Quand, le 14 janvier 2011, Zine El-Abidine Ben Ali s’envole avec épouse et fils vers son exil saoudien, il emporte avec lui la force d’un régime autocratique devenu soudain illégitime. L’arrestation des Trabelsi (la famille de Leïla Trabelsi, l’épouse de Ben Ali) neutralise le clan qui, avec la protection présidentielle, vampirisait l’économie et l’État depuis le début des années 2000. Cet épilogue inconcevable quelques semaines plus tôt ouvrait une brèche qui révélait un horizon démocratique inespéré.
Dix ans plus tard, l’opinion publique et les commentateurs dressent un bilan désenchanté de cette révolution, et le spectre d’une restauration de l’ordre ancien hante la Tunisie, pourtant épargnée par la répression féroce des élans démocratiques dans les autres pays arabes.
Des fonctionnaires, des responsables et des ministres de l’ancien régime reprennent peu à peu place dans les cercles du pouvoir. De jeunes cadres formés à l’académie du Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD, le parti au pouvoir jusqu’en 2011) ont investi les nouveaux partis politiques. La complainte du « c’était mieux avant » est devenue un lieu commun, et la nostalgie de Ben Ali s’exprime de manière de plus en plus décomplexée.
Réinsertion dans les nouveaux cadres démocratiques
Un héritier assumé du RCD, le Parti destourien libre (PDL) dirigé par Abir Moussi, ancienne secrétaire générale adjointe du RCD, capitalise sur la dégradation des conditions de vie, la désorganisation de l’État, l’insécurité croissante, la crise économique, les scandales de corruption… Au milieu d’une classe politique discréditée, ce parti confirme au fil des sondages son avance dans les intentions de vote (38 %, en décembre), loin devant le parti islamiste Ennahda (19 %). Le PDL émerge comme un recours, une force régénérée par l’incapacité de dix ans de démocratie à tenir ses promesses de réforme, de justice sociale et d’intégrité. Toutefois, les trois quarts des électeurs potentiels ne se reconnaissent dans aucun parti, ce qui laisse une part d’indétermination à l’avenir politique tunisien.
Ce récit en deux temps, révolution/restauration, plié autour d’un verdict d’échec, façonne une perception de la réalité. La puissance d’évocation des termes « révolution » et « restauration » — rupture, table rase, régénération, renversement de l’ordre social, pour le premier ; retour à l’identique de l’ordre ancien avec son personnel, ses organisations, ses pratiques, pour le second — fait écran à la compréhension d’une évolution plus complexe.
Ben Ali a laissé derrière lui les éléments matériels du régime qu’il a dirigé : une élite administrative, des réseaux, des organisations, un système judiciaire, un appareil sécuritaire, des médias, des oligopoles économiques… Brutalement délégitimés dans un premier temps, ils négocient leur insertion dans les nouveaux cadres démocratiques.
Plutôt que « restauration », le terme de « résilience » emprunté à la psychologie et devenu à la mode semble mieux convenir pour décrire cette capacité à se réincarner dans une réalité nouvelle. Même le schéma classique de pacte entre une aile réformiste de l’ancien régime et les éléments les plus pragmatiques des nouvelles élites, qui installe l’idée d’une continuité entre dictature et démocratie, ne rend pas compte de cette hybridation et de son éventail de possibilités.
L’emprise du constitutionnalisme
La première emprise de l’ancien régime sur le nouveau a été la captation par le constitutionnalisme, dès février 2011, d’une révolution sociale partie des régions marginalisées. Cette tendance se fonde sur l’idée que la société se transforme par le haut et par le droit. Ce juridisme légitime, au moins depuis les tentatives de réforme de la monarchie beylicale durant la seconde moitié du XIXe siècle, le rôle central d’une élite de juristes dans l’écriture de l’histoire nationale. Il marginalise voire disqualifie les modes d’organisation de la société. Le constitutionnalisme a été la colonne vertébrale du mouvement national destourien (de destour, Constitution en arabe) et du pouvoir de 1956 à 2011.
La rédaction d’une nouvelle Constitution comme réponse aux revendications de 2011 a freiné le développement d’une conscience politique et d’une capacité d’organisation des jeunes insurgés, priés de rentrer dans leurs régions à l’issue du sit in « Kasbah 2 » fin février1. La nouvelle classe politique s’est coulée dans le cadre du constitutionnalisme, actualisant les anciennes hiérarchies sociales.
Un temps relégués au second plan par l’Assemblée constituante (2011-2014), les constitutionnalistes retrouvent leur pouvoir d’influence à la faveur de la crise politique. Cette focalisation sur l’outil du droit réduit à sa dimension technique la résolution des fractures et des exclusions territoriales, sociales, citoyennes et culturelles. Elle permet le maintien d’un groupe social qui, sans avoir forcément cautionné les dérives du bénalisme, est intimement lié à l’État et détient les positions de pouvoir.
Course au centre
La démocratisation du régime a institué un réel multipartisme permettant une alternance au pouvoir entre une majorité et une opposition. Mais les antagonismes sont perçus comme facteurs de division de la nation et une menace pour l’État. Cette survalorisation du « centre » réduit l’exercice du pouvoir à des choix techniques dépolitisés.
Le parti au pouvoir sous Habib Bourguiba comme sous Ben Ali était l’incarnation de ce « centrisme » dont deux extrêmes (la gauche marxiste d’un côté et l’islamisme de l’autre) servaient de repoussoir au régime pour mettre en valeur sa modération, quitte à s’appuyer sur l’un pour combattre l’autre.
