Tunisie. Pour le président Kaïs Saïed, la démocratie peut être une idée neuve

L’élection de Kaïs Saïed à la présidence de la Tunisie remobilise une énergie citoyenne déçue par les résultats de la transition démocratique. Porteur d’un projet de « nouvelle construction », il entend refonder le lien entre l’État et la société et donner corps à l’exercice de la souveraineté populaire.

23 octobre 2019. — Prestation de serment de Kaïs Saïed devant les élus de l’Assemblée constituante
© Thierry Brésillon

« Quelque chose a changé/L’air semble plus léger/C’est indéfinissable », chantait Barbara au lendemain de l’élection de François Mitterrand en 1981 à la présidence française. Le changement d’atmosphère en Tunisie après l’élection de Kaïs Saïed n’est pas sans évoquer cette transformation, très vite matérialisée : dans les jours qui ont suivi, une campagne de propreté a été lancée sur les réseaux sociaux. D’abord sur quelques-uns des 2 000 groupes Facebook créés pour le soutenir, puis très vite reprise sur des pages non politiques. Le dimanche suivant, le 20 octobre, dans toutes les villes du pays, sans aucune obligation ni injonction officielle, des Tunisiens s’activaient pour nettoyer les déchets accumulés ces dernières années. Un grand ménage à la signification tout à la fois métaphorique, symbolique et politique.

Métaphorique, parce qu’il disait le besoin de moraliser la vie publique dominée durant la législature écoulée par un mélange d’affairisme et de manœuvres partisanes, alors que les conditions de vie de la majorité de la population se détérioraient. Symbolique, parce qu’il manifeste l’appropriation de l’espace public, et donc de l’État, par une société qui l’a toujours perçu, sauf à des moments exceptionnels, comme une entité extérieure. Politique enfin, parce qu’il donne une idée de la base populaire qui a porté Kaïs Saïed à la présidence.

Remettre la transition sur les rails

Ces dernières années, les partis au pouvoir ont consacré l’essentiel de leur énergie à consolider leur position, laissant pourrir la question sociale, épargnant aux piliers de l’ancien régime — la justice, l’intérieur et les médias — des réformes en profondeur, et ont livré la mise en œuvre des principes et des institutions prévus par la Constitution aux aléas des calculs partisans. Le cours de la transition paraissait scellé, enfermé dans les méandres d’un partage du pouvoir entre héritiers de la famille destourienne et de la mouvance islamo-conservatrice incarnée par Ennahda. Sans autre réel projet, ni l’une ni l’autre, que de gouverner dans le cadre borné par les recommandations des bailleurs de fonds dont le pays dépend pour boucler son budget. La seule issue envisagée était une dérive plus ou moins progressive vers un bonapartisme à la recherche de son Bonaparte, encadré par une génération d’experts et de fonctionnaires formés par le Rassemblement constitutionnel démocratique (RCD) pour gérer l’État, recyclés dans les nouveaux partis.

La transition démocratique a trahi les espoirs des jeunes qui ont cru en la révolution, de ceux qui attendaient un pouvoir plus transparent, un État plus respectueux des gens… Ces déçus de la transition démocratique ont tiré « le frein d’urgence », pour reprendre l’expression de Walter Benjamin, et exprimé la volonté de remettre la « transition » sur ses rails révolutionnaires d’où la présidence de Béji Caïd Essebsi avait tenté de la dévier pour l’inscrire dans une continuité historique.

Dans la conception de l’histoire de Walter Benjamin, la continuité historique est une illusion entretenue par la mythologie des vainqueurs, ces « trois mille ans d’histoire d’Hannibal à Bourguiba dont le buste et le portrait encadraient jusqu’à ces derniers jours les invités au palais présidentiel de Carthage. »

Le temps des vaincus, lui, est une histoire discontinue de ruptures qui introduisent d’autres possibles dans le récit construit par le pouvoir et forment, en contrechamp, la trame du véritable sens de l’histoire. Le « Printemps arabe » semblait se résumer à une respiration en trois temps : vague révolutionnaire, chaos (« hiver islamiste », guerre civile…), ressac contre-révolutionnaire. Comme un écart venu conforter la validité des paradigmes dominants. Or, du Maroc à l’Irak, en passant par Beyrouth, les mythes sur lesquels les pouvoirs fondent leur légitimité n’en finissent pas de se fissurer et de laisser entrevoir d’autres devenirs potentiels.

En ce sens, par cette élection et cette campagne, les Tunisiens ont adressé un message finalement assez proche de celui des soulèvements en cours dans le monde arabe : même défiance à l’encontre de la classe politique, même rejet du capitalisme de copinage, même revendication de citoyenneté, même demande d’un État au service de la population et non d’une clique au pouvoir. Cette trajectoire amorcée en 2011 est loin être terminée et la Tunisie, phare du monde arabe a le privilège de voir cette volonté désormais incarnée à la tête de l’État.

