Tunisie, un mois de janvier qui n’en finit pas

Un point de vue égyptien · La contestation sociale en Tunisie se poursuit sans discontinuer, à tel point que les responsables parlent d’un mois de janvier qui n’en finit pas, en référence aux différents mouvements qui ont marqué depuis des décennies l’histoire de ce pays. En poste à Tunis, un journaliste égyptien tente d’en analyser les perspectives et dresse un parallèle avec ce qui se passe dans son pays.

Près de Sidi Bouzid, janvier 2016.
marko lonnqvist (Tunisia Protests).

Début janvier 2017, Le Maghreb, l’un des quotidiens tunisiens les plus sérieux, a publié un éditorial portant ce titre, déconcertant de prime abord : « Janvier » (par Ziad Krichen, une du 5 janvier 2017). Il faut dire que le mois de janvier fait peur : il évoque, outre la révolution du 14 janvier 2011, les émeutes du 26 janvier 1978 puis « les émeutes du pain » du 1er janvier 1984 qui avaient duré plusieurs jours. Non seulement aux gouvernements qui se sont succédé en Tunisie, avant et après la révolution, mais également à de larges pans des élites libérales et non libérales.

Depuis la montée de la contestation sociale au début de l’année, la question qui hante les esprits est : mais quand donc ce mois de janvier prendra-t-il fin ? La suite des événements montre bien qu’il est loin d’être terminé. À Meknassi (gouvernorat de Sidi Bouzid), Ben Guerdane et Gafsa, les mouvements de protestation ont en effet pris une ampleur inédite qui va jusqu’à la désobéissance civile, brisant le black-out médiatique dans la capitale pour s’imposer dans les journaux — qui ne sont pas de gauche dans leur majorité — et sur les chaînes de télévision appartenant aux hommes d’affaires. En ce 1er mai, la contestation a gagné les villes et petites localités des différents gouvernorats, depuis Tataouine dans l’extrême sud jusqu’au Kef tout à fait au nord, en passant par Kairouan au centre. Ces dernières manifestations ont eu lieu alors qu’une mission du Fonds monétaire international (FMI) venait d’effectuer à Tunis une visite qui s’est soldée par une dévaluation sensible de la devise nationale, même si l’on est loin de l’effondrement dramatique provoqué par l’annonce, le 4 novembre 2016, de la flexibilité de la livre égyptienne. Voilà qui montre assez que ce redoutable janvier n’en finit pas, même si le mois proprement dit est déjà loin derrière nous.

Parallèle avec l’Égypte

En Tunisie comme en Égypte, l’absence de réponse aux revendications sociales des révolutions qui ont éclaté il y a déjà plus de 6 ans (17 décembre 2010-14 janvier 2011 et 25 janvier 2011) a sans surprise conduit à une montée de la tension. Dans les deux pays, les gouvernements qui se sont succédé n’ont pas réussi à régler le problème du chômage, et celui-ci n’a fait que s’aggraver1, tout comme les disparités de classes et de régions. Aucun plan de développement n’est venu changer les politiques néolibérales suivies depuis des décennies.

Ironiquement, la Tunisie et l’Égypte détournent de son sens premier le proverbe arabe qui recommande de « traiter le mal par le mal ». Elles ont de nouveau recours aux emprunts du FMI, aggravant ainsi la situation des pauvres et de la classe moyenne. Dans le cas de la Tunisie, des chiffres témoignent de la multiplication des mouvements de protestation, notamment dans les régions les plus délaissées depuis l’occupation française jusqu’à aujourd’hui. Il existe au moins un instrument d’observation mensuelle, qui nous donne les chiffres de 871 manifestations pour décembre 2010, 970 pour janvier, 949 pour février, et 1 089 pour mars 017. Et un total de 4 375 pour l’ensemble de l’année 20152. Dans le cas de l’Égypte, on a recensé l’année dernière 1 736 actions à caractère économique et social3.

