Au deuxième jour de l’Aïd, des dizaines d’habitants de Hajeb Laayoun (gouvernorat de Kairouan, centre de la Tunisie) ont été conduits d’urgence aux hôpitaux les plus proches. Bilan : sept morts (dont trois frères) et plus de cinquante personnes hospitalisées, dont trois au moins ont perdu la vue. Victimes d’accident ? D’une bataille sanglante ? D’un bombardement ? Rien de tout cela : ces personnes ont payé de leur vie une « soirée arrosée » censée leur changer les idées après le mois du ramadan. Ce drame n’est pas non plus dû à la quantité d’alcool ingurgité, mais à sa nature : de l’eau de Cologne bon marché mélangée à une quantité importante de méthanol, dont les ravages notamment sur le système neurologique sont connus. Le nombre de victimes a provoqué une onde de choc, entre compassion, dénonciation… et stigmatisation.
Des incidents répétés
« Le ministère de la santé met en garde contre les dangers de consommation de ce qui est communément appelé ‟l’alcool de bois” qui provient de la fermentation des déchets de menuiserie et que d’aucuns tentent de distiller de manière artisanale, surtout qu’il contient du méthanol, un produit toxique […]. Le ministère appelle à ne pas acheter ni consommer les boissons alcoolisées fabriquées de manière artisanale et distribuées dans le commerce parallèle, ainsi que les boissons non identifiées ». Cette notice du ministère de la santé tunisien date du 28 mars 2013. Quelques jours avant sa publication, cinquante Libyens étaient morts et 300 autres hospitalisés après avoir bu de l’alcool frelaté, fabriqué de manière artisanale en Tunisie et passé clandestinement en Libye. Une tragédie similaire a eu lieu dans le gouvernorat de Médenine (sud-est) en février 2017, lorsque des boissons alcooliques contenant des produits inflammables ont conduit au décès de onze personnes et à la perte de vue d’une autre.
Chaque année, des centaines de personnes meurent à travers le monde à cause du mauvais alcool. La plupart de ces incidents ont lieu dans des pays pauvres ou qui interdisent l’alcool pour des raisons religieuses, comme en Iran.
En Tunisie, la vente et la consommation d’alcool ne sont pas interdites, mais il y a deux exceptions. La première concerne la zone des « Berges du lac » dans la banlieue de la capitale, lieu d’un immense projet immobilier qui a démarré dans les années 1980 dans le cadre d’une coopération tuniso-saoudienne. Le partenaire saoudien avait alors exigé l’interdiction de la vente d’alcool dans cette zone. La deuxième exception concerne le gouvernorat de Kairouan (dont dépend la municipalité de Hajeb Laayoun) où la vente et la consommation d’alcool sont également interdites depuis les années 1980, Kairouan étant la plus ancienne ville musulmane d’Afrique du Nord1 et ses habitants voulant conserver son « identité ».
Des boissons hors de portée
Cette interdiction joue évidemment un rôle dans le fait que des habitants se tournent vers des boissons alcooliques « alternatives », et il ne s’agit pas seulement ici d’eau de Cologne, mais également d’alcool inflammable ou à usage médical, etc. Mais cet aspect ne saurait à lui seul expliquer ce phénomène. Car, d’une part, Kairouan n’est pas un îlot isolé, et l’alcool produit légalement ailleurs y arrive en quantités importantes par des moyens détournés. D’autre part, les boissons frelatées sont également présentes dans les autres gouvernorats où se trouvent pourtant des bars et des points de vente légaux.
Kairouan aujourd’hui n’a plus grand-chose à voir avec son histoire islamique prestigieuse. Elle semble l’héritière d’une grande famille qui vit dans la misère et le souvenir du faste passé. Le gouvernorat se trouve en effet « en haut du classement » en matière de pauvreté, avec un taux de chômage qui dépasse les15 % (18 % à Hajeb Laayoun, plus de 20 % dans certaines municipalités), 35 % d’analphabétisme (39 % à Hajeb Laayoun, plus de 40 % dans les municipalités voisines) et 34,9 % de taux de pauvreté (avec 10,3 % d’extrême pauvreté).
