Tunisie. Une élection sans opposition pour Kaïs Saïed

La liste officielle des candidats à l’élection présidentielle du 6 octobre ne compte que trois candidats, dont le chef d’État sortant Kaïs Saïed. La plupart de ses adversaires potentiels ont été évincés ou ont eux-mêmes jeté l’éponge face aux nombreux obstacles administratifs rencontrés pour se présenter. Beaucoup de Tunisiens observent de loin le glissement imperceptible du pays vers un régime de pouvoir personnel.

L'image montre un homme assis sur une grande chaise ornée, avec un décor en bois sombre en arrière-plan. Il porte un costume noir et une cravate sombre, affichant une expression sérieuse. Son attitude et son cadre suggèrent une ambiance officielle ou formelle.
Tunis, 23 octobre 2019. Le président tunisien Kaïs Saïed prête serment au Parlement tunisien, devant les membres de l’Assemblée constituante et d’autres organes importants de l’État après son élection.
Fethi Belaid / AFP

Dans l’ancien palais beylical de Ksar Saïd, à quelques mètres du parlement, Farouk Bouasker, président de l’Instance supérieure indépendante des élections (ISIE) donne, durant une conférence de presse organisée le samedi 10 août, les noms des candidats à la présidentielle du 6 octobre 2024. Lorsqu’il s’arrête au bout de trois noms – sur les 17 candidatures déposées —, dont celui de l’actuel président de la République Kaïs Saïed, l’étonnement est palpable parmi les journalistes.

La Tunisie n’a pas connu une telle situation depuis l’élection présidentielle de 1999, sous le régime de Zine El-Abidine Ben Ali, lorsqu’une loi constitutionnelle a autorisé d’autres candidats à se présenter. Le président avait alors gagné avec 99,45 % des voix face à deux rivaux consentis pour la forme, mais qui n’avaient aucune chance dans un système dictatorial où les résultats étaient truqués et l’opposition muselée. Deux décennies plus tard, le scrutin du 6 octobre doit servir à conforter la dérive autoritaire vers laquelle s’oriente le pays.

Course d’obstacles

L’éventualité d’un second tour n’a même pas été mentionnée dans le calendrier électoral. « Tout a été fait pour dégoûter l’électeur d’aller voter, et décourager les candidats de se présenter. C’est un piège, car la faible participation, soit par boycott soit par désintérêt, facilitera la réélection de Kaïs Saïed », explique Kamel Jendoubi, militant des droits humains et premier président de l’Instance électorale de 2011 à 2014. Déjà en juillet 2023, les élections législatives avaient connu un taux de participation exceptionnellement faible de 11 %. Jendoubi fustige également le rôle ambigu et politique joué par l’ISIE dans l’enclenchement d’un processus électoral, dénoncé par la société civile et des partis politiques de gauche comme « anti-démocratique », dans un communiqué commun publié le 1er août.

Depuis le début de la date du dépôt des candidatures qui a commencé le 29 juillet, de nombreux candidats ont en effet dénoncé les obstacles administratifs insurmontables pour se présenter. Des prisonniers politiques, dont Issam Chebbi et Ghazi Chaouachi, membres des partis de centre gauche Al-Joumhoury et le Courant démocrate et qui n’ont toujours pas été jugés depuis plus d’un an, n’ont pas réussi à se procurer les formulaires nécessaires pour récolter les parrainages, malgré les procurations signées à leurs proches depuis le début de leur détention. Et pour cause : l’ISIE a exigé une autre procuration, spécifique aux élections, pour pouvoir présenter son dossier de canditature.

Pour le parrainage, 10 000 signatures d’électeurs répartis sur 10 circonscriptions sont requises, dont 500 au minimum par circonscription, « un démarchage déjà très compliqué selon le nouveau découpage électoral qui a créé 167 circonscriptions dont certaines, très petites », explique Kamel Jendoubi. L’autre alternative était de récolter 40 signatures d’élus des collectivités locales ou encore les parrainages de 10 députés, alors que les deux chambres parlementaires sont toutes les deux acquises au président sortant. Déjà avant le dépôt des candidatures, plusieurs personnes ont été arrêtées pour tentative de falsification et d’achat de parrainages. Certaines de ces tentatives sont avérées. « Nous avons voulu éviter les risques de fraudes par rapport à 2019 donc nous avons verrouillé le système », se défend un membre de l’ISIE en marge de la conférence, sans donner plus de détails sur le processus de vérification.

