Turquie et Ukraine. Une amitié intéressée à l’ombre de la Russie

En à peine cinq ans, la Turquie est devenue l’alliée fidèle de l’Ukraine, fournissant des drones à son armée, soutenant sa lutte contre l’annexion par la Russie de la péninsule de Crimée et aidant même l’Église orthodoxe d’Ukraine à prendre son autonomie. L’intérêt croissant d’Ankara représente une bénédiction pour Kiev, qui a besoin de partenaires face à la Russie. En échange, l’Ukraine livre des opposants à la Turquie.

3 février 2020. — Volodymyr Zelensky accueille Recep Tayyip Erdogan à Kiev
Serguei Supinsky/AFP

Ils sont pour l’instant cantonnés au ciel de la région de Khmelnitski, très loin — 800 kilomètres à l’ouest — de la région ukrainienne du Donbass, contrôlée depuis maintenant six ans par des groupes séparatistes sous tutelle de Moscou : six drones de combat Bayraktar TB2, remis l’année dernière par la Turquie au prestigieux 383e régiment de drones de l’armée de l’air ukrainienne. Entre les mains de l’Azerbaïdjan, le même modèle a infligé pendant plusieurs semaines de lourdes pertes aux troupes arméniennes dans le Haut-Karabakh. L’Ukraine en voudrait 48 de plus.

La livraison de ces appareils est venue consacrer le réchauffement spectaculaire des relations entre Kiev et Ankara amorcé en 2014, et que le changement de pouvoir à Kiev en 2019 n’a pas démenti : Volodymyr Zelensky, l’ancien comédien arrivé à la tête de l’État ukrainien a ainsi accueilli Recep Tayyip Erdoğan dans la capitale ukrainienne en février 2020, avant de se rendre lui-même en Turquie en août, puis en octobre. Au programme, un florilège de déclarations d’intentions dans le domaine militaro-industriel, un accord de coopération militaire ainsi que la promesse d’enfin conclure un traité de libre-échange en discussion depuis 2010.

Une relation née dans le chaos

L’intérêt croissant d’Ankara a des airs de bénédiction pour l’Ukraine, pays fragile et transpercé dans sa partie est par une ligne de front longue de 450 kilomètres. La Turquie équipe et soutient l’armée ukrainienne, refuse de reconnaître l’annexion de la Crimée. Elle a même aidé l’Ukraine à enfin obtenir il y a deux ans une Église orthodoxe indépendante de la Russie, au grand dam de Moscou. Le bloc occidental reste certes l’horizon privilégié d’un pays ayant fait de l’accession à l’Union européenne et à l’OTAN une aspiration inscrite dans la Constitution. Mais Ankara paraît de plus en plus incontournable.

Le déséquilibre entre une puissance régionale majeure et l’un des pays les plus pauvres d’Europe est flagrant, mais, pour Kiev, là n’est pas le sujet : face à la menace russe, l’Ukraine a besoin d’alliés. « La Turquie est un partenaire très important pour l’Ukraine ; le problème est que nous n’avons pas de vision concrète du rôle que le pays doit jouer dans notre politique étrangère », s’agace tout de même Iliya Kusa, spécialiste du Proche-Orient auprès du think tank ukrainien Institute for the Future.

Un manque de vision à long terme qui s’explique peut-être par le chaos initial dans lequel s’est forgé le rapprochement ukraino-turc. Au mois de mars 2014, l’opération militaire russe qui débouche sur l’annexion de la péninsule de Crimée sidère l’Occident, et contribue à pousser Kiev dans les bras de la Turquie. « La Crimée cristallise toutes les questions », observe Igor Delanoë, spécialiste des questions stratégiques en mer Noire et directeur adjoint du think tank Observatoire franco-russe.

Suprématie navale en mer Noire

Pour l’Ukraine, la perte de la Crimée qui se double rapidement d’un conflit armé dans l’est du pays déclenche une recherche frénétique d’alliés capables de peser sur Moscou. Du côté d’Ankara, c’est la suprématie navale russe en mer Noire découlant de l’annexion qui va d’abord inquiéter, Kiev paraissant totalement hors-jeu après avoir perdu la moitié de sa modeste flotte lors de la capture éclair de la région.

« Avec l’annexion de la Crimée, la fortification de la péninsule et la modernisation de la flotte de la mer Noire, les Turcs ont vu le dispositif russe se resserrer, et je pense que pour eux, ce rapprochement avec Kiev relève d’une logique de désencerclement », explique Igor Delanoë. Dans le jeu des ambitions régionales d’Ankara, il peut aussi représenter « un levier pour infléchir la position russe sur d’autres dossiers ».