En plus du taux d’urbanisation très faible, de la médiocrité des infrastructures et de l’absence d’une véritable politique de développement, la nature n’a pas arrangé les choses. Connue pour son climat dur, la région est située dans l’intérieur du pays, à la fois isolée de la mer et de la frontière terrestre, ce qui l’affaiblit économiquement. Ses enfants ne rêvent que d’émigrer vers les villes côtières ou à l’étranger. Un fait tragique illustre cette situation puisque Kairouan est devenue la « capitale » du suicide en Tunisie, un drame qui ne concerne pas seulement les adultes, mais également les adolescents, voire les enfants.
Si le prix des boissons alcooliques légales est faible comparativement à d’autres pays, il demeure relativement élevé compte tenu du pouvoir d’achat des Tunisiens, surtout les plus pauvres. Un prix qui n’a cessé d’augmenter depuis 2012, notamment avec l’arrivée du parti islamiste Ennahda au pouvoir2.
La Tunisie produit essentiellement de la bière et du vin. Le prix d’une canette ou d’une bouteille de bière (24/25 cl) varie entre 1,5 et 2 dinars (entre 45 et 60 centimes d’euro), tandis qu’un litre de vin coûte entre 8 et 20 dinars (entre 2,4 et 6,20 euros). Ce sont là les tarifs prix pratiqués dans les dépôts d’alcool ou en grande surface. Dans les bars ou les restaurants, ce prix peut doubler, voire quadrupler. On parle ici de boissons avec un faible taux d’alcool (entre 5 et 10 %). Quant aux alcools forts, principalement importés, leur prix varie entre quelques dizaines et quelques centaines de dinars, une dépense non envisageable pour la plupart des Tunisiens. Pour ceux qui veulent donc se saouler à bas prix, un litre d’eau de Cologne ne coûte que 3 ou 4 dinars (90 centimes ou 1,20 euro) avec un taux d’alcool éthylique variant entre 60 et 80 %.
En effet, dans le contexte socio-économique, nous sommes très loin de la culture du plaisir ou du verre qu’on prend à la fin d’une journée de travail, ou pour fêter la fin de la semaine. Il s’agit plutôt d’une catégorie sociale qui boit pour oublier la misère qui l’entoure, et pour tenir un jour de plus dans un environnement hostile : « Aujourd’hui on boit, demain on verra ». Boire par angoisse, mais aussi peut-être pour se détruire inconsciemment. Sans oublier d’autres facteurs, comme celui de vouloir découvrir de nouvelles sensations ou de prouver sa « virilité », surtout pour les plus jeunes.
La schizophrénie de l’État
Parallèlement à ce fossé entre l’offre et le pouvoir économique des consommateurs, il s’en trouve un autre en matière de législation. D’un point de vue légal, il est interdit aux Tunisiens musulmans d’acheter de l’alcool, selon l’article 317 du Code pénal (qui remonte à 1913, soit du temps du protectorat français) et qui punit « ceux qui servent de l’alcool aux musulmans ou aux personnes en état d’ébriété » d’une peine de 15 jours de prison et d’une amende. D’autres textes législatifs limitent la distribution d’alcool en dehors des bars et des lieux touristiques.
Ces interdictions créent un environnement favorable à la corruption. Le commerce d’alcool est lucratif à condition d’obtenir un permis de vente qui n’est pas facilement accordé, même si le demandeur remplit les conditions nécessaires. Les autorités compétentes tergiversent souvent, et accordent le précieux sésame selon leur bon vouloir. Il n’est alors pas difficile d’imaginer la corruption, l’abus de pouvoir et les réseaux clientélistes qu’engendre pareille situation.
Il apparaît ainsi que la consommation d’alcool pour les Tunisiens musulmans n’est pas tant un droit qu’une « faveur » accordée par les autorités, et que celles-ci peuvent retirer quand bon leur semble. Et en dehors de certains lieux de consommation précis, la police peut facilement harceler le consommateur, en s’appuyant sur un cadre juridique flou.
Un marché noir béni par les forces de l’ordre
Tous ces éléments créent un déséquilibre entre l’offre et la demande. Entrent en jeu les vendeurs clandestins d’alcool, dans leur rôle de « régulateurs du marché », afin de permettre aux personnes incapables (ou ne désirant pas) aller au bar de se procurer de l’alcool quand elles le souhaitent.
