La dispersion des votes aux législatives du 6 octobre 2019 et la forte abstention (près de 60 %) sont les signes d’une attente non satisfaite. Les petites formations, les écuries présidentielles comme Afek Tounès, Machrouh Tounès, Al Badil (de l’ancien premier ministre Mehdi Jomaa, 2014) seront quasiment inexistantes au Parlement. La gauche socialiste ou sociale-démocrate qui n’aura plus que deux députés aura disparu avant d’avoir trouvé ce qui ne va pas dans sa manière de « dialoguer avec le peuple ». L’échec (2,4 % et 1 élu) d’un parti champignon comme Aich Tounsi montre qu’on ne renouvelle pas le politique en proclamant : « n’ayez pas par peur, nous ne sommes pas un parti », en y injectant des techniques de marketing et en achetant de l’influence. Les législatives ont également réglé le sort de Nidaa Tounès, créé en 2012 par Béji Caïd Essebsi pour rassembler la famille « moderniste », majoritaire en 2014 et qui n’aura que 3 députés cinq ans plus tard.
Arrivé en tête avec 52 élus, Ennahda fait mieux que sauver les meubles au milieu de ce jeu de massacre grâce à sa capacité de mobilisation. Mais ce qu’il a gagné en respectabilité dans l’intégration au pouvoir, il l’a perdu en capacité à représenter une alternative, faute d’un programme social. Le parti de Rached Ghannouchi, désormais député, sera appelé à proposer un premier ministre et à gouverner. Mais il devra trouver une réponse à la question existentielle qui ronge le parti : gouverner pour quoi faire ? Pour changer quoi ?
Arrivé deuxième, Qalb Tounès (38 élus), créé durant l’été par Nabil Karoui sur les décombres de Nidaa Tounès, ne s’annonce pas plus soudé que lui par une identité et un projet. Il se pose en défenseur du « modernisme », de manière parfaitement opportuniste quand on sait que Nabil Karoui fut, en 2015, le théoricien et le communicant du « consensus » entre Béji Caïd Essebsi et Rached Ghannouchi dont il chantait alors les louanges en échange de quelques opportunités d’affaires — qui ont permis par exemple aux Tunisiens de découvrir les feuilletons turcs.
Une majorité introuvable
Pour le moment, la formation d’une majorité de 109 sièges relève de la pierre philosophale. Il paraît loin le temps de celle, insubmersible, de 155 députés sur 217 de la coalition entre Nidaa Tounès et Ennahda, quand certains dirigeants islamistes rêvaient à voix haute d’une « alliance organique » du « bloc historique » islamo-destourien, installée « pour au moins quinze ans » sous les mânes d’Abdelaziz Thaalbi, le fondateur du premier Destour. Mais l’alliage hétérogène de Nidaa Tounès n’a pas résisté à l’épreuve des ambitions personnelles et Ennahda s’est usé au pouvoir. Les « blocs historiques » ne se décrètent pas et l’esprit des ancêtres ne répond pas sur commande aux convocations.
Une alliance entre Ennahda et Qalb Tounès souffrirait des mêmes tares, sur des fondations arithmétiques et symboliques bien plus fragiles. Du reste, les deux ont juré ne pas vouloir gouverner avec l’autre. On saura bientôt s’il s’agit d’une posture électorale ou d’un empêchement définitif. En tout cas, derrière eux se dessine un parlement morcelé en îlots a priori incompatibles les uns avec les autres s’ils devaient compléter les rangs d’une coalition.
Tahya Tounès, le parti de Youssef Chahed (14 élus), pourrait prolonger son alliance avec Ennahda (il a annoncé qu’il ne participerait pas à un gouvernement dirigé par Ennahda), mais ça ne suffira pas. La coalition Al-Karama, avec 21 élus, réussit une percée dans le sillage de Seif Eddine Makhlouf, candidat à la présidentielle (4,37 %), portée par un électorat ultraréactionnaire et religieux, déçu par les compromissions d’Ennahda. Mais elle ferait fuir tous les autres. Le Courant démocratique de Mohamed Abbou (22 députés), qui a fait sa campagne contre la corruption, refuse par avance une alliance avec Ennahda qu’il estime incapable de garantir la neutralité de l’État. Le Parti destourien libre d’Abir Moussi (17 élus), héritière directe du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD), ne siègera jamais avec les islamistes, et ferait fuir les démocrates. Le Mouvement du peuple (16 élus), nationaliste arabe, est a priori anti-Ennahda. Le recrutement d’indépendants fournirait un socle friable.