Une révolution culturelle

Mais en quoi précisément, au-delà de la défaite des partis et de leurs candidats, l’élection de Kaïs Saïed constitue-t-elle potentiellement une rupture ? Lors de son discours d’investiture, il n’a pas eu peur des grands mots pour lui conférer un sens : « Les révolutions culturelles sont une nouvelle conscience qui explose après une longue attente. C’est un instant historique qui vient bouleverser le cours de l’histoire d’un peuple. » Cette révolution et cette conscience qu’il invoque, c’est une combinaison de participation citoyenne et d’application de la loi, c’est l’exemplarité et la redevabilité de l’État. Pour la première fois de leur histoire, estimait le philosophe Youssef Seddik dans une interview radio, les Tunisiens ne seront pas dirigés par une figure paternelle, mais par une sorte de « grand frère », un citoyen à leur image.

Cet esprit veut trancher avec un modèle d’État tutélaire — investi d’une mission de redressement moral par le haut d’une société archaïque — et de citoyenneté passive. Ce modèle qui a survécu au régime de Zine El-Abidine Ben Ali, à la vague de privatisation, et même à la Révolution, est le produit de la conception démiurgique de l’État développementaliste, elle-même coulée dans le centralisme jacobin du régime colonial et dans la construction de l’État par une dynastie beylicale étrangère au pays. Dans ce système, analysait Michel Camau en 19841, l’adhésion des gouvernés repose sur un « clientélisme d’État » : une « allégeance passive et distanciée à l’égard d’une autorité extérieure et supérieure, détentrice des instruments de la coercition et régulatrice des moyens de gestion matérielle de la vie sociale ». Dans ces conditions « l’adhésion au système politique se focalisant sur les seuls produits de l’activité étatique, [l’État] est condamné à l’efficacité ».

La perte d’efficacité et la diminution des moyens pour compenser son manque de légitimité par une redistribution clientéliste ont conduit le régime à sa perte en 2011. Mais l’élection pluraliste introduite par la démocratisation n’a pas suffi à refonder cette légitimité, parce que la relation de l’État à la société n’a pas fondamentalement changé. La démocratie représentative a porté au pouvoir une élite encore largement fabriquée dans la même conception élitiste, qui plus est sans efficacité sociale et désormais privée des outils de la coercition.

En jouant la proximité avec les plus modestes et en laissant entrevoir, par ses activités caritatives, le retour d’un État redistributeur, Nabil Karoui, challenger de Kaïs Saïed au deuxième tour, avait capitalisé sur cet épuisement de la transition démocratique. Mais il s’inscrivait beaucoup trop dans la continuité du système, et notamment le mélange entre argent et pouvoir, pour être crédible. Non seulement il n’incarnait pas un imaginaire de rupture, mais il ne proposait pas un dispositif réellement transformateur, à la différence du nouveau chef de l’État.

Une « nouvelle construction »

Si Kaïs Saïed a été élu par 2,7 millions de Tunisiens, soit 72,8 % des électeurs, c’est qu’au-delà du rejet de Nabil Karoui, au-delà d’une promesse de rétablissement de la justice par l’application de la loi, il est porteur d’un projet de réforme des institutions qu’il a popularisé depuis 2011 à travers tout le pays.

Son projet, qualifié de « nouvelle construction », vise à « rapprocher les citoyens de la politique ». Concrètement, les différents échelons de représentation (local, régional, national) seraient fondés sur une seule élection, au scrutin uninominal, au niveau de la plus petite unité administrative (imada). Les candidats devraient réunir des parrainages, avec une parité hommes/femmes et des quotas garantissant la représentation des catégories les plus vulnérables. Le mandat serait révocable. Chaque niveau de représentation élaborerait ses projets de développement, harmonisés en concertation avec l’État. Le président choisirait le chef du gouvernement et les ministres seraient élus par l’Assemblée nationale sur la base de leur projet.

Cette proposition strictement institutionnelle serait l’outil unique pour refonder la relation entre l’État et la société, résoudre les fractures sociales et territoriales et faire émerger de l’intelligence collective un modèle économique adapté aux besoins du pays, et ainsi conquérir une souveraineté économique mise à mal par l’extraversion du modèle actuel. En assurant une présence bien mieux répartie de l’État, cette construction ferait reculer aussi l’emprise persistante des formes anciennes d’autorité (familiale, tribale) ou celle des « clans » d’affaires locaux.