En effet, l’accès aux points de vente légaux d’alcool n’est pas à la portée de tout le monde en Tunisie. Ceux-ci se trouvent en général dans les centres-villes, loin des campagnes et des quartiers périphériques. Avec un réseau de transport public médiocre, si on n’a pas un moyen de déplacement personnel, se procurer de l’alcool devient à la fois compliqué et coûteux. Sans parler des risques de se faire interpeller par la police en cours de route, confisquer les précieuses bouteilles, voire arrêter pour trafic d’alcool. Les choses se sont évidemment compliquées dans le contexte de la pandémie Covid-19 avec le confinement, la fermeture des bars et les déplacements limités entre les villes. Ainsi, le marché noir et l’alcool frelaté sont devenus, pour beaucoup, les seules options disponibles.
Évidemment, ce « service » a un coût, et les prix des boissons vendues au marché noir sont de 20 à 30 % plus élevés (parfois 50 %, en cas de pénurie), selon le vendeur, la proximité des points de vente autorisés et la période de la journée ou de l’année.
Par ailleurs, le marché noir constitue un véritable secteur de l’économie parallèle où se vend, sur l’ensemble du territoire, une quantité importante de l’alcool produit légalement. Chaque point de vente clandestin emploie plusieurs membres d’une même famille ou d’un même quartier. Un réseau aussi organisé et étendu n’échappe pas aux forces de l’ordre, mais celles-ci s’en accommodent en « taxant » les distributeurs ou les revendeurs, en embauchant ces derniers comme informateurs et en y voyant un moyen de conserver la « paix sociale », puisque ce commerce illégal embauche des milliers de jeunes et fournit pour des dizaines voire des centaines de milliers d’autres un « tranquillisant ».
Surconsommation et hypocrisie sociale
À la schizophrénie législative relevée plus haut correspond une schizophrénie populaire qui en est peut-être la conséquence. Il n’a pas échappé à celui qui connaît la Tunisie qu’on trouve partout des canettes de bière ou des bouteilles de vin vides : sur les plages, dans la rue, les poubelles, les lieux publics, etc. Des statistiques officielles rappellent de temps à autre que la Tunisie est l’un des pays arabes et africains qui consomment le plus d’alcool, comme l’attestent les chiffres de la Chambre syndicale des producteurs des boissons alcoolisées (CSPBA) : plus de 185 millions de litres de bière par an et plus de 32 millions de bouteilles de vin3. Pourtant, la majeure partie de la société voit encore d’un œil réprobateur les consommateurs d’alcool, jugés pour leur manque de moralité et de piété. Ainsi, la plupart des familles refusent que leurs enfants consomment de l’alcool à la maison, et les bars sont encore vus comme des lieux de déliquescence morale.
Comme tout le monde n’a pas les moyens d’aller dans les bars, dont le nombre reste limité en dehors des grandes villes, une grande partie des consommateurs organisent leurs « soirées » dans leurs voitures, sur les plages désertes, dans des immeubles délabrés ou sur des terrains vagues… Loin des yeux guetteurs d’une société conservatrice ou d’une police qui les pourchasse.
Il n’y a dès lors plus de place dans ce contexte pour parler d’addiction et des dangers de l’alcoolisme, qu’il s’agisse de boissons produites légalement ou non. Et comme pour la consommation de drogue, la seule « solution » proposée est le bâton et la stigmatisation. Certes, la suppression d’un permis de vente –- que d’aucuns appellent de leurs vœux — réduirait la consommation d’alcool frelaté et les risques qui y sont liés. Mais c’est loin d’être une solution miracle dans un pays qui ne compte qu’un seul centre de désintoxication.
Les morts de Hajeb Laayoun ont été enterrés, et la plupart des survivants sont sortis de l’hôpital. Quant aux fabricants de la boisson qui a causé cette tragédie, ils ont été arrêtés. Il serait vraiment triste que cette tragédie ne soit pas à l’origine d’une prise de conscience quant à la nécessité d’aborder la question de l’alcool loin de toute approche moralisatrice et des stigmates religieux et sociaux. Car il s’agit là d’un problème complexe qui relève à la fois des libertés individuelles et du droit au divertissement, mais également de la santé publique, de même qu’il dévoile le fossé des inégalités socio-économiques. Les lois obsolètes et contradictoires et leur pendant sécuritaire ne sauraient y apporter de réponse.
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1Important centre islamique, la ville a été désignée comme capitale islamique de l’année 2009.
2Lors du vote pour le budget de l’année 2013, le Parlement — la majorité relative des députés était d’Ennahda — avait voté l’augmentation des prix des boissons alcooliques.
3Ces chiffres comprennent la consommation des touristes.