Histoires d’eau au Maghreb et au Proche-Orient

Tunisie. La rareté de l’eau, un débat pour noyer le poisson

C’est un lieu commun d’affirmer qu’une pénurie d’eau menace la Tunisie. Ce qui est davantage en jeu, c’est l’évolution de ses usages et la répartition de la ressource. Or, l’agriculture intensive destinée à l’exportation est en tête de la consommation d’eau, alors que le tarif de base pour les Tunisiens est en forte hausse.

Arrosage de champ céréalier par système d’irrigation sous pression à El-Brahimi, gouvernorat de Jendouba
Lisode/Flickr

Le discours sur la « pauvreté en eau », le « stress hydrique » et le « manque d’eau » en Tunisie s’accompagne généralement de chiffres « effrayants » : la quantité d’eau par habitant ne dépasse pas 450 m3 et pour rappel, les mesures de la pénurie et du stress hydrique sont respectivement moins de 500 m3 et moins de 1000 m3. Ces termes et chiffres sont largement diffusés sans être vérifiés ni que soit vérifiée leur nature.

Il est donc utile de regarder les chiffres, en se basant sur les dernières données connues, celles de 20191. Les précipitations annuelles moyennes en Tunisie ont atteint 283 mm cette année-là, avec des variations considérables entre les différentes régions du pays. Certaines zones situées au nord-ouest enregistrent parfois un taux annuel dépassant les 1000 mm, alors que cette moyenne est inférieure à 100 mm dans les régions du sud bordant le Sahara.

On évalue les ressources en eau de la Tunisie à environ 5 milliards de m3. La plupart des réserves, qu’il s’agisse d’eaux souterraines ou d’eaux de surface, se trouvent au nord (49 %) puis au centre (33 %), et leur taux d’utilisation a atteint plus de 117 %. Quant aux eaux souterraines profondes, leur volume avoisine les 1 400 millions de m3 et elles sont concentrées principalement dans le sud (60 %), avec un taux d’utilisation d’environ 120 %.

Un leitmotiv « idéologique »

L’agriculture s’approprie 80 % de l’eau prélevée, l’industrie 5 %, le tourisme 2 %, et le reste — 13 % — va à la consommation et à l’usage domestique. Afin de comprendre la situation de l’eau en Tunisie, nous avons demandé à des experts et militants de la question de l’eau quel est leur constat : rareté, manque, pauvreté… Habib Ayeb, enseignant-chercheur en géographie, documentariste et fondateur de l’Observatoire de la souveraineté alimentaire et de l’environnement (OSAE) : « De quoi parlons-nous vraiment ? Je ne connais pas l’ampleur de votre consommation, ni vos conditions sociales, ni à quelle catégorie sociale vous appartenez, ni votre mode de vie, mais j’ai décidé par moi-même que vous aviez besoin de ce volume et que vous ne le possédiez pas. Ce discours est basé sur le présupposé que tout le monde consomme la même quantité d’eau ». Habib Ayeb considère qu’il est un prélude à la marchandisation de l’eau : « On ne peut pas créer un marché sans demande… Et pour que le prix de la marchandise augmente, il faut créer la rareté. C’est une logique intégrée, purement idéologique ».

N’y a-t-il donc pas de pénurie en eau en Tunisie, même par rapport au climat aride et semi-aride qui domine la majeure partie du pays ? Il répond : « Bien sûr, le climat joue un rôle, mais encore une fois il ne faut pas séparer les phénomènes les uns des autres. Les changements climatiques ne signifient pas seulement la rareté de l’eau, mais parfois son abondance. La Tunisie peut être menacée par un excès d’eau dû à aux inondations récurrentes de ces dernières années ».

Najeh Bouguerra, ingénieur expert en eau, va plus loin. « Nous avons assez d’eau, mais nous avons aussi des mouvements sociaux réclamant de l’eau, dans la plupart pour les usages domestiques. Il s’agit donc d’une crise de gouvernance et non d’une crise de ressources, et donc l’expression la plus proche, je crois, est que nous souffrons de stress hydrique et non de pénurie d’eau ».