Peut-on dissoudre les contradictions sociales dans la citoyenneté ? Les pouvoirs locaux informels ne vont-ils pas accaparer la représentation des territoires et ainsi toute la représentation nationale ? Le schéma suscite bien des interrogations. Il peut sembler profondément irréaliste, voire dangereux dans sa prétention de faire émerger une volonté populaire unique et sa défiance pour les intermédiaires. Il a pourtant le mérite de réinterroger les notions routinières de « souveraineté », de « représentation » et de « peuple ». Hors des conceptions constitutionnelles classiques, il propose une piste pour sortir des impasses de la démocratie représentative qui aboutit en réalité à la déconnexion des espaces du débat électoral et de la décision politique, de plus en plus confisqués par les experts et les groupes d’intérêts.

Pour préparer le terrain à cette révision, les groupes de soutien à la candidature de Kaïs Saïed vont à présent animer une vaste campagne de sensibilisation. Les Tunisiens vont pouvoir s’emparer du débat sur le régime politique dont la transition les avait privés, et recréer ainsi des espaces de citoyenneté.

De Proudhon à Shariati, en passant par Negri

Dans l’effervescence des premières semaines de la révolution, notamment pendant le sit-in de la Casbah, comme le raconte Rachida Ennaïfer, cette théorie constitutionnelle a rencontré des pensées politiques d’horizons divers. Si ce projet de « nouvelle construction » semble inclassable, c’est précisément parce que, comme l’explique Khalil Abbes, l’un des jeunes animateurs de sa campagne, « il est au croisement de plusieurs idéologies présentes dans l’entourage de Kaïs Saïed ». Certains se réfèrent à Pierre-Joseph Proudhon et à son idée que la souveraineté se perd dans la délégation par l’élection, mais se réalise dans l’activité sociale du peuple ; d’autres à Toni Negri et sa notion de « multitude » ; ou bien à Ali Shariati, le penseur iranien d’une théologie chiite de la libération fondée sur le rôle des « opprimés »…

La force de Kaïs Saïed lui vient de ces esprits qui l’ont investi. En les incarnant tous, il dépasse les frontières qui les opposent et les empêchent d’acquérir ainsi une force mobilisatrice : dépassement démocratique du nationalisme arabe, dépassement programmatique de l’islamisme une fois la sensibilité conservatrice reconnue dans le collectif national, dépassement populaire pour une gauche élitiste, et même un dépassement du constitutionnalisme tunisien en lui conférant une capacité de transformation que n’avaient pas les textes de 1861, 1959 et 2014.

« Le peuple veut »

La trajectoire politique de Kaïs Saïed s’est amorcée dans les premières formes d’auto-organisation après la chute de Ben Ali, que la « transition démocratique » et l’option d’une Assemblée constituante ont rapidement évincées. L’idée de « nouvelle construction » reprend la révolution à ce stade où elle a été interrompue, mais à deux différences près, l’une stratégique, l’autre institutionnelle. Différence stratégique qu’explique Khalil Abbes : « Nous avons compris qu’attaquer le système frontalement est perdu d’avance, il faut le changer en y entrant par ses brèches. Or, pour des raisons partisanes, la Constituante a doté le président de pouvoirs forts que Kaïs Saïed pourra utiliser. » Différence institutionnelle, puisqu’à la participation citoyenne il ajoute la restauration de l’autorité suprême de la loi et la neutralisation des influences partisanes au sein de l’État, et surtout il surplombe les institutions d’une figure incarnant la volonté populaire.

En s’efforçant, durant les premiers jours de son mandat, de maintenir un mode de vie aussi ordinaire que possible, il signifie qu’il est un citoyen parmi d’autres, mais investi d’une mission au-delà de sa personne même.

« Le peuple veut » clamait son slogan de campagne ; élu, il entend lui donner les moyens d’exercer sa volonté. Mais par la force que lui confère le suffrage universel, il en est aussi le dépositaire et détient ainsi une légitimité parallèle à celle que les législatives ont conférée aux députés et à leurs partis.

Ce double circuit, direct entre le peuple et un président réformateur d’un côté, médiatisé de l’autre par une Assemblée qui risque de s’enliser dans ses tractations pour faire émerger une majorité hétéroclite va certainement structurer la vie politique des prochains mois.

Nul doute que les partis et les élus voient le projet de Kaïs Saïed comme une menace pour leur pouvoir. Entre les deux s’engage une course de vitesse : les députés pourront-ils proposer suffisamment vite un gouvernement efficace pour redonner du crédit à la démocratie représentative et contenir un chef de l’État qui, de son côté, tentera de faire fructifier son soutien populaire pour faire adopter une transformation substantielle des institutions ?

Le pire scénario serait que les deux échouent, que les partis ne surmontent pas leur discrédit et que le président finisse par être rejeté comme un guide abusif ou incapable. Mais une chose est sûre, la secousse révolutionnaire n’en a pas fini de transformer la Tunisie.

1Michel Camau, « L’État tunisien : de la tutelle au désengagement ». Maghreb-Machrek, n° 103, février-mars 1984.

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