Les partis disposent de quatre mois pour trouver la formule magique avant que le président puisse dissoudre l’Assemblée si aucun accord n’est trouvé.
Un président atypique, un Parlement sans majorité, une classe politique déstructurée, un rétrécissement de la base électorale du processus au moment où s’accumulent les difficultés économiques et les tensions sociales, voilà qui pourrait justifier qu’on qualifie la Tunisie d’ingouvernable. Il ne faut pas sous-estimer la capacité de la classe politique à négocier des accords, mais le gouvernement sera de toute façon ligoté par les compromis et faible par rapport aux pressions extérieures.
Le retour du refoulé
Tous les problèmes non traités depuis 2011 : la fracture sociale et territoriale, la distance entre État et société, la revendication d’une dignité citoyenne, la corruption ont été exprimées. Lors du premier tour de la présidentielle, le vote pour Nabil Karoui a rappelé à sa façon le besoin d’un État proche et l’urgence de répondre à la pauvreté. Le vote pour Kaïs Saïed, la demande de moralisation la vie publique et de rapprochement de l’exercice du pouvoir.
Les législatives ont sanctionné les mauvais intermédiaires, écarté les objets fabriqués uniquement dans les couches superficielles du politique, frappé d’obsolescence ceux qui ne remplissent plus leur fonction de passeur entre le monde réel et celui de la décision. Elles ont commencé à remodeler l’offre partisane et obligent les partis confinés dans les luttes de pouvoir depuis 2011 à se ressaisir des enjeux importants. Autrement dit, elles remplissent leur rôle qui n’est pas uniquement de faire jouer l’alternance ou de fabriquer le consentement. Comment décrypter la signification constructive de cette démolition ?
Tout d’abord, le dépit et le besoin d’une représentation différente n’ont pas été capturés par la nostalgie. L’antienne « c’était mieux avant » ne s’est pas muée massivement en vote pour l’incarnation de ce passé que sont Abir Moussi et son parti.
L’autre enseignement est qu’agiter l’épouvantail islamisme ne fait plus recette. Si Ennahda est parfois sévèrement critiqué, c’est désormais plutôt pour avoir les mêmes tares que les autres partis. Le clivage « modernistes »/« islamistes » ne structure plus autant les débats. Il n’opère plus que dans quelques groupes. Pour l’ancienne génération des militants de gauche, Ennahda n’a changé qu’en apparence et reste lié au terrorisme, intrinsèquement étranger au projet national « moderniste ». La peur des islamistes est aussi le réflexe de milieux sociaux privilégiés devant tout acteur politique extérieur au sérail. Kaïs Saïed en fait les frais, accusé d’être « salafiste », « partisan de l’instauration de la charia »… En comparaison, Nabil Karoui, longtemps considéré comme un homme d’affaires véreux, leur paraît soudain un moindre mal. Ce discours bénéficie d’une surexposition médiatique grâce à quelques chroniqueurs télévisés qui, au nom de leur « modernisme », insultent « l’autre Tunisie » à longueur d’émission.
Les termes de « modernisme » ou de « progressisme » ont même fini par être vus désormais comme l’alibi de « notre bourgeoisie prête à pactiser avec le diable pour garder ses privilèges de classe et ses soi-disant valeurs progressistes », selon l’expression du caricaturiste Z, chroniqueur acerbe de la vie politique tunisienne et représentatif de la nouvelle génération.
Contre la tutelle de l’État
Sans renoncer aux principes d’égalité et des libertés individuelles, cette nouvelle génération rompt avec la précédente. Elle ne compte plus sur un président paternel et tutélaire pour octroyer et protéger les droits des femmes. Elle comble le vide laissé par les partis de gauche dont l’anti-islamisme était devenu le seul combat, et situe ses engagements sur le front du progrès social, dans une action en dehors des partis. À l’instar de ce jeune activiste écologiste à Gabès (ville du plus gros complexe d’industries chimiques du pays), militant de gauche sous l’ancien régime, soutien actif de Kaïs Saïed, qui estime que « les batailles sur l’identité nous sont dictées de l’extérieur et marginalisent les vrais problèmes ». Ou, comme le formulait Kaïs Saïed lui-même en octobre 2013 : « Cette tension entre l’État et la religion est le problème de l’élite qui croit pouvoir exercer une tutelle sur le peuple. Dans la vie quotidienne, ce n’est pas un problème. Ce n’est un enjeu que pour des dirigeants qui croient pouvoir façonner la société. »
La société ne se laisse pas façonner par l’État, à l’image d’une élite, aussi éclairée fût-elle. Le projet de révision de la loi sur l’héritage pour y introduire des éléments d’égalité entre hommes et femmes n’a pas pu aboutir essentiellement pour cette raison : l’État ne peut plus toucher à l’organisation et aux symboles de la société sans une délibération approfondie avec les gens concernés pour répondre à des besoins réels, au risque de provoquer des réactions inverses.