Dans le cas d’Abir Moussi, présidente du Parti destourien libre (PDL), ses avocats ont demandé à ce qu’un huissier de justice soit envoyé à la prison de la Manouba où elle est détenue depuis octobre 2023, poursuivie dans plusieurs affaires dont celle pour « attentat dans le but de changer la forme du gouvernement ». L’huissier devait attester et valider sa procuration pour déléguer son dépôt de candidature à ses avocats. Bien que sans réponse, ses avocats ont tenu à déposer un dossier incomplet, sans parrainages : « À l’impossible, nul n’est tenu. Nous allons faire un recours auprès du tribunal administratif pour "fait du prince", et dénoncer la façon dont l’administration bloque de façon arbitraire les démarches d’un citoyen », explique Nafaa Lâaribi, l’un des représentants d’Abir Moussi.

Exclusion méthodique

Les obstacles administratifs n’ont pas touché que les membres de l’opposition en prison. En plus de la question des parrainages, il y a celle de l’obtention du bulletin n°3 (B3), l’équivalent de l’extrait de casier judiciaire. Cette exigence pour constituer un dossier de candidature, contestée par l’opposition, avait pourtant été rejetée par le tribunal administratif pour la présidentielle de 2014. L’obtention du B3 a ainsi été un obstacle pour plusieurs candidats annoncés, dont Mondher Zenaïdi, plusieurs fois ministre sous Ben Ali et vivant en France depuis la révolution de 2011.

Safi Saïd, essayiste, ancien conseiller de l’ancien dirigeant libyen Mouammar Kadhafi et ancien député de tendance nationaliste arabe, a décidé de jeter l’éponge quand l’ISIE l’a informé une première fois que son dossier était « incomplet », sans B3 et sans suffisamment de parrainages validés par l’Instance : « J’ai clairement vu que les chances n’étaient pas égales et que les règles et les critères du jeu n’étaient pas clairs », a-t-il déclaré dans un communiqué en date du 9 août, ajoutant qu’il risquait de participer à un « one man show de très mauvais goût » selon ses mots, en référence à la probable réélection du président Kaïs Saïed. De son côté, l’amiral Kamel Akrout, ancien conseiller du président défunt Béji Caïd Essebssi (2014 – 2019) a qualifié de « mascarade » la liste des candidats retenus le 10 août, ajoutant qu’il allait boycotter l’élection.

Autre moyen mobilisé contre les candidats : la justice. Ainsi, la veille de la date butoir du dépôt des candidatures, la présidente du PDL est condamnée à deux ans de prison dans le cadre d’une affaire l’opposant à l’ISIE qui avait porté plainte contre elle pour avoir critiqué le processus électoral législatif en 2023. La plainte de l’ISIE s’est basée sur le décret 54, ciblant la diffusion de rumeurs ou d’intox et utilisé majoritairement pour museler toute voix dissidente. Le même jour, l’ancien ministre de la santé et ex-membre du parti islamiste Ennahda Abdelatif Mekki a également été condamné pour achat de parrainages à huit mois de prison avec sursis, et une interdiction de se présenter aux élections. Il est depuis assigné à résidence.

La même sentence a frappé le candidat déclaré Lotfi Mraïhi, également condamné le 18 juillet à huit mois de prison et à l’inéligibilité « à vie », une première. D’autres candidats disent avoir découvert pendant leur démarche de dépôt de dossier des poursuites judiciaires à leur encontre, à l’image de Néji Jalloul, ancien ministre de l’éducation (2015 – 2017), découvrant avoir été condamné par contumace en mai 2024 à 6 mois de prison pour falsification de parrainages dans la présidentielle de 2019.

Un « coup de strike » pour éliminer les adversaires politiques, selon les mots du journal en ligne Business News,1 et qui a touché une dizaine de candidats dont l’ex-candidate à la présidentielle de 2019, Leila Hammami, ou encore l’homme de médias, Nizar Chaari.

