Tunisie. Une gestion sécuritaire du Covid-19 au détriment du droit à la santé

La Tunisie se prépare au déconfinement avec un système social à bout de souffle. Certes le gouvernement a réussi à contenir l’épidémie et ses conséquences avec des mesures d’urgence. Mais les infrastructures publiques et de santé sont fragilisées par la politique menée sous Ben Ali, particulièrement dans les régions de l’intérieur et les quartiers populaires. Face aux inégalités sociales comme territoriales, un nouveau mouvement de contestation pourrait voir le jour.

Mnihla (gouvernorat de l’Ariana), 30 mars 2020. — Des habitants se rassemblent avec leur carte d’identité devant le siège de la délégation, pour protester contre le confinement et réclamer l’aide financière promise par le gouvernement.
Fethi Belaid/AFP

Conscient de sa faible marge de manœuvre, le gouvernement d’Elyès Fakhfakh arrivé au pouvoir fin février a parié sur deux approches, dès l’apparition des premiers cas du coronavirus. La première, proactive, a pour objectif de limiter les conséquences sanitaires et sociales de la crise. Pour ce faire, nombre de mesures de précautions ont été prises rapidement et à rythme croissant : fermeture des écoles, séance unique pour la fonction publique, couvre-feu entre 18 h et 6 h, interdiction des rassemblements, et enfin confinement. Simultanément, une série d’aides en faveur des ménages à faible revenu, des familles nécessiteuses et des employés du privé qui se retrouvent au chômage technique ont été annoncées. Et un fonds de lutte contre le coronavirus a également été mise en place pour soutenir l’État dans ses efforts.

La deuxième approche s’est basée sur l’adoption d’une communication transparente quant à la propagation de l’épidémie et à la reconnaissance des difficultés que traverse le pays, tout en empruntant la métaphore de la guerre pour galvaniser la nation autour du bilan du gouvernement.

Mais près de deux mois après le début de la crise, ces deux approches montrent leurs limites. Certes, le gouvernement a réussi à contenir la propagation de l’épidémie et le nombre des victimes (949 cas confirmés, 38 décès). Mais il semble incapable d’atténuer ses effets sociaux, notamment dans les quartiers populaires et les régions de l’intérieur où le confinement a accentué le chômage et la précarité, et où les failles structurelles de la gouvernance sanitaire et sociale des marges par les autorités ont été mises en lumière.

Inégalités régionales dans l’accès à la santé

Les limites de l’approche gouvernementale renvoient en premier lieu aux inégalités territoriales et sociales qu’entérine la faiblesse du système de santé publique et la dégradation des services hospitaliers. Ainsi, l’accès aux soins est devenu, dans de nombreux cas, un privilège que la révolution n’a pas pu remettre en cause. La pénurie des médecins spécialistes et réanimateurs en est un exemple flagrant : en 2016 (derniers chiffres disponibles), le gouvernorat de Tataouine (150 000 habitants) ne comptait que trois gynécologues-obstétriciens. Aujourd’hui encore, les hôpitaux de Tataouine et de Kasserine ne disposent d’aucun médecin réanimateur. De même pour le manque de services de dépistage, de médicaments, la chute en capacité d’hébergement clinique, le prolongement des délais d’hospitalisation et la difficulté d’accès aux hôpitaux à cause de la détérioration ou de l’inexistence de transports publics, ainsi que l’affaiblissement des services de la santé reproductive.

Aujourd’hui encore, les laboratoires pour analyser les échantillons des malades potentiels sont inexistants dans tous les gouvernorats du nord-ouest et du sud, y compris ceux où le nombre de patients atteints du Covid-19 est élevé, comme les gouvernorats de Kebili et de Mednine, dans le sud-est.

De même, la plupart de ces régions ne disposaient d’aucun lit de réanimation jusqu’au mois de mars, comme à Kasserine et Sidi Bouzid, berceaux de la révolution. Le pourcentage de jeunes sans couverture sociale y explose également : près de 60 % à Tataouine et à Kasserine, ainsi que dans certains quartiers populaires du Grand Tunis.

Un système miné par les politiques de privatisation

Cette situation est le résultat de trois décennies de casse méthodique du système de santé publique. Depuis le milieu des années 1980 et avec le début de l’application en Tunisie des politiques de réforme structurelle, l’État a réduit progressivement ses subventions dans ce secteur. Cette politique s’est accompagnée d’une série de lois visant à offrir des facilitations aux investisseurs privés. Ainsi, les hôpitaux universitaires ont obtenu l’autonomie financière, et les subventions publiques ont été supprimées, à l’exception des salaires du corps médical et paramédical. L’État a par la suite suspendu sa subvention de gestion aux hôpitaux régionaux, ce qui a porté un coup à leur capacité à se fournir en médicaments.

