Les deux principaux contentieux qui troublent les relations Ankara-Washington relèvent, selon les autorités turques, de l’antiterrorisme. Il s’agit des dossiers afférant au Parti de l’union démocratique (PYD) et à l’« organisation terroriste Fethullah » (FETÖ), terme par lequel sont désormais systématiquement désignés les partisans de Fethullah Gülen.
Le défi kurde, perçu comme existentiel par Ankara, réside dans le fait que le PYD — franchise syrienne du Parti des travailleurs du Kurdistan (PKK) considéré comme l’un des « ennemis publics n° 1 » par le gouvernement turc — va s’imposer sur tous les autres groupes kurdes syriens et proclamer une administration autonome, le Rojava, en novembre 2013, transformé en entité « fédérale démocratique », le 17 mars 2016. Ankara trouve ainsi à sa frontière une vaste zone contrôlée par le PYD, qu’elle qualifie d’« entité terroriste ».
L’affaire se complique quand le PYD prouve que ses composantes armées, les Unités de défense du peuple (YPG) et les Unités de défense de la femme (YPJ), encadrées par le PKK, sont capables de s’opposer victorieusement à l’organisation de l’État islamique (OEI) dans les combats au sol, ce qui leur vaut l’appui des puissances occidentales, États-Unis en tête, et accessoirement de la Russie. La Turquie est donc face à une contradiction majeure, puisque les organisations qu’elle considère comme ses ennemis principaux sont dans le même temps soutenues par ses alliés.
L’opération « Bouclier de l’Euphrate », lancée le 24 août 2016, dont l’objectif affirmé était la reprise de la ville de Djarabulus aux mains de l’OEI constitue un tournant majeur. Tout d’abord parce qu’il est rarissime que l’armée turque intervienne en dehors de ses frontières nationales, ensuite parce que c’est une intrusion de la Turquie en territoire syrien ; enfin parce que derrière le combat contre l’OEI, c’est bien celui contre le PYD qui s’avère essentiel. Toute ambiguïté semble levée sur ce dernier point depuis le 20 janvier 2018, date du début de l’opération « Rameau d’olivier » dans le canton d’Afrin qui vise exclusivement les forces du PYD.
Obtenir l’extradition de Fetullah Gülen
Dans le deuxième dossier, il s’agit des enjeux du combat mené contre le mouvement Hizmet (« Le service », nom par lequel les gulénistes désignent leur mouvement) et de l’extradition de Fethullah Gülen, qui ne sont pas moins vitaux pour les dirigeants turcs, parce qu’ils expriment une rupture radicale au sein de l’islam politique turc.
C’est après la première victoire électorale du Parti de la justice et du développement (AKP) en 2002 que les relations entre les deux protagonistes se sont cristallisées. Durant presque dix ans, la complémentarité entre le Hizmet et l’AKP fut notoire : le premier fournissait les cadres politiques dont le second avait besoin, qui nommait les partisans de Fetullah Gülen à des postes de responsabilités au sein de l’appareil d’État.
Après l’offensive judiciaire victorieuse menée contre l’institution militaire à partir de 2007-2008, la communauté Gülen conçut le projet de s’assurer le contrôle des forces de sécurité. L’alerte fut donnée parmi les proches d’Erdoğan et la méfiance s’installa progressivement. Les gulénistes essayèrent de faire tomber celui qui était alors le premier ministre en diligentant contre lui une opération anticorruption, en décembre 2013. Ce fut le début d’une bataille politico-judiciaire qu’Erdoğan mènera avec une efficacité redoutable en procédant notamment à des centaines de mutations au sein de la police et de l’appareil judiciaire. Depuis lors, l’intensité de la riposte n’a pas diminué. Les dénonciations incessantes du Hizmet (ou « FETÖ » pour le gouvernement), les mesures à répétition mises en œuvre contre ses biens économiques et financiers, les procès contre les groupes de médias qui lui sont liés indiquent que pour Erdoğan, il y a un enjeu existentiel, l’épuration post-15 juillet 2016 exacerbant cette évolution. L’acmé de cette bataille qu’il a de facto gagnée serait l’obtention de l’extradition de Fethullah Gülen qui vit en exil aux États-Unis depuis 1999.
C’est la combinaison de ces deux dossiers qui induit, en Turquie, une forte défiance à l’égard des États-Unis, considérés comme des alliés manquant de loyauté lorsque les intérêts de la Turquie — présentés comme vitaux — sont en cause.