Alaa Marzouki, coordinateur général de l’Observatoire tunisien de l’eau, met en garde contre l’utilisation politique du discours de rareté : « Ces chiffres sont devenus un prétexte pour masquer les vraies problématiques de l’eau en Tunisie. Lorsque les coupures d’eau ont lieu dans plusieurs régions, les responsables réitèrent l’argument du seuil de pauvreté en eau, sans expliquer la signification des chiffres. Des termes communs sont utilisés et imposés par des organisations internationales et nous devons les traiter avec prudence ».

« Nous exportons de l’eau ! »

La majorité des ressources en eau de la Tunisie va à l’irrigation et à l’exploitation agricole, avec un taux d’environ 80 %. Les petites exploitations familiales destinées à la consommation locale ont dominé l’agriculture jusque dans les années 1960. Avec la fondation des coopératives en 1964, le visage de l’agriculture a changé alors que l’État s’efforçait d’atteindre la sécurité alimentaire. L’intensification de l’exploitation des terres et de l’élevage est devenue une obsession des responsables de l’époque et la consommation de l’eau a naturellement augmenté. Au début des années 1970, les orientations socio-économiques se sont libéralisées et l’agriculture en a fait les frais. L’État a commencé à encourager les exportations, notamment de l’huile d’olive, des agrumes, des dattes et quelques autres fruits et légumes primeurs, au détriment des céréales, des légumineuses et de plusieurs produits de base.

Conséquence : la consommation d’eau va exploser. L’État investit des moyens techniques, financiers et humains considérables afin d’encourager la mise en place de périmètres irrigables à forte intensité de production. En dépit de son sempiternel discours sur la pénurie en eau, il poursuit cette politique, au point de signer en juin 2018 un accord de prêt de la Banque mondiale d’une valeur de 140 millions de dollars (118 millions d’euros) pour intensifier les superficies irrigables dans six gouvernorats tunisiens.

Très critique à l’égard de ces politiques, Habib Ayeb dénonce : « Il y a un demi-million d’hectares de terres irriguées dans le sud, et qu’est-ce qu’on y cultive ? Des produits qui vont à l’exportation. Autrement dit, nous exportons de l’eau ! Quel est le pourcentage d’eau réservé à la production agricole de base ? Je l’évalue à environ 30 % seulement. Le reste va à l’agriculture destinée à l’exportation, ainsi qu’aux excédents agricoles, comme la viande ou les récoltes de contre-saison. Et si nous changions l’équation ? »

Des industries gourmandes et polluantes

Malgré la faible consommation par les secteurs de l’industrie et du tourisme, leur répercussion sur la ressource en eau est notable, en ce qui concerne les déchets, la pollution et même dans certaines zones le tarissement de cette ressource.

Depuis les années 1970, l’État a fait le choix d’encourager le tourisme de masse, basé sur la mer et le soleil et des hôtels bon marché sur les côtes. Au plus fort de l’été, alors que nombre de régions tunisiennes souffrent de coupures d’eau ou de l’interruption totale de son approvisionnement, les touristes s’entassent dans des hôtels et profitent des piscines et des jacuzzis. La plupart des hôtels se concentrent dans des zones de stress hydrique. La région la plus hôtelière est le littoral de l’est du pays. De plus, le littoral attire de très nombreux Tunisiens qui viennent y travailler, étudier et se faire soigner.

Les zones industrielles (textile et agroalimentaire) se sont également concentrées dans cette région, où les ressources en eau sont fortement épuisées.

Pour l’industrie, le problème est double. Au volume de consommation s’ajoutent les pratiques polluantes. Nous ne citerons que deux exemples. Le premier concerne l’industrie textile, qui est un secteur vital en Tunisie. Le lavage et le tannage consomment de grandes quantités d’eau et entraînent d’importantes pollutions. « Les étapes du processus de lavage nécessitent l’utilisation de 12 bassins d’eau, incluant le nettoyage du matériel. De nombreux produits chimiques sont utilisés dans le processus de lavage, comme l’eau de javel et l’eau oxygénée », souligne un rapport du Forum tunisien des droits économiques et sociaux. Selon la même source, le processus de production nécessite « 25 litres d’eau pour une chemise et 55 litres pour un pantalon ». Par ailleurs, de nombreuses entreprises opérant dans le secteur textile tarissent les eaux souterraines et ne traitent même pas les eaux usées, les rejetant directement dans la mer.

