maghreb et du Proche-Orient (Maroc, Égypte), partout où les réseaux tentaculaires des milices libyennes déploient leur démarchage. Nombreux sont ceux pour qui le voyage représente un exil définitif, une fuite du pays d’origine, et qui viennent abonder parmi les harraga attirés vers l’Europe.

C’est depuis le port de Zouara que s’effectue la majorité des départs en mer, dans des canaux de fortune ou d’anciens bateaux de pêche, dont les moteurs tiennent à peine quelques heures avant de s’essouffler. Les vents poussent alors à la dérive ces embarcations vers les eaux tunisiennes. De janvier à août 2021, 700 personnes ont été secourues et dirigées sur le seul port de Zarzis, tandis les dépouilles d’autres naufragés venaient s’échouer sur la côte.

Mohsen Lihidheb, un habitant de Zarzis, a fait des déchets qu’il trouve sur la plage le sujet de ses installations artistiques. « Dans les années 1990 je récupérais des crânes de dauphin, des pierres volcaniques d’Italie. Maintenant je ramasse des vêtements, des chaussures rapiécées et des gilets de sauvetage ». L’artiste retrouve aussi quelques-uns des corps des inconnus que l’on enterre au nouveau cimetière « Jardin d’Afrique », rempli à moitié dès son inauguration en juin 2021. L’ancien cimetière, créé par un activiste local en 2011, était déjà plein sur deux niveaux.

Les rescapés sont admis dans l’un des trois centres d’accueil que compte Zarzis, tenus en collaboration entre l’OIM, le Croissant rouge tunisien et le Conseil tunisien pour les réfugiés, dont les capacités sont régulièrement dépassées. Fin juillet 2021, un bateau en provenance de Libye avec 166 migrants et 17 cadavres a été secouru en mer. Faute de place, les rescapés ont été hébergés dans une des halles du port, avant d’être répartis entre Tataouine et Médenine.

Certains bénéficient de l’aide au retour volontaire dans leur pays d’origine fournie par l’OIM. Ceux qui choisissent de rester en Tunisie prendront la place des jeunes harraga ayant délaissé les petits emplois à trop faible rémunération : serveur, agent de propreté, ouvrier agricole, des postes précaires rémunérés 30 dinars par jour (8 euros) qui n’offrent pas de titre de séjour. Le Croissant rouge tunisien estime à 1 900 individus le nombre de migrants hors de tout cadre légal sur la seule commune de Zarzis. Enfin, une partie des naufragés choisit de retourner en Libye par la terre pour tenter de nouveau la traversée vers l’Italie.

Si la population locale et la société civile font preuve d’une résilience et d’une organisation exceptionnelles face au désastre humain, la responsabilité internationale du sauvetage en mer est, elle, soumise à des tensions permanentes, notamment à propos du respect des zones Search And Rescue (SAR). Il s’agit des zones maritimes réparties entre les États signataires de la convention de Hambourg de 1979, dont ils sont responsables de la localisation et du secours des naufragés, indépendamment de leurs frontières maritimes.

Alors que les eaux de Méditerranée orientale sont partagées entre les responsabilités maltaise, italienne, libyenne et tunisienne, des litiges réguliers les conduisent à s’accuser mutuellement de ne pas respecter leurs engagements. Ceux-ci impliquent in fine d’accueillir les naufragés sur leur territoire. En 2019, les tensions autour des SAR ont paralysé un navire ravitailleur avec à son bord 75 migrants bangladais et marocains rescapés des eaux sous SAR maltaise. Faute de réponse des autorités maltaises puis italiennes, le navire s’était dirigé vers le port de Zarzis. La Tunisie ne voulant pas servir de « déversoir », alors que sa responsabilité n’était pas engagée, les rescapés sont restés bloqués 18 jours en mer.

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