Depuis 2011, la compétition est ouverte pour reconstituer ce centre naturellement voué à exercer le pouvoir. Ennahda, sous couvert de consensus, s’efforce de se positionner comme ce centre islamo-destourien qui ferait l’équilibre entre les révolutionnaires et la contre-révolution. Mais le parti est rejeté par les élites administratives, intellectuelles et médiatiques, et handicapé par une géopolitique défavorable, en plus de son incapacité à élargir son électorat. De son côté, le PDL est mieux placé pour mobiliser la base sociale de l’ancien régime et accaparer la défense du modèle sociétal « moderniste » menacé par « l’islam politique ». Un épouvantail sur lequel le RCD fondait sa légitimité.
Alors qu’avant 2011, la construction et la défense de l’État prévalaient sur toute autre considération, la souveraineté populaire a changé depuis la hiérarchie des valeurs. L’action de l’État est limitée par le respect des droits humains et la pression des gouvernés. Le « peuple » était, dans l’ancien régime, une entité abstraite. La populace « mal dégrossie » selon l’expression de Bourguiba n’était jamais à la hauteur de ce « peuple » théorique.
L’inefficacité des nouvelles institutions ouvre un boulevard au retour des responsables de l’ancien régime par la défense de l’État. S’il parvient à rassembler une majorité lors de prochaines élections, le PDL pourra jouer sur les deux tableaux, la souveraineté du peuple et la primauté du rôle de l’État, mais il n’en sera pas moins soumis à la même redevabilité.
L’ancien régime s’appuyait sur un appareil de sécurité prolongé par le quadrillage de la société par le RCD. Hier toute-puissante, l’institution policière, censée à présent se soumettre à de nouvelles normes, a vu arriver dans ses rangs ses ennemis d’hier les islamistes, et vit mal d’être soumise à la critique de la population et des organisations qu’elle réprimait autrefois. Elle refuse également de devoir rendre des comptes pour ses crimes durant la dictature et exerce, depuis 2011, un chantage sur les décideurs politiques pour préserver son impunité. Les syndicats de police tentent depuis plusieurs années, en vain, de faire adopter un projet de loi pour « protéger » les forces de l’ordre des critiques et leur éviter des poursuites si, comme en 2010-2011, elles réprimaient brutalement des manifestations.
Une partie de l’appareil de sécurité voit dans le PDL la possibilité de rétablir sa relation organique avec le pouvoir politique, et ainsi sa toute-puissance. Le retour de l’État sécuritaire à la faveur des attentats des deux côtés de la Méditerranée a à la fois permis une certaine tolérance pour la poursuite des anciennes pratiques (rafles massives, harcèlement, torture), et transformé ses priorités : non plus protéger le pouvoir contre les opposants, mais déjouer des menaces systémiques transnationales.
Un repositionnement des milieux d’affaires
Sous la présidence de Ben Ali, la collusion entre milieux d’affaires et pouvoir politique avait atteint son paroxysme. Les oligopoles familiaux, dont certains formés depuis le XIXe siècle, avaient verrouillé leur position grâce à la protection présidentielle en échange de leur allégeance. Ils avaient dû cependant laisser la famille Trabelsi mettre la main sur les secteurs les plus lucratifs. Au lendemain de la chute de Ben Ali, 220 entreprises du clan présidentiel ont été confisquées par l’État et des hommes d’affaires mis en cause pour des affaires d’enrichissement illicites.
Mais les grandes familles économiques se sont rapidement repositionnées pour nouer des alliances avec les nouveaux dirigeants, financer les partis politiques, voire investir le champ politique en se faisant élire au Parlement2. La chute des Trabelsi a redistribué les cartes et permis aux intermédiaires de leurs réseaux (transitaires, agents des douanes…) de s’autonomiser et d’agir pour leur compte3. Ces pratiques donnent l’impression d’une continuité, « le même système est encore opérationnel », avait dit crument Imed Trabelsi, neveu de Leïla Trabelsi. Il fonctionne toutefois dans un environnement concurrentiel. Difficile pour un parti ou un dirigeant de recentraliser à son profit la régulation des affaires.
La transformation entamée par la chute de Ben Ali emprunte selon les domaines des voies multiples, où les bifurcations sont toujours possibles. Qu’il soit alarmiste, désenchanté ou nostalgique, le discours sur la restauration participe d’une fabrique du renoncement. Il contribue, volontairement ou non, à préparer les esprits à une entreprise politique dont l’objectif est de reprendre le contrôle des différents champs de pouvoir. Il faudra toutefois composer avec des dynamiques nouvelles dans la population : des contre-pouvoirs sociaux et médiatiques, des subjectivités transformées par l’expérience de l’action citoyenne et une connaissance plus éclairée des rouages du pouvoir.
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1Sit-in mené sur la place de la Kasbah, siège du gouvernement, par des contestataires venus des régions de l’intérieur.
2Bilel Kchouk, « Les ‟anciennes” élites économiques et le changement de régime en Tunisie : de l’incertitude vers la consolidation politico-économique des positions », Politix, no. 120, 2017/4.
3Clément Steuer, Adrien Doron, « Quelle contre-révolution en Tunisie et en Égypte ? L’héritage du RCD et du PND dans les systèmes partisans et le secteur de l’économie informelle », Confluences Méditerranée, no. 115, 2020/4.