Le deuxième exemple est celui de l’industrie du phosphate. Le complexe des industries chimiques de Gabès consomme plus de 30 000 m3 par jour et rejette quotidiennement 42 000 m3 de boue de gypse dans la mer et la nappe phréatique. Quant au bassin minier du gouvernorat de Gafsa, il souffre de la soif ou plutôt d’« assoiffement », car les laveries de phosphate de la Compagnie des phosphates de Gafsa accaparent une grande partie de l’eau de la région et utilisent non seulement les nappes phréatiques, mais également une partie de l’eau potable. Elles rejettent une grande quantité d’eaux usées à côté de puits d’eaux souterraines, ce qui les pollue et les rend impropres à la consommation.

Une infrastructure vétuste

Le gaspillage de l’eau est en partie causé par l’état des infrastructures et des réseaux de distribution d’eau. Par exemple, les barrages perdent environ 20 % de leur capacité de stockage en raison de la sédimentation et du manque d’entretien. D’après les chiffres fournis par Hamza Elfil, chercheur et responsable d’un laboratoire au Centre de recherches et de technologies des eaux, le pourcentage d’eaux gaspillées est aux alentours de 30 % pour les réseaux de la Société nationale d’exploitation et de distribution des eaux (Sonede) et dépasse 40 % dans les canaux d’irrigation agricole.

Hamza Elfil énumère les causes les plus importantes du gaspillage de l’eau : « La vétusté des réseaux de distribution et le manque d’entretien. La longueur du réseau de la Sonede dépasse les 55 000 km, dont 40 % ont plus de 29 ans et 17 % plus de 49 ans. Le délai d’intervention pour réparer les parties cassées du réseau (environ 20 000 en 2019) et les défauts de fuite d’eau n’arrangent rien à la situation ». Najeh Bouguerra partage ce constat. Il considère que les pertes sont principalement dues aux installations et non à la consommation. Or la Sonede souffre d’un déficit budgétaire et ne peut compter que sur ses propres revenus pour entretenir et moderniser les réseaux, l’État la laissant se débattre seule.

Parler des « riches », taxer les pauvres

« Lors de mon troisième été en Tunisie, des manifestations ont éclaté un peu partout dans le pays, à une fréquence inhabituelle. (…) La plupart de ces mouvements sociaux ont eu pour enjeu de protester contre les pénuries d’eau », témoigne le directeur de la Banque mondiale, Tony Verheijen en avril 2019 sur le site World Bank Blogs. « Ce pic est principalement attribuable aux quintiles les plus riches (…) qui font usage de l’eau potable même pour le lavage de véhicules et l’arrosage (…). Secundo, l’augmentation significative du nombre de touristes exerce, elle aussi, une pression supplémentaire sur les besoins en eau. Les hôtels ne semblent pas trop se soucier de la façon dont l’eau est utilisée. »

Grand seigneur, Tony Verheijen nous révèle le secret du gaspillage : « L’eau est l’une des ressources les plus rares et précieuses du pays et elle est vendue à un tarif très bas (…). L’eau reste, à ce jour, le seul produit bon marché, ce qui n’encourage pas les citoyens à développer des comportements responsables ». On connaît bien la formule magique : « l’ajustement des tarifs aux seuils de rentabilité ». Bien entendu, cette mesure « aura un impact négligeable sur les pauvres », assure Tony Verhejen en prenant appui sur des chiffres et statistiques de la Banque mondiale.

Verheijen et son organisation ne sont pas les seuls à se soucier des ressources en eau de la Tunisie. En décembre 2018, l’Établissement de crédit allemand pour la reconstruction (KfW) a signé un accord de prêt de 100 millions d’euros avec le gouvernement tunisien pour financer le « Programme de renforcement des réformes dans le secteur de l’eau – Phase II ». L’accord comprend la mise en œuvre de treize réformes, dont l’approbation du nouveau Code de l’eau, l’augmentation des tarifs de l’eau potable, l’amélioration du taux de recouvrement des factures d’eau, une augmentation de la facture d’assainissement de l’eau de 8 % et des propositions sur l’augmentation des prix de l’eau d’irrigation.