La visite de Recep Tayyip Erdoğan à Kiev en février 2015 jette les bases de la relation entre les deux pays pour les années à venir : le président turc arrive avec un prêt de 50 millions de dollars (41,43 millions d’euros), une promesse de soutenir « l’intégrité territoriale et la souveraineté de l’Ukraine, Crimée comprise » et un souhait : « que l’Ukraine continue de défendre le droit de toutes les minorités religieuses et ethniques, particulièrement des Tatars de Crimée, qui ont prouvé leur loyauté lors de cette crise ». En bon équilibriste, il s’abstient de critiquer ouvertement la Russie, et ne se joindra pas aux sanctions occidentales contre Moscou.

La coopération militaire viendra plus tard, dans la foulée de la crise diplomatique qui suit le crash d’un chasseur russe abattu par la Turquie en novembre 2015. Cinq mois plus tard, deux frégates turques mouillent dans le port ukrainien d’Odessa, avant la signature au mois de mai d’un premier accord de coopération militaire.

Le soutien constant aux Tatars de Crimée

Les Tatars de Crimée — d’origine turque, installés depuis plusieurs siècles en Crimée et déportés en Sibérie et Asie centrale par le pouvoir stalinien en 1944 — continuent eux de jouer un rôle majeur dans la relation entre les deux pays. Quand, à la fin du mois de février 2014, des soldats russes dépourvus d’insignes encerclent bâtiments administratifs et bases de l’armée ukrainienne en Crimée, les quelque 250 000 Tatars de Crimée deviennent très vite l’opposition la plus organisée à l’annexion. Une attitude qu’une partie paiera par l’exil vers l’Ukraine continentale, tandis que ceux restés sur place subissent des pressions constantes du pouvoir russe. Mais leur opposition à l’annexion va dans le même temps considérablement rehausser leur prestige, en faisant entendre une voix influente à Kiev et très écoutée dans les chancelleries occidentales. Les liens historiques et culturels que cette minorité musulmane entretient avec la Turquie en font aussi un puissant lobby pour Ankara.

« Pour les Tatars de Crimée, la Turquie est considérée comme un voisin proche qui a accueilli notre diaspora, qui a toujours soutenu notre indépendance et notre intégrité territoriale », explique Rustem Oumerov, l’un des principaux représentants de la communauté tatare dans le pays. Cet entrepreneur de 38 ans devenu l’année dernière député du parti réformateur Golos a lui-même rencontré Erdoğan en février 2020.

« C’est une question existentielle pour nous », n’hésite-t-il pas à dire, « car la Turquie nous a toujours aidés, y compris quand notre État ne le faisait pas ». Même les relations cordiales qu’Ankara continue d’entretenir avec Moscou ne représentent pas un problème pour Rustem Oumerov, qui voit Ankara comme un intermédiaire potentiel entre l’Ukraine et la Russie : un coup diplomatique majeur a ainsi vu Erdoğan obtenir en 2018 la libération de deux leaders tatars emprisonnés par la Russie après l’annexion de la Crimée.

Le soutien d’Ankara aux Tatars de Crimée ne se fait certes pas sans frictions. Voilà bientôt quatre ans que la communauté tatare tente ainsi de s’accorder avec le pouvoir ukrainien sur la construction d’appartements pour ceux d’entre elle forcés de quitter la Crimée après l’annexion de la péninsule. La Turquie a promis de financer intégralement la construction de 1 000 habitations (plus tard réduit à 500), mais Tatars et gouvernement peinent à s’entendre sur le nombre exact et surtout, leur emplacement : le gouvernement a ainsi proposé au début de l’année un terrain dans la région de Kherson, non loin de la Crimée. Ridicule, répondent les représentants tatars, pour qui la majorité des réfugiés ont depuis refait leur vie dans la capitale. Remis sur la table lors de la visite d’Erdoğan à Kiev, le sujet ne semble pas prêt d’être réglé.

Les drones ont par contraste pris des airs de ciment d’une relation centrée aujourd’hui en grande partie sur le domaine militaro-industriel : les deux pays se ainsi sont entendus lors de la visite du président ukrainien à Istanbul sur la création d’une joint-venture pour fabriquer une partie des modèles Bayraktar TB2 en Ukraine. Ils coopèrent aussi sur la construction du drone lourd Bayraktar Akinci, équipé de moteurs produits par le géant ukrainien de l’aéronautique Motor Sich.