Abstraction faite de la différence des critères retenus et des sources d’information au Caire et à Tunis, on a le sentiment que ce qu’on appelle la « contestation sociale » trouve davantage à s’exprimer en Tunisie, et avec davantage de vigueur. Ce qui s’explique aisément par les abus constatés en Égypte où, depuis le putsch, on assiste à une répression accrue des libertés, du droit de manifester pacifiquement, et de la liberté de la presse. Rappelons que le simple fait d’envisager une grève peut mener au tribunal militaire et à la prison. Cela ne veut pas dire que les manifestants tunisiens jouissent d’une totale liberté d’action, tant s’en faut : on a ainsi vu des cas de graves exactions commises par la police lors des manifestations de rues — y compris dans la capitale —, et quelque 300 jeunes comparaissent actuellement devant les tribunaux. Si l’on poursuit la comparaison, l’on constate qu’en Égypte, il est quasiment interdit à la jeunesse sans emploi de manifester pacifiquement, contrairement à la Tunisie où les chômeurs constituent, aux côtés des travailleurs exerçant dans des conditions précaires et dépourvus de droits, le gros des participants aux actions de protestation, toujours selon les sources citées plus haut.

Le rôle déterminant de l’UGTT

J’ai suivi les débats du premier congrès national des mouvements sociaux qui s’est tenu du 24 au 26 mars 2017 à Nabeul, et je me suis également rendu sur plusieurs sites de contestation dans le centre et dans le sud, et j’ai discuté un peu partout avec les gens. En résumé, on peut dire qu’au fil d’une année entière de sit-in, de marches, de sièges des services de l’État et de coordination entre mouvements aux revendications multiples, la vague de contestation sociale la plus forte enregistrée en Tunisie depuis la révolution a permis l’émergence de nouveaux jeunes leaders. Alors même que n’existent pas encore les structures stables, solides, à la mesure d’une telle dynamique. Certes, les comités de coordination se comptent par dizaines dans les villes et les régions, regroupant chômeurs, « ouvriers des hangars » (travailleurs précaires) déplorant leurs conditions de travail, paysans attachés à la terre et militants pour le droit aux richesses et pour la protection de l’environnement, structures auxquelles est venue s’ajouter une nouvelle coordination nationale. Mais ces instances, horizontales et non pas pyramidales, sont pour la plupart dépourvues d’instruments permettant une action collective suivie et durable.

Toutefois, en comparaison avec l’Égypte, les mouvements sociaux en Tunisie bénéficient — jusqu’à un certain point — du soutien de la plus importante et plus ancienne organisation syndicale, l’Union générale tunisienne du travail (UGTT), même si les initiatives ne viennent pas de celle-ci. La direction centrale soutient ainsi les manifestations pacifiques et en reprend les mots d’ordre, tout en mettant en garde contre la récupération politique et partisane et contre les risques de voir le pays plonger dans le chaos. Les locaux du syndicat, au niveau central comme dans les gouvernorats et les petites localités rurales, sont incontestablement des incubateurs importants pour les actions de protestation puisqu’ils sont le point de départ de la plupart des cortèges et abritent sit-in, grèves, réunions et congrès.

Un horizon politique incertain

Pourtant, cette vague de contestation manque d’encadrement politique et partisan qui la porterait et la canaliserait, et la gauche est elle-même éclatée entre partis et factions, divergences et alliances au sein du pouvoir et en-dehors. Dans ce contexte, l’initiative la plus marquante est sans doute la publication, par 57 personnalités indépendantes ou militants pour les droits humains, d’un communiqué annonçant la création du Comité national de défense des mouvements sociaux.

Il est bien difficile de dire à quoi aboutiront ces protestations, qui ne cessent de prendre de l’ampleur et de gagner du terrain dans le pays : appels à la désobéissance civile, siège des institutions de l’État, fermeture des routes, voire assaut contre des symboles de souveraineté pour en expulser les représentants locaux. Accusé d’indifférence, le gouvernement tente parfois de jouer les pompiers. Ministres et chef du gouvernement prennent ainsi en main les négociations avec les manifestants — qui sont du ressort des responsables locaux —, et des délégations de hauts responsables sont envoyées dans les gouvernorats éloignés en proie aux troubles. Mais tout en réitérant les promesses de création d’emplois, de développement plus équilibré et de mise en œuvre de la « discrimination positive » prévue par l’article 12 de la nouvelle Constitution, le gouvernement s’engage auprès du FMI, des bailleurs de fonds et des investisseurs à abandonner le rôle d’État-providence en réduisant le nombre de fonctionnaires publics et la masse salariale, alors même qu’il fait face à des foules réclamant le droit à un emploi dans l’appareil de l’État et la rénovation des équipements publics, avec une répartition régionale plus juste des infrastructures de santé, d’enseignement, de routes et de communications. À droite comme à gauche, on s’interroge désormais sur une possible explosion sociale, qui serait pour certains une nouvelle révolution.