Ankara avant Erbil
La relation bilatérale est devenue très tendue et révèle intérêts divergents et incompréhensions. Sur le cas du PKK-PYD, les États-Unis refusent l’amalgame entre les deux organisations opéré par Ankara : admettant la qualification de terroriste concernant le PKK, ils la récusent dans le cas du PYD. Le débat est biaisé, car il renvoie à l’incapacité de ladite communauté internationale à parvenir à une définition commune du terrorisme. Pour autant, les États-Unis sont eux-mêmes dans une situation d’ambiguïté, expression de leur gestion erratique de la crise syrienne. Ainsi, des photos de membres des forces spéciales états-uniennes arborant les insignes des YPG sur leur uniforme, publiées à la fin du mois de mai 2016, ne laissent guère de doute sur l’aide effective apportée aux combattants kurdes du PYD. Cela n’a pas empêché Joe Biden, alors vice-président des Etats-Unis, en visite officielle à Ankara le jour du début de l’opération Bouclier de l’Euphrate — troublante concordance de calendrier — d’apporter son clair soutien à l’opération turque. De même, l’utilisation intensive de la base militaire d’Incirlik par les États-Unis pour organiser les bombardements contre les positions de l’OEI.
Pour la Turquie, l’objectif fondamental reste d’empêcher la jonction par le PYD entre les cantons kurdes de Kobané et Djaziré, au nord-est de la Syrie, et celui d’Afrin situé au nord-ouest. Pour leur part, les tergiversations de Washington sont d’autant plus fortes que les administrations états-uniennes ont souvent regretté le manque d’engagement turc aux côtés de la coalition constituée sous leur égide et se sont appuyées dans les combats au sol contre l’OEI sur les miliciens kurdes, faute d’alternative. C’est pourquoi, malgré les pressions et les déclarations musclées de Recep Tayyip Erdoğan, il est peu probable que Washington cesse purement et simplement leur soutien aux Kurdes du PYD, qui sont un moyen de se repositionner sur le terrain diplomatique dans la recherche d’une solution à la crise syrienne. Nonobstant, Ankara restera pour Washington stratégiquement plus importante qu’Erbil ou Kaminshli.
La demande d’extradition de Fethullah Gülen possède un caractère moins existentiel, mais n’en demeure pas moins un point de fixation exacerbé en Turquie. Si l’on écoute les affirmations des autorités turques considérant que « FETÖ » est un danger pire que celui incarné par les nationalistes kurdes1, on comprend l’importance qu’elles accordent à la satisfaction de leur demande.
Deux questions se posent alors. La première est de savoir quel degré de responsabilité ont les membres du Hizmet dans le coup d’État avorté du 15 juillet 2016 ; il s’agit de se prémunir de conclusions formulées hâtivement à Ankara et d’admettre qu’il reste de nombreuses zones d’ombre. La seconde est le lien établi, avec quelque légèreté, entre les qualificatifs de « putschistes » et de « terroristes ».
Concernant la demande d’extradition, les autorités politiques à Washington laissent légitimement la main à la justice, ce qui signifie que l’instruction en cours des très volumineux dossiers d’accusation livrés par Ankara prendra probablement du temps. De ce point de vue, la satisfaction manifestée par Recep Tayyip Erdoğan à l’annonce de l’élection de Donald Trump a été rapidement déçue.
La véritable question qui se pose alors est celle de la relation stratégique imaginable entre les deux pays à moyen terme.
Maintien des relations avec les puissances occidentales
Il est nécessaire de se départir des formules à l’emporte-pièce présentant la dégradation des relations avec les États-Unis comme un fait désormais structurant. C’est en réalité la volonté affirmée d’Ankara de procéder à la réarticulation de ses rapports avec le monde extérieur qui paraît essentielle. Indépendamment des réels points de tension précédemment évoqués et en se limitant à la période récente, il faut rappeler trois événements :
➞ l’acceptation par Ankara de l’installation sur son sol du radar de pré-alerte du bouclier antimissile de l’OTAN acté au sommet de Lisbonne en novembre 2010 et mise en œuvre en septembre 2011 ;
➞ le déploiement par l’OTAN, à la demande d’Ankara, de missiles Patriot sur la frontière turco-syrienne en janvier 2013 ;
➞ le fait que, quelques minutes après avoir fait abattre un aéronef russe par sa chasse aérienne, le 24 novembre 2015, la Turquie ait demandé une réunion de l’OTAN, au niveau des ambassadeurs, ce que l’organisation transatlantique a immédiatement accepté.