En 2007, une nouvelle loi relative à l’assurance maladie a été promulguée. La caisse nationale d’assurance maladie s’est alors mise à rembourser indifféremment les soins des secteurs public et privé, sans que le premier ne connaisse d’améliorations comme le stipulait pourtant l’accord signé à l’époque entre la centrale syndicale et le pouvoir. Le financement public participait désormais indirectement au soutien du secteur privé de la santé. Dix ans plus tard, les chiffres officiels annonçaient que le secteur public ne bénéficiait que de 48 scanners dans tout le pays, pour 131 dans le privé.

Parallèlement, le secteur privé s’est développé de manière anarchique dans les régions côtières et les grandes villes et a déserté les régions de l’intérieur. Des capitaux bancaires et même du Golfe ont investi dans les cliniques privées et dans l’industrie pharmaceutique, en profitant du marché libyen et subsaharien, à cause de la fermeture de l’Europe aux Africains. Toujours en 2007, une circulaire du gouvernement qui régissait l’activité privée complémentaire pour les professionnels hospitalo-universitaires a été adoptée, permettant à certaines catégories d’exercer une activité privée dans les hôpitaux publics deux demi-journées par semaine. Une mesure qui a ouvert les portes à la corruption et l’exploitation du secteur public à des fins lucratives.

Depuis 2011, les gouvernements successifs n’ont pas rompu avec ces politiques austéritaires favorables au secteur privé. Ils n’ont pas non plus pris la moindre mesure pour réduire l’inégalité régionale dans l’accès au droit à la santé. Au contraire, le recrutement public est en chute dans le domaine de la santé au point de ne plus être en mesure de couvrir les postes vacants laissés par les départs à la retraite.

Pas de changement après 2011

Malgré les revendications portées par le mouvement social depuis 2011 dans de nombreuses régions de l’intérieur en faveur du renforcement des services de santé, et malgré les promesses de développement régional émises par les partis politiques qui sont arrivés au pouvoir depuis, la priorité des différents gouvernements a été le remboursement de la dette extérieure aux dépens du développement des services sociaux (23 % pour la dette extérieure, 13 % pour les services sociaux dans le budget de l’année 2019). À tel point que le pourcentage du budget de l’État destiné à la santé en 2018, sous le gouvernement de Youssef Chahed, a été plus faible que celui de 2006, sous Zine El-Abidine Ben Ali (5,2 % en 2018 pour 7,4 % en 2006). Les mobilisations des jeunes médecins demandant l’amélioration de leurs conditions de travail dans le secteur public et leur émigration par centaines en Europe n’ont rien changé à cette politique.

Avec le début de la propagation de l’épidémie et par crainte d’une catastrophe sanitaire, le gouvernement a pris des mesures d’urgence pour équiper quelques établissements hospitaliers et assurer des besoins vitaux de protection et de diagnostic, en comptant sur le dévouement et la mobilisation des médecins et des infirmiers du secteur public. Il a également bénéficié de la solidarité de centaines d’initiatives inédites, individuelles ou collectives, de citoyens qui ont fait des dons en nature (y compris des lits et des appareils respiratoires) ou financiers, et organisé des campagnes de dons. Mais ces différentes initiatives, bien qu’importantes, demeurent en-deçà du nécessaire, surtout en cas d’aggravation de la situation sanitaire.

Pourtant, le gouvernement semble décidé à ne pas contraindre le secteur privé de la santé à participer pleinement à la lutte contre la pandémie. Nombre d’hommes d’affaires en ont profité pour spéculer et monopoliser les médicaments, et des soupçons de corruption planent sur des contrats de fabrication des masques. Tout cela n’a pas empêché le gouvernement de continuer à exclure la possibilité de réquisitionner les cliniques privées et de mettre les usines de matériel de protection à disposition.

Les mêmes moyens pour les mêmes résultats

La défaillance de l’approche gouvernementale a également trait à son recours aux mêmes dispositifs dans la gestion des quartiers populaires et des régions de l’intérieur que ceux en vigueur avant la révolution. D’un côté, il s’est contenté de distribuer de faibles aides ponctuelles aux plus démunis afin de résorber les conséquences sociales du confinement. Pour ce faire, il s’est basé sur les mêmes catégorisations bureaucratiques qui étaient en place du temps de Ben Ali (les familles nécessiteuses et celles ayant droit à la gratuité des soins, etc)1, excluant par-là même plusieurs « invisibles » du secteur informel oubliés par les registres officiels de l’État. Ainsi, aucune mesure redistributive pour compenser l’évasion fiscale n’a été adoptée. Quant au rappel du président Kais Said de sa proposition électorale d’accorder une amnistie aux hommes d’affaires accusés de corruption, en contrepartie de leur financement de projets de développement dans les région de l’intérieur, il est resté un vœu pieux.