Avec l’absence d’alternative au sein des deux pôles Ennahdha et Nidaa Tounès alliés au gouvernement et au Parlement, l’horizon politique semble incertain. Les élections municipales du 17 décembre 2017 seront face à une alternative : soit la vitalité de la contestation sociale produira de nouveaux élus locaux, soit elle mènera à une escalade de nature à aggraver la crise politique. Le caractère local de la contestation est également au centre d’une polémique, avec les revendications relatives à l’embauche des « enfants de la localité », dans les entreprises publiques opérant sur place et à la redistribution d’une partie des bénéfices pour promouvoir le développement local. Tandis que les uns mettent en garde contre la désintégration de l’État central et l’effondrement des valeurs de citoyenneté, les autres parlent d’une redécouverte des droits de tous à l’État. Après la visite, le 27 avril dernier, du chef du gouvernement Youssef Chahed dans le gouvernorat de Tataouine, où le mouvement de contestation lancé à la mi-mars avait abouti au blocage des accès aux sites pétroliers pour exiger notamment le recrutement d’une personne par foyer dans les sociétés exploitantes, le transfert des sièges de ces sociétés dans le gouvernorat, et l’utilisation d’une partie des bénéfices pour promouvoir le développement de la région, Le Maghreb a titré en une de son édition du 28 avril : « Le droit au cinquième des recettes pétrolières met fin à la négociation ». Le même jour, lors d’une conférence de presse au siège du gouvernement, le porte-parole du gouvernement Iyed Dahmeni reconnaissait le droit de manifester pacifiquement, précisant toutefois : « dans le cadre de la loi », et mettant en garde contre « les atteintes à l’unité du pays et du territoire national ». « C’est une ligne rouge qui ne pourra pas être franchie », a-t-il insisté, ajoutant : « Le gouvernement réagira avec fermeté ».

La contestation, chance ou risque ?

Contrairement à l’Égypte où le pouvoir et une bonne partie de l’élite voient dans la contestation sociale une menace pour le prestige de l’État-nation qu’il faut écarter coûte que coûte, la Tunisie connaît un débat plutôt centré sur les risques que ferait courir à une démocratie naissante la contestation croissante, même si pour certains, la menace réside essentiellement dans le non-respect des revendications sociales de la révolution et le maintien d’un modèle économique qui s’est révélé inefficace, pour ne pas dire désastreux. Cette vague de contestation finira par poser de manière claire la question de la redistribution des richesses, de la transparence des accords signés avec les entreprises étrangères et de la révision de ces marchés. À titre d’exemple, le 18 avril, le Parlement a adopté la révision de la loi sur les hydrocarbures avec le soutien des députés des deux principaux blocs, Nidaa Tounès et Ennahdha, face à une opposition selon laquelle les amendements viennent légaliser la corruption et maintenir le secret autour des contrats et accords dans le secteur pétrolier.

Et lorsqu’on en sera là, que ce soit grâce à cette vague ou à une autre plus puissante — et probablement imminente —, la question se posera de savoir comment l’alliance de la droite religieuse et de la droite laïque actuellement au pouvoir réagira. Optera-t-elle pour une restriction de l’espace public et des libertés politiques arrachées lors de la révolution de la liberté et de la dignité ? Nul ne peut le dire aujourd’hui.

En tout état de cause, ce mois de janvier qui n’en finit pas inquiète beaucoup de monde à Tunis. Quant aux Égyptiens — s’ils avaient connaissance de l’évolution de la situation —, c’est sans doute avec un certain étonnement qu’ils regarderaient leurs frères tunisiens. Et probablement avec une certaine envie.

1Selon l’Institut national tunisien de la statistique, le chômage est passé de 14 à 15,6 % entre 2010 et fin 2016. En Égypte, il est passé de moins de 10 % en 2010 à 13 % en 2016. Des pourcentages à remettre toutefois en question, le vrai chiffre avoisinant probablement 25 % dans les deux pays.

2Voir les rapports du Forum tunisien pour les droits économiques et sociaux, FTDES et de l’Observatoire social tunisien qui lui est rattaché.

3L’Egyptian Center for Economic and Social Rights (ECESR), qui a recensé les manifestations sociales durant les années qui ont suivi la révolution, a vu son siège et son site fermés lors de la répression policière. Le site d’information Masr Alarabia a publié le 26 décembre 2016 les résultats du rapport de l’ECESR couvrant la période du 1er janvier au 20 décembre 2016 sous le titre « 1 736 manifestations à caractère socioéconomique en Égypte en 2016 (c’est nous qui traduisons).

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