Dans ce contexte électoral, les médias sont également sous pression. La journaliste indépendante Khaoula Boukrim s’est vu retirer son accréditation par l’ISIE pour couvrir la présidentielle car elle n’aurait « pas assuré une couverture neutre et objective du processus électoral ». Le Syndicat des journalistes a dénoncé à plusieurs reprises les ingérences de l’ISIE dans le travail et le contenu journalistique. Malgré les résistances de certains journalistes, la couverture de la campagne présidentielle risque d’être timorée et muselée, la plupart des émissions de radio de grande écoute s’étant vidées de leurs présentateurs et chroniqueurs les plus aguerris dans le débat politique, sans compter les journalistes en prison tels que Borhen Bsaies, Mourad Zeghidi et la chroniqueuse et avocate Sonia Dahmani qui avaient l’habitude d’analyser la situation politique.

Human Rights Watch a publié un article le 20 août2 pour dénoncer ce climat d’exclusion, appelant le gouvernement à « cesser ses ingérences politiques dans le processus électoral » et exhortant la communauté internationale « à ne plus garder le silence » face « à un processus électoral d’ores et déjà terni ». Pour Bassam Kawaja, directeur adjoint de la division Moyen-Orient et Afrique du Nord de l’ONG :

Après avoir emprisonné des dizaines d’opposants et d’activistes de renom, les autorités tunisiennes ont écarté presque tous les concurrents sérieux de la course à la présidence, réduisant cette élection à une simple formalité.

Président ou candidat ?

Selon la liste préliminaire, ce sont Zouhair Maghzaoui, secrétaire général du parti nationaliste arabe Le Mouvement du peuple qui a approuvé le coup de force du 25 juillet 2021, ainsi qu’Ayachi Zammel, ex-député Nidaa Tounes en 2019 et président du parti libéral Azimoun, qui disputeront la mandature suprême face à Kaïs Saïed. Le recours de sept candidats – parmi lesquels Mondher Zenaïdi, Abir Moussi et Imad Daïmi, ancien conseiller du président Moncef Marzouki — dont les dossiers ont été refusés, a été rejeté par le tribunal administratif le week-end du 18 août. Entre les possibilités d’appel et de pourvoi en cassation, la bataille va durer jusqu’au 4 septembre, date à laquelle l’ISIE donnera la liste finale des candidats.

Dans ce contexte, Kaïs Saïed, qui a déclaré avoir récolté 242 000 parrainages lors du dépôt de sa candidature, est bien parti pour faire cavalier seul le 6 octobre. La campagne électorale semble avoir déjà été enclenchée avant son démarrage officiel, le 14 septembre, malgré un désintérêt que l’on suppose dans la population pour le scrutin et ses enjeux politiques, étant donné le faible taux de participation aux législatives de 2023 et pour le référendum constitutionnel de 2022. Depuis l’annonce du rendez-vous du 6 octobre, le président de la République, qui a fait connaître sa candidature sur la page officielle de la présidence de la République, enchaîne les déclarations sur l’état du pays et sur de nombreux problèmes qu’on peut assimiler à ceux d’une campagne électorale.

Ainsi, Kaïs Saïed multiplie les visites officielles dans le pays pour dénoncer les coupures d’eau à répétition, fruit de « sabotages » selon ses mots — et non du stress hydrique ni de l’état du réseau de distribution — ; l’état des transports publics qui l’a amené à ordonner l’acquisition immédiate de 1 000 bus ou encore les tentatives « d’ingérence et d’infiltration visant à perturber la situation sociale » qui le poussent à faire le point régulièrement avec le ministre de l’intérieur. Il a limogé inopinément son premier ministre Ahmed Hachani mercredi 7 août pour le remplacer par le ministre des affaires sociales Kamel Madouri, une décision inexpliquée rendue publique sur la page Facebook officielle de la présidence de la République.

Face aux critiques et à ce qu’il appelle une « campagne enragée contre l’État tunisien et le peuple tunisien souverain » menée par « d’aucuns » qui feraient partie de « lobbies », le président affirme que ces « élections ne sont pas une guerre », ajoutant, lors d’une réunion avec le ministre de l’intérieur le 23 août au Palais de Carthage, que « toutes les tentatives visant à envenimer la situation sont des tentatives désespérées ».

À l’approche de la rentrée, Kaïs Saïed se saisit aussi du dossier des enseignants suppléants précaires ou encore des conditions de travail des femmes agricoles à l’occasion de la Journée nationale de la femme le 13 août. Une chercheuse tunisienne qui a souhaité garder l’anonymat observe :

Sa capacité à apporter des solutions est de plus en plus questionnée, que ce soit au niveau des commentaires, parfois critiques, sur la page Facebook de la Présidence, ou via certaines invectives d’habitants qui le prennent à parti.