L’Agence française de développement (AFD) a pour sa part signé un accord de prêt de 33 millions d’euros avec la Tunisie pour soutenir le programme d’investissement sectoriel Eau Piseau II. Objectif : développer des réseaux d’adduction d’eau dans les zones rurales. Pour s’assurer de la « durabilité des effets du programme », l’agence a mis l’accent sur la nécessité de « poursuivre le processus de transfert de responsabilités de l’État vers les usagers ainsi que la mise en place d’une tarification appropriée ».

L’État entend s’accorder avec ses partenaires internationaux. Aussi, quitte à faire de l’excès de zèle, le gouvernement a augmenté le tarif de l’eau potable à deux reprises en 2016 et en 2020.

Jusqu’en 2015, la Sonede recourt à la tarification progressive à la consommation : les 20 premiers m3 à un prix « bas », les 20 suivants à un prix plus élevé et ainsi de suite. Le consommateur paie selon une tarification différentielle : par exemple, s’il consomme 30 m3, il paiera le prix des 20 premiers à un prix bas et les 10 supplémentaires à un prix plus élevé. Mais à partir de 2016, le tarif de chaque niveau de consommation a été augmenté de près de 30 %. Pour sa part, Alaa Marzouki suggère plutôt qu’« une quantité d’eau potable décente soit fournie gratuitement à chaque personne, puis qu’un prix élevé soit adopté pour le reste de la consommation ».

La très contestable réforme du Code des eaux

Le Code des eaux a été promulgué pour la première fois en 1975. Après la révolution de 2011, la nécessité d’élaborer une législation sur la gestion des ressources en eau est revenue sur le devant de la scène. En juillet 2019, le Conseil des ministres a entériné la réforme du Code des eaux et l’a envoyé au Parlement, qui ne l’a pas encore approuvé.

Pour Alaa Marzouki le projet de réforme ne va pas assez loin. « Nous avons exigé l’établissement du principe du droit à l’eau, l’amendement des chapitres qui utilisent l’expression ‟dans la limite des possibilités disponibles”, la suppression des chapitres qui explicitement ou implicitement incitent à la privatisation de l’eau et à l’indemnisation des groupements de l’eau par une agence nationale de l’eau potable et de l’assainissement en milieu rural, l’adoption de l’empreinte hydrique comme critère contre les politiques agricoles appauvrissantes et l’adoption du principe de responsabilité du pollueur ».

Najeh Bouguerra critique pour sa part l’accaparement de la propriété et de la gestion de l’eau par l’État. « Cela est tout à fait opposé au principe de ‟l’eau comme bien commun”, et exclut totalement la société civile et les usagers de l’eau. Ce projet réduit le rôle de l’État à l’attribution des contrats de concession qui renforcent l’hégémonie des lobbies ». Plusieurs organisations de la société civile ont décidé, à l’issue d’une réunion tenue à Sousse en novembre 2019, de travailler conjointement à l’élaboration d’un « code citoyen de l’eau » proposé à l’initiative de l’Observatoire tunisien de l’eau (Nomade Society).

La réunion de Sousse montre que la gestion de l’eau et des ressources naturelles est aussi une affaire politique et sociale. L’appropriation du dossier de l’eau par les pouvoirs publics et les organisations internationales au détriment de la société civile ne peut qu’accroître les problèmes de l’eau en Tunisie. Les politiques de fuite en avant sur la gestion des ressources en eau risquent d’aggraver les difficultés dans les années à venir.

Ce dossier a été réalisé dans le cadre des activités du réseau Médias indépendants sur le monde arabe, avec : Assafir Al-Arabi, Mada Masr, Mashallah News, Nawaat, 7iber et Orient XXI.

1Rapport national du secteur de l’eau 2019, ministère de l’agriculture.

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