Ces quelques rappels, loin d’être exhaustifs, indiquent assez bien que la Turquie n’a pas l’intention de rompre avec son système d’alliances. Désormais consciente de son potentiel, elle veut faire valoir ses intérêts avec force, mais considère toujours ses liens avec Washington et Bruxelles comme plus importants que les relations entretenues avec Bagdad, Téhéran, Erbil, voire Moscou.
Si l’instrumentalisation nationaliste des désaccords avec les États-Unis avive les divergences, elles seront limitées dans le temps. La Turquie est la deuxième armée de l’OTAN par le nombre de ses soldats et met à disposition sa base d’Incirlik, où sont entreposées des armes nucléaires. Elle continue à contrôler les Détroits et reste le seul État culturellement musulman membre de l’OTAN. Du point de vue des intérêts occidentaux, le statut de pivot qu’elle possède de facto doit être absolument préservé. La confiance a indéniablement été écornée, mais sachons replacer ces relations en perspective.
Le dossier des missiles S-400 russes destinés à la Turquie, vendus le 29 décembre 2017, illustre ce rapport contrarié d’Ankara avec l’Occident. Pour autant, nul n’imagine que la Turquie s’inscrit dans une logique de rupture. Les garanties de sécurité fournies pas son appartenance à l’OTAN sont toujours déterminantes, et Ankara a parfaitement conscience qu’aucun pays, ou groupe de pays, n’est à même de lui proposer l’équivalent.
Ainsi, la signature à Paris, le 5 janvier 2018, d’un contrat d’étude de définition visant au développement d’un système de missile antimissile entre les entreprises turques Aselsan et Roketsan et le consortium franco-italien Eurosam constitue un indicateur de la volonté d’Ankara de ne rompre aucun pont avec ses alliés.
Des tensions conjoncturelles... ou pas
Les récriminations récurrentes du président turc à l’égard des États-Unis restent à intégrer comme l’un des paramètres de la relation entretenue avec ce pays, sans pour autant devoir verser dans un catastrophisme paralysant.
Les évolutions de la politique extérieure de la Turquie s’inscrivent, d’une part, dans une longue quête d’identité perceptible depuis maintenant cinq décennies, mais plus récemment aussi, au cœur des paradigmes qui tendent à structurer les relations internationales autour de nouveaux axes. Pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, tous les peuples de la planète sont politiquement actifs2. Désormais, les valeurs que les puissances occidentales continuent plus ou moins confusément à considérer comme universelles ne parviennent plus à s’imposer, ni militairement, ni politiquement, ni culturellement.
La Turquie est un exemple de ce « bouleversement du monde ». On l’a vu par exemple au printemps 2010, lors de la signature de l’accord tripartite avec le Brésil et l’Iran proposant une alternative au nouveau jeu de sanctions que le Conseil de sécurité s’apprêtait à voter à l’encontre de Téhéran. Cela ne signifiait pas un début de rupture d’Ankara avec ses alliés occidentaux, mais la volonté de promouvoir un ordre international modifié. La rebuffade assénée à cette initiative a, depuis lors, conduit Erdoğan à manifester, à de multiples reprises, son refus d’un ordre du monde régi par les cinq puissances du Conseil de sécurité3.
La profonde onde de choc qui traverse le monde arabe depuis la fin de l’année 2010 est néanmoins venue rappeler quelques évidences. L’illusion entretenue par Ankara de s’imposer comme le leader régional a fait long feu. Les fréquents appels du président turc à l’unité du monde musulman ne sont que postures et chimères qui ne doivent pas impressionner. Une politique extérieure musulmane commune n’existe pas, et ce sont encore et toujours les intérêts nationaux qui prévalent.
Si la politique extérieure de la Turquie connaît d’incontestables évolutions, ces dernières ne constituent pas des ruptures avérées. Les alliés traditionnels de la Turquie doivent les suivre avec attention, mais également apprendre à distinguer ce qui relève de la posture conjoncturelle — souvent abondamment utilisée pour des raisons de politique intérieure — de ce qui pourrait devenir structurant dans les années à venir.
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1Ce qui étonnamment ressort d’entretiens de l’auteur avec des diplomates turcs de haut rang.
2Voir à ce propos Hubert Védrine, Continuer l’Histoire, Fayard, 2007.
3Ainsi, le 21 novembre 2016, lors de la session de clôture de la 62e assemblée générale de l’Assemblée parlementaire de l’OTAN qui se tenait à Istanbul : « Je persiste à le répéter, le Conseil de sécurité de l’ONU doit être réformé pour pouvoir mieux représenter le monde aujourd’hui. C’est ce que je veux dire quand j’explique que le monde est plus grand que cinq », Agence Anadolu, 21 novembre 2016.