Le coup de main du patriarcat de Constantinople

Le rapprochement Turquie-Ukraine a aussi porté ses fruits dans un domaine plus inattendu : la religion orthodoxe. « C’est très intéressant de voir que la Turquie a joué un rôle significatif dans l’obtention par l’Ukraine d’une Église orthodoxe autonome », note ainsi Iliya Kusa. Pays majoritairement orthodoxe, l’Ukraine ne possédait jusqu’en 2019 qu’une seule Église canonique (officiellement reconnue par les autres Églises orthodoxes) rattachée à l’Église orthodoxe russe. La situation a longtemps été problématique pour une partie des Ukrainiens — un « patriarcat de Kiev » schismatique apparaît ainsi à la chute de l’URSS, mais n’a jamais été reconnu par le reste du monde orthodoxe — et le réveil national qui accompagne la révolution de 2014 et le conflit dans l’est du pays ne fait qu’exacerber les tensions.

C’est de Turquie que va venir la libération, lorsque le très influent Patriarcat de Constantinople, « premier parmi ses pairs » dans l’orthodoxie, annonce son intention de délivrer à une nouvelle Église orthodoxe d’Ukraine un « tomos d’autocéphalie », c’est-à-dire l’indépendance canonique. Fureur à Moscou, face à une décision mettant fin à plus de quatre siècles de domination de l’Église russe dans le pays. Avec la bénédiction d’Erdoğan ? Les coulisses des négociations n’ont pas fuité, mais difficile d’imaginer un tel développement sans a minima l’assentiment du président turc. En décembre 2018, Petro Porochenko a modestement remercié son homologue turc pour « ne pas avoir interféré dans le processus d’indépendance ».

La traque des opposants d’Erdoğan

En à peine cinq ans, la Turquie est donc devenue l’un des meilleurs amis de l’Ukraine. Mais à quel prix ? « Kiev ne veut pas de conflit avec la Turquie », observe sombrement Yunus Erdogdu, un journaliste turc sympathisant du prédicateur Fethullah Gülen, exilé en Ukraine depuis près de quinze ans.

Yunus Erdogdu fait référence à une facette de la coopération entre les deux pays sur laquelle Kiev ne préfère pas s’épancher : la traque des opposants au président Erdoğan. En juillet 2018, deux d’entre eux, accusés par les autorités turques de liens avec l’organisation de Fethullah Gülen, sont enlevés et exfiltrés vers Istanbul. Nouvel épisode en septembre, un mois à peine avant la visite officielle de Volodymyr Zelensky en Turquie : Isa Ozer, qu’Ankara accuse de faire partie du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK), est capturé dans la ville balnéaire d’Odessa et présenté quelques jours plus tard aux caméras de télévision turque à Istanbul-. Rien, en soi, de particulièrement inédit : voilà près de trois ans que les services secrets turcs multiplient les opérations d’enlèvement d’opposants à travers la planète, y compris dans les pays occidentaux. Mais celles-ci se déroulent en Ukraine pratiquement à découvert, avec l’assentiment, voire même la coopération, des services de sécurité locaux. En 2018, après la capture de deux opposants turcs en Ukraine, le porte-parole d’Erdoğan avait ainsi exprimé sa « reconnaissance » envers les autorités ukrainiennes. L’embarras est plus prononcé du côté de Kiev, qui refuse de confirmer — sans pour autant nier — l’implication de ses services de sécurité. Ni la présidence ukrainienne ni le service de sécurité d’Ukraine n’ont répondu à une série de questions d’Orient XXI sur le rôle de l’Ukraine dans l’arrestation d’Isa Ozer.

Lorsqu’il rencontre les présidents ukrainiens, qu’il s’agisse de Petro Porochenko en 2018 ou de Volodymyr Zelensky un an et demi plus tard, c’est ouvertement qu’Erdoğan leur rappelle l’importance de « supprimer totalement la présence du Feto [Fethullahist terror organization] en Ukraine ». Et lorsque le président ukrainien répond en février, c’est presque avec docilité : « Au sujet de ces organisations […, j’ai reçu aujourd’hui des dossiers et des faits détaillés du président Erdoğan, ainsi que des noms. J’ai transféré toutes ces informations au directeur du SBU [Service de Sécurité d’Ukraine], qui devrait s’en occuper ».

« Ils ont une liste de personnes, et de temps en temps ils en donnent une à la Turquie pour pouvoir continuer à travailler avec eux », croit savoir Yunus Erdogdu, qui craint lui-même de figurer sur cette liste. Difficile pour Kiev, sous pression constante de la Russie, de ne pas céder à l’autre puissance de la mer Noire. « Est-ce qu’il est possible de décider quoi que ce soit sans la Turquie dans notre région ? » fait mine de s’interroger le président ukrainien dans une interview publiée en octobre. « Bien sûr que non ».

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