Un mandat de dépôt a été émis contre un enseignant à la retraite pour une publication sur Facebook critique de la visite de Kaïs Saïed à Sidi Bouzid, berceau de la révolution, le 13 août.

La diminution des mouvements sociaux

Aux problèmes du manque d’eau qui faisaient encore l’objet des récriminations de certains habitants à Sidi Bouzid lors de la visite présidentielle s’ajoute un bilan en demi-teinte pour le chef de l’État selon l’ONG anti-corruption I-Watch. Dans un rapport publié le 27 juillet, celle-ci souligne que sur les 72 promesses émises par Kaïs Saïed depuis son arrivée au pouvoir en 2019, seulement 12 % ont été tenues, alors que l’homme dispose des pleins pouvoir depuis le 22 septembre 2022. Le document dénonce notamment le flou entourant toujours certains projets comme la Fondation Fidaa pour les blessés et martyrs de la révolution et les victimes de terrorisme – un des chevaux de bataille de Kaïs Saïed —, ou encore les entreprises communautaires, censées pouvoir résoudre le problème du chômage. Pour son travail, l’ONG a été visée par une plainte de l’ISIE mi-août, accusée d’avoir publié « des sondages en période électorale » dans son rapport des cinq ans de gouvernance du Président. I-Watch a dénoncé dans un communiqué cette plainte « visant à restreindre son action ».

La relative stabilité du pays peine à faire oublier l’inflation galopante, le taux de chômage et la croissance qui stagne à 1 %. « On observe qu’il y a eu beaucoup moins de mouvements sociaux en Tunisie [depuis 3 ans], mais cela ne reflète pas une baisse du mécontentement ou du désarroi social pour autant », selon la journaliste Rim Saoudi qui intervenait lors de la conférence de presse d’I-Watch. Elle explique :

La baisse des protestations est liée à deux facteurs, le fait d’être taxé de « non patriote » car en bloquant la production, beaucoup de manifestants sont perçus comme des perturbateurs. Mais ils craignent aussi la criminalisation de toute forme de dissidence ou de voix critique du régime.

La journaliste oppose à la baisse de protestation sociale les chiffres alarmants de la hausse de l’émigration irrégulière : depuis le début de l’année 2024, plus de 30 000 tentatives d’émigration ont été empêchées par les autorités, et plus de 52 000 personnes ont tenté de franchir les frontières maritimes vers l’Europe, dont une majorité de Subsahariens. Dernièrement, les gardiens de but d’un club de football de Tataouine dans le sud tunisien ont fait partie de ces arrivées clandestines à Lampedusa.

Malgré ce bilan, Kaïs Saïed bénéficie encore d’un capital confiance auprès d’une partie de la population, difficile à quantifier faute de sondages. Cette frange perçoit ses campagnes de limogeages de commis de l’État ou encore ses sermons publics devant des directeurs de sociétés publiques « comme une façon d’appliquer la loi et de remettre les choses dans l’ordre », selon Boubaker, pêcheur à Radès, dans la banlieue sud de Tunis.

Pour Kamel Jendoubi, malgré le crédit dont bénéficie encore Kaïs Saïed dans certains milieux, « il faut attendre septembre pour voir si, avec les dépenses de la rentrée scolaire, les Tunisiens vont prêter attention à l’enjeu électoral et à ce qui se passe politiquement, car ce scrutin reste un enjeu très important pour l’avenir du pays », conclut-il. Pour beaucoup, la tentation du boycott reste très présente, « à cause du manque de crédibilité du processus mais surtout de l’absence d’alternative viable », ajoute la chercheuse tunisienne citée plus haut, qui attribue ce problème à plusieurs facteurs : « Le manque de charisme ou de propositions de programmes cohérents des autres candidats et aussi le vide politique qui n’a toujours pas été résorbé depuis le 25 juillet 2021. »

1Raouf Ben Hédi, « Un strike du pouvoir élimine d’un coup dix candidats à la présidentielle », Business News, 6 août 2024.

2« Tunisie : Des candidats potentiels à la présidence empêchés de se présenter », 20 août 2024, site de Human Rights Watch.

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