De l’autre, le gouvernement a mobilisé les mêmes structures étatiques qui distribuaient ce genre d’aides avant la révolution, c’est-à-dire les délégations2 et les imada3 dépendantes du ministère de l’intérieur. Celles-ci ont d’ailleurs, à plusieurs reprises, fait appel à la garde nationale et à l’armée pour superviser les queues des pauvres qui venaient chercher des aides en temps de confinement, renouant avec la gestion sécuritaire de la question sociale sous Ben Ali. Ainsi, les conseils municipaux — pourtant élus — se sont trouvés écartés de la gestion de la situation sanitaire et de ses conséquences sociales, bien qu’ils aient rapidement réagi en mettant en place des cellules de crise ouvertes à la participation de la société civile. Leur intervention s’est surtout limitée à organiser des campagnes de désinfection des institutions publiques ou à distribuer des dons alimentaires aux habitants. Ceci a conduit à un conflit entre les autorités régionales et nombre de maires qui se sont plaints de leur exclusion méthodique de la part des gouvernorats et du non-accès aux données relatives à la situation sanitaire dans leurs circonscriptions.

Des pouvoirs locaux sans moyens

Ce paysage confus rappelle les failles de la démocratisation du pouvoir local dans les quartiers populaires et les régions de l’intérieur après la révolution, très souvent voilés par le récit de « l’exception démocratique tunisienne ». La décentralisation adoptée par la Constitution de 2014 en tant que restructuration du partage des pouvoirs entre le centre et le local garantissant la participation citoyenne et un développement plus juste, et dont les élections municipales de 2018 en ont été l’une des principales étapes a finalement donné lieu à une lutte de pouvoir et un dédoublement bancal des prérogatives. Ainsi, d’un côté, il y a des conseils municipaux élus avec une majorité Ennahda dans de nombreux quartiers populaires et régions de l’intérieur sans ressources financières suffisantes, et qui ont les mains liées par une bureaucratie administrative locale, souvent rompue au clientélisme. Ces conseils sont dépourvus de toute prérogative en matière de politique sociale et de tout pouvoir coercitif, puisque la police municipale n’est pas à leurs ordres.

De l’autre, on trouve des délégations relevant du ministère de l’intérieur dont le rôle a été renforcé depuis 2013 dans le contexte de lutte contre le salafisme djihadiste et la gestion de la contestation sociale dans les marges. Ce rôle se confirme encore avec la crise du coronavirus.

Par conséquent, la gestion gouvernementale de cette crise sanitaire a réhabilité les anciens dispositifs de la gouvernance autoritaire dans les quartiers populaires et les régions de l’intérieur, dont le principe reposait sur la paix sociale en contrepartie d’un faible filet de sécurité sociale, en dehors de tout contrôle citoyen.

Les classes populaires et les régions de l’intérieur seront sûrement les premières victimes de la récession économique, que le FMI prévoit comme la plus grave depuis l’indépendance de la Tunisie en 1956. Des prémices de cette récession commencent à apparaître avec la hausse de l’inflation, la pénurie de produits alimentaires de première nécessité, la spéculation au marché noir, la hausse du chômage et l’apparition de tensions sociales dans certains quartiers populaires et régions de l’intérieur.

Le chef du gouvernement Elyès Fakhfakh, qui avait obtenu une procuration du Parlement pour émettre des circulaires dans le cadre de la lutte contre la pandémie, est conscient du danger que représente cette situation pour sa carrière politique. Il craint la transformation de ces tensions en un mouvement de contestation sociale, ce qui conduirait la majorité parlementaire à sacrifier son gouvernement sur l’autel de la paix sociale, puisqu’il ne bénéficie pas d’une base partisane. C’est pour cela que son gouvernement s’est empressé, moins d’un mois après le début du confinement, à signer un nouvel emprunt auprès du FMI, dans le but de couvrir les dépenses exceptionnelles dans le secteur de la santé, les subventions auprès des entreprises affaiblies par la crise ainsi que pour bénéficier d’un filet de sécurité. Ce crédit engage par ailleurs ce gouvernement, sitôt la crise dépassée, à poursuivre les politiques d’austérité et en premier lieu la réduction de la masse salariale dans le secteur public, c’est-à-dire dans le domaine des services sociaux, y compris la santé.

À l’heure où des voix s’élèvent pour appeler à l’annulation ou au rééchelonnement des dettes des pays pauvres, le gouvernement de Fakhfakh rate l’occasion de remettre en cause la dette extérieure tunisienne. Il met en place également une contribution obligatoire au budget de l’État en retenant un jour de travail aux salariés et aux pensionnaires, donnant ainsi un signal clair sur les choix qui commandent ses politiques sociales, et qui redessinent ses projections en matière de développement.

Les conséquences de la pandémie réussiront-elles à bousculer ces choix ? Les semaines et les mois à venir nous le diront.

1Ces catégories ne correspondaient pas toujours à la réalité économique des bénéficiaires.

2NDT. Circonscription administrative intermédiaire.

3NDT. Plus petites divisions administratives en Tunisie.

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