Le « modernisme » a permis à des dirigeants comme Habib Bourguiba ou Zine El-Abidine Ben Ali d’obtenir la caution de l’étranger qui validait ainsi la prétention d’une élite « réformiste » à représenter la Tunisie. Mais désormais la société s’exprime directement. Les ressources de légitimité les plus fortes viennent de l’intérieur et non plus de soutiens extérieurs.
Cette tendance s’inscrit dans une double lame de fond clairement traduite dans les urnes. Elle est l’expression d’un souverainisme et d’un conservatisme (religieux ou arabiste), voire d’un protectionnisme culturel. Si l’on inclut dans cette mouvance Ennahda, la coalition Al-Karama et son double, Ar’Rahma, le Mouvement du peuple (dans une version panarabiste), le parti d’Abir Moussi et même le Mouvement démocratique (pour la seule dimension souverainiste), c’est plus de la moitié de l’Assemblée qui partage cette sensibilité. Depuis 2011, la Tunisie a été investie par l’extérieur. Les financements, les études, les recommandations, les injonctions, se sont emparés de tous les aspects de la vie des Tunisiens, même les plus intimes. En réaction, s’exprime le sentiment d’une forme de dépossession, d’autant plus que la dépendance financière et commerciale a ligoté la décision politique.
La remise en cause du modèle jacobin
L’opposition entre le libéralisme sociétal et le conservatisme identitaire ne va pas disparaître, surtout avec les sorties tonitruantes qu’on peut attendre des députés d’Al-Karama et d’Ar’Rahma. Mais de nouvelles lignes de clivage se dégagent. La question du rôle de la corruption et de l’argent privé dans la vie publique va de plus en plus animer les débats. La contestation de l’extraversion du modèle économique, la demande de souveraineté et celle d’un autre modèle de développement ont toutes les chances de devenir centrales. La remise en question du modèle jacobin, centralisateur, par des demandes de relocalisation de la décision va certainement prendre de l’ampleur.
Ces débats ne peuvent pas s’insérer dans une polarisation « modernistes » versus « islamistes » qui a occulté les vrais antagonismes sociaux. Mais quel clivage pourrait structurer le débat public et la scène politique ? Le clivage entre libéraux et souverainistes peut-il jouer ce rôle, transcender les divergences secondaires ? Cette réorganisation est d’autant plus difficile que, pour le moment, le mode de scrutin permet l’éclosion de nouvelles propositions partisanes parfois convergentes sur certains aspects, mais totalement opposées sur d’autres. De son côté, le jeu parlementaire et l’élection présidentielle favorisent les puissantes machines électorales qui oblitèrent la représentation fine de la société. Ces dynamiques contradictoires expliquent le caractère heurté et chaotique de la recomposition.
La notion de « famille démocrate » ou « centriste » a beaucoup souffert depuis 2011 d’avoir été celle, en réalité, de l’extraversion et donc de la dépendance, la couverture des liens entre milieux d’affaire et pouvoir, tout en s’abritant derrière son libéralisme sociétal pour maintenir le rapport de force avec Ennahda. Elle n’est plus qu’une invocation creuse sur le mode du regret ou de l’appel à l’unité avant les élections.
Le « progressisme » a besoin de nouveaux paradigmes, de nouveaux porteurs, de s’insérer dans un combat pour plus large pour l’émancipation qui n’exclue pas une partie de la société. Faute de quoi il continuera d’être capturé de manière opportuniste par un parti comme Qalb Tounès après Nidaa Tounès.
De son côté, Ennahda subsiste grâce à un fonds de commerce conservateur et à l’efficacité de son organisation, mais il n’incarnera pas une alternative tant qu’il n’aura pas un programme spécifique répondant à des besoins sociaux. Les deux machines, tout usées qu’elles soient, ont un intérêt commun à préserver cette organisation pour pérenniser une oligarchie où chacun trouve son compte. Combien de temps ce modèle résistera-t-il avant d’intérioriser les véritables attentes sociales ? À chaque élection, son socle s’érode, les formations émergentes occupent les espaces politiques laissés vacants. La société tunisienne rue dans les brancards. Rendez-vous au